Pascale Kramer et Sami Tchak
s’entretiennent de Disgrâce par courrier électronique

Jeudi 18 septembre 2001
De Pascale Kramer à Sami Tchak:
“Au sujet du Cœtzee : je suis d'accord avec toi que les écrivains qui ont croisé l'Histoire ont une supériorité sur les autres. Mais avoir des choses fortes à raconter ne suffit pas, encore faut-il penser fort. Et c'est ce que fait Cœtzee. Son livre ne traite pas que de l'Afrique du Sud. La disgrâce est d'abord celle de la vieillesse. Nous sommes dans le domaine de l'intime, mais traduit avec une force universelle. Et puis il y a l'Afrique du Sud, dont il fait une analyse totalement lucide. C'est un constat d'échec, le bilan d'un homme qui a cru à un avenir possible et qui comprend qu'on ne peut pas instaurer un monde meilleur après avoir fait régner le pire pendant si longtemps. Le livre est fort aussi parce que Cœtzee n'essaie à aucun moment de se donner le beau rôle. Je suis impatiente de connaître ton jugement. Je t’embrasse. Pascale”

Samedi 20 septembre
de Sami à Pascale:
“Merci pour le Cœtzee. C'est vrai qu'il est d'une force diabolique ! Il y a chez lui une dimension très intellectuelle qui lui vient directement de son expérience de prof de littérature. Son personnage est hypercultivé. Je peux même dire que la magie de la relation avec le lecteur peut se perdre à cause de la distance intellectuelle : si on ne connaît pas Byron, si on ne connaît pas Wordsworth, on ne rentre pas dans la complicité nécessaire qui donne une autre compréhension de l'ouvrage. Je t'embrasse. Sami.”

Jeudi 27 septembre
de Sami à Pascale:
“Ah le Cœtzee ! Je peux faire des critiques regroupées sous deux rubriques : la première est strictement littéraire, la deuxième plutôt sociologique.
1°) La qualité essentielle de ce livre, c'est d'être très élagué. En peu de pages, l'essentiel est dit avec une force saisissante. Ici, la littérature n'intervient pas comme une démonstration de la culture de l'auteur, elle renforce le caractère très dur de l'histoire, elle est elle-même une part de cette douleur décrite au sujet de la société sud-africaine. Mais, c'est vrai que c'est une livre d'une composition sans surprise, très linéaire.
2°) Sur le plan sociologique, le livre m'a semblé simpliste et tendancieux, sinon pernicieux. A lire Cœtzee, on pourrait croire que des Noirs auraient mis en place une stratégie de viol pour se venger des Blancs. Faux : quand on sait que leurs plus faciles victimes sont des femmes noires de leur condition. La scène essentielle du roman se joue autour de Petrus et de la fille du prof déchu. On a un Petrus qu'on pourrait soupçonner d'avoir organisé le viol de son ancienne patronne, froidement, rien que pour récupérer des terres. On a l'impression des Blancs, petits agneaux absolument impuissants devant le nouveau pouvoir noir. Or on sait qu'en 2001 encore des policiers blancs utilisaient des Noirs pour apprendre à leurs chiens à tuer. La société sud-africaine a été profondément pervertie, elle demeure celle où beaucoup de Noirs sont devenus de vrais loups sauvages pour les Noirs. Société aujourd'hui la plus violente du monde, elle vit au quotidien le spectacle des femmes violées, des gens abattus. Les coupables sont en grande majorité des Noirs, leurs victimes aussi. Cette critique sociologique ne m'est nullement inspirée par ma couleur ! Je t'embrasse. Sami.”

Jeudi 27 septembre
de Pascale à Sami:
“Je suis contente d'entendre un autre son de cloche. D'accord pour l'aspect littéraire mais, comme tu le sais, j'attache peu d'importance à la forme qui, ici, à l'avantage d'être limpide, saisissante. Quant à l'aspect sociologique, je n'ai pas fait la même lecture que toi. Je suis contente que tu fasses abstraction de ta couleur dans tout cela, car je pense qu'on peut comprendre les choses au-delà de soi-même. Mon handicap ici est ma méconnaissance de la situation en Afrique du Sud. Cependant, je ne crois pas que Cœtzee dénonce un viol organisé des Blancs par les Noirs. C'est un fait divers, qui traduit la débâcle généralisée d'un pays ayant vécu une situation indigne pendant des décennies, et qui n'a de valeur que par la réaction des protagonistes, qui elle est presque symbolique. Faut-il se sentir impliqué dans l'histoire de son pays au point d'accepter de payer de sa personne pour des crimes qu'on n'a pas commis soi-même (comme Lucy) ? Ou a-t-on le droit de s'indigner, mais si on ne juge pas (comme le père). On en reparle de vive voix. Je t'embrasse. Pascale”

Jeudi 4 ocobre
de Pascale à Sami:
“Je voulais ajouter quelque chose à propos de ce que tu disais sur les viols en Afrique du Sud et sur le personnage de Petrus. S'il est vrai que le narrateur semble penser que le vieux aurait en quelque sorte organisé le viol, ou du moins laissé faire, dans l'espoir de récupérer la ferme, cette interprétation est clairement présentée comme le délire d'un homme sous le coup de la peur et de l'horreur. Toutes les attitudes et les répliques de Petrus nous font comprendre que, pour lui, le viol d'une blanche n'est pas plus tragique que celui d'une noire (et nous sommes bien d'accord avec lui), et que son devoir de reconnaissance envers Lucy ne l'oblige pas à rejeter un jeune parent un peu retardé, ce avec quoi nous sommes également d'accord. Pour en finir, ce que je trouve si fort dans ce livre, c'est qu'il relate ou accompagne la décision de Cœtzee, grave et douloureuse, d'émigrer en Australie et d'abandonner son pays à la faillite que les Blancs ont organisées depuis toujours, contre laquelle il s'est battu, mais qu'il n'arrive pas à supporter... Je t’embrasse. Pascale”

Pascale Kramer, romancière d’origine suisse romande, vit à Paris. Son dernier livre, Les vivants, paru chez Calmann-Lévy, lui a valu le Prix Lipp 2001.
Sami Tchak, écrivain togolais établi en France, est notamment l’auteur de Place des fêtes, paru en 2001 chez Gallimard, dans la collection Continents noirs.