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GRANDES LARGEURS / DEBAT AUTOUR DE J.M. COETZEE

Pourquoi Disgrâce suscite passion et rejet

Le dernier roman paru en traduction de l’auteur sud-africain John Michael Coetzee est, assurément, l’un des rares grands livres parus cet automne en France. Dans une prose très neutre en apparence, au présent de l’indicatif, l’auteur nous entraîne, implacablement, dans une situation marquée par une extrême violence, en laquelle on peut voir la vengeance aveugle des damnés de la terre au temps de l’après-apartheid. Au coeur du livre: les rapports entre maîtres cultivés et ex-esclaves sous-prolétaires, blancs et noirs, vieux et jeunes, mâles et femelles. Nul message simpliste pour rassurer les uns ou les autres, mais un regard pénétrant et sourdement compassionnel sur l’inhumanité de l’homme. A lire absolument. Et à discuter, comme l’ont fait, par mails, la romancière Pascale Kramer et l’écrivain sénégalais Sami Tchak.
(JLK)

Pour lire les mails échangés entre Pascale Kramer et Sami Tchak : cliquez ici

Dans l’effroi du monde d’après

Parce qu’il est à l’âge où il n’a plus envie de tricher, qu’il cherche à résoudre chaque question de façon satisfaisante, qu’il n’a jamais peur de “poursuivre une pensée jusque dans ses méandres les plus compliqués”, David Lurie, par un enchaînement de circonstances, entre en disgrâce. Il sait qu’il n’y a rien d’élégant à vieillir surtout lorsqu’on éprouve, encore et toujours, “l’envie de s’échiner régulièrement sur le corps d’une femme”, l’envie de prendre part au banquet exquis des sens. Il le pense, il le vit comme il l’a choisi. Accusé de harcèlement sexuel par l’une de ses étudiantes, il comparaît devant une Commission d’enquête et tient des propos où les autres ne voient que dérision voilée, provocation. Ils attendaient un mea culpa ; lui affirme avec conviction les “droits du désir”, en appelle au “dieu qui fait trembler même les petits oiseaux”.

Refusant la comédie du langage de ses pairs, refusant la trahison de sa pensée, l’avilissement, David Lurie tombe en défaveur. Il passe du monde clos d’un campus universitaire où les mœurs sont guindées et la morale so british, où l’individu est honni s’il refuse la règle, à une autre histoire, avec l’Histoire en contrepoint: celle d’une Afrique du Sud non unifiée, déchirée par les haines, gangrenée par les violences de l’apartheid.

Réfugié dans les hautes terres du Cap-Oriental chez sa fille Lucy, “survivante de l’espèce de jeunes colons solides, une boervron”, il s’adapte à un autre rythme, à d’autres bruits, d’autres rapports, aux antipodes de la littérature. Il découvre qu’il ne sait rien de l’Afrique du Sud. Les mots du passé n’ont plus cours. Leur abstraction ne signifie rien. L’ordre auquel il était habitué, la sécurité n’existent plus même s’il les voyait avec désinvolture.

Par l’intrusion de la tragédie grecque dans un roman sur les émois intérieurs d’un universitaire quinquagénaire en quête d’amour que rien ne rapproche des Noirs, ni son histoire personnelle, ni ses affinités intellectuelles, Disgrâce prend un autre souffle. Témoin impuissant du triple viol de sa fille, transformé en torche vivante, David Lurie va sentir monter en lui, le submerger “l’apesanteur, comme s’il avait été grignoté peu à peu de l’intérieur et qu’il ne restait de son cœur que la coquille usée, lentement rongée”. Lorsque les rôles s’inversent, que les victimes deviennent bourreaux, les esclaves maîtres, que ceux qui ont été traités comme des chiens deviennent eux-mêmes des chacals, qu’il y a redistribution des biens d’une manière anarchique, que la haine - la vraie, l’aveugle - pousse à exorciser de vieux démons muselés par force, qu’il y a impunément violation sans que personne ne fasse opposition, l’homme ne peut qu’être plongé dans une apathie transitoire, comme un vieillard ou un enfant, celui qui ne sait pas encore ou déjà plus où est sa place, celui qui doit apprendre à vivre ou abandonner la vie, celui qui a peur, seul.

“Comme un chien”

Dans des terres de crépuscule, les mots auxquels nous sommes habitués n’ont pas de sens. Ils sont “friables, mangés de l’intérieur, comme par les termites”. Lorsque la “verge devient une arme” et que les hommes s’enivrent de la peur de la femme qu’ils sont en train de forcer, s’en régalent à qui mieux mieux, font tout ce qu’ils peuvent pour lui faire mal, pour accroître sa terreur tout simplement par haine, lorsque l’on se sent justement devenu cet objet de haine, objet de créance obligé de payer son dû, un meurtre commis les yeux ouverts, plus rien ne peut s’expliquer de manière rationnelle. Il faut repartir du ras du sol, sans rien, sans droits, sans dignité, uniquement avec sa peau encore en vie, “comme un chien”.

Dans le roidissement de la langue anglaise, d’une écriture blanche comme si ce qui était arrivé était tellement horrible que toute émotion en a été chassée, J. M. Coetzee observe un monde “d’après”, un monde de bruit et de fureur. Les morts ne connaîtront jamais de sépulture, les plaies ne cicatriseront pas. Comme une rivière, le sang continuera de couler dans des terres où la réconciliation ne peut se trouver. “Vous dites que c’est mauvais ce qui s’est passé. Moi aussi, je dis que c’est mauvais. Mais c’est passé.”

Claire Julier

John Michael Coetzee. Disgrâce. Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis. Editions du Seuil, 252p.

 

Page créée le 28.12.02
Dernière mise à jour le 28.12.02

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