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Petites chroniques d'arrière-printemps en Méditerranée

 

Présentation de l'auteur
Petite chronique d'arrière-printemps en Méditerranée (1)
Petite chronique d'arrière-printemps en Méditerranée (2)
Petite chronique d'arrière-printemps en Méditerranée (3)
Petite chronique d'arrière-printemps en Méditerranée (4)
Petite chronique d'arrière-printemps en Méditerranée (5)
Petite chronique d'arrière-printemps en Méditerranée (6)
Chronique de février en Méditerranée
Chronique de février en Méditerranée (2)
Chronique de février en Méditerranée (3)

Petite chronique d’arrière-printemps en Méditerranée (5)

Ce paysage. Deux jeunes femmes traversent la cour, deux jeunes femmes seulement, personne d’autre. L’une est blonde, l’autre a de longs cheveux noirs. La blonde aussi a de longs cheveux. La première est en robe noire. Et la seconde en robe blanche. Leurs robes à toutes les deux sont longues.

Du noir, du blanc, c’est ça ce paysage sous le soleil intense du matin. Rien d’autre.

Le soleil écrase tout. Le soleil a tout simplifié. Il n’y a plus que deux couleurs : la lumière et l’ombre.

Les jeunes femmes sont sorties de la cour. Elles sont sorties du champ.

Les jeunes femmes ont repassé plus tard, dans l’autre sens, elles ont traversé la cour dans l’autre direction.

On pourrait écrire tout un film à partir de ces quelques plans. Plans d’ensemble, plongées depuis le balcon. Extérieur jour. Matin.

Mais elles n’ont pas repassé, plus tard, encore une fois. Elles ne reviendront plus. Demain : peut-être. Mais demain : c’est dimanche. On n’est jamais sûr du dimanche. Peut-être qu’elles ne viendront pas. Ou qu’on ne sera pas là pour les voir.

Lundi matin, elles reviendront. Peut-être. Mais on ne sera plus là pour les voir.

Il faut les oublier très vite. Maintenant. Déjà.

Il faudrait presque ne pas les avoir vues, ne pas les avoir remarquées. Pour ne pas risquer d’en tomber amoureux.

Ça ne servirait pourtant pas à grand chose. Ce n’est pas parce qu’on ne remarque pas quelqu’un qu’on n’en tombera pas amoureux. Celles que l’on ne remarque pas, d’abord, sont des fois celles dont on s’éprendra le plus. L’immense amour, c’est parfois ceci : s’éprendre d’une femme que l’on n’avait qu’à peine remarquée le premier jour qu’on l’a croisée.

Ainsi cette première rencontre avec Marguerite Duras. Non pas avec la femme, bien sûr ; avec son écriture.

On peut dater cette rencontre : lundi 15 février 1965. " Moderato Cantabile ". Il fallait lire le livre pour le lendemain. Une lecture que l’on avait pu choisir dans une liste imposée pour le cours de littérature. Il y avait trois autres livres à lire, dont " La Chartreuse de Parme ". Il a fallu lire " Moderato Cantabile " très vite. On n’a pas pu l’apprécier comme il était souhaitable. Pourtant, si l’on avait choisi ce livre-là et pas un autre, c’est qu’on en avait vraiment envie, c’est que l’on souhaitait lire moderne, contemporain, c’est que c’était de la littérature d’aujourd’hui et que le professeur avait dit que c’était même un " nouveau roman ", ce qui n’était pas faux puisque Marguerite Duras faisait partie de la première liste officielle du Nouveau Roman proposée par la revue " Esprit " en 1958. Et puis surtout parce que ce titre attirait, que déjà s’exerçait cette séduction et cette fascination. " Moderato Cantabile ", c’est beau comme titre. Tous les titres de Marguerite Duras sont beaux.

On relira " Moderato Cantabile ". On en reparlera. On dira comme c’est beau.

Et cette rencontre qui n’a pas eu tellement lieu ce soir-là, ce lundi soir 15 février 1965, elle a lieu des années plus tard. Pourtant, ce n’était pas qu’on ne croisait jamais Marguerite Duras. On s’intéressait même à elle. On lisait des articles sur ses livres et ses films. On croisait des titres que l’on retenait et même que l’on citait parfois en oubliant qui les avait écrits.

Un matin, on voyait une image, dans un journal, une publicité. Comme la terrasse d’un parking en plein air sur un fond de ville moderne, des gratte-ciel comme à New York, des fenêtres qui s’illuminent dans la nuit qui tombe, un crépuscule rougeoyant, un couple qui s’enlace. On disait : " Six heures et demie du soir en hiver. ". Comme cela, pour donner un titre à l’image. On se trompait, on avait mal vu l’image, c’était une image en été. On corrigeait : " Neuf heures et demie du soir en été. " Dix heures, cela faisait un peu tard, dix heures et demie du soir ne convenait pas très bien. On se disait : c’est un titre connu. Le titre d’un roman de Marguerite Duras. À midi, on vérifiait : c’était bien elle qui avait écrit " Dix heures et demie du soir en été ". On bondissait de joie. Pourquoi on bondissait : on ne sait pas ; ce fut comme ça.

Ça, c’était le 21 mars 2000. A dix heures et demie du matin.

On acheta le livre. On lut. C’est vite lu. Cela ne prend que le temps d’un voyage en train, par exemple entre Schaffhouse et Berne, en passant par Romanshorn, le Toggenbourg et Lucerne, si l’on voyage en Suisse ce jour-là.

On voyageait en Suisse ce jour-là. C’était le 21 avril. Les arbres étaient en fleurs. On apprécia comme on n’imaginait pas.

Comment dire : c’est un genre, une sorte, une espèce de chef-d’œuvre absolu qui respecte les trois unités : temps, lieu, action. Sans doute ce respect est-il pour quelque chose dans la force du livre. Le temps : une journée ; d’un soir à un autre soir. Le lieu : l’Espagne entre une petite ville sur la route de Madrid et Madrid, but des vacances. L’action : une histoire de couples et d’amour.

Il y a Maria, il y a Pierre et Judith leur petite fille. Il y a Claire. Claire est amoureuse de Pierre ; Pierre est amoureux de Claire. Maria boit des manzanillas ; elle boit trop de manzanillas. Et il y a Rodrigo Paestra qui a tué sa femme et l’amant de sa femme et qui se cache sur les toits, et la police qui recherche Rodrigo Paestra. Il y a enfin l’orage qui bloque Pierre et Maria et Claire dans cette ville qu’autrement ils ne connaîtraient pas.

C’est l’Espagne. C’est l’été. Les vacances. Une idylle naissante.

On s’inquiète pour Claire, pour Pierre, pour leur amour tout neuf. On s’inquiète pour Maria, son couple qui se défait.

C’est à la page 43 : " Il est dix heures et demie du soir. L’été. " Maria a vu Claire et Pierre s’enlacer sur l’un des balcons de l’hôtel qui les recueille pour cette escale forcée, pendant l’orage qui n’en finit pas. Puis elle apercevra Rodrigo Paestra, un toit plus loin, à onze mètres d’elle.

On ne racontera pas l’histoire. On laissera la lectrice, le lecteur, attendre de savoir, s’inquiéter.

Et l’on revient dans cette cour écrasée de soleil, en Méditerranée, un peu avant l’été. Deux jeunes femmes ont passé. Une fois. Deux fois. On les a regardées passer. On a écrit à propos d’elles. Puis à propos de tout autre chose qui n’avait pas de rapport avec elles. On se sent bien sur ce balcon dans tout ce paysage. De blanc, de noir, de soleil et d’ombre. Il n’est encore que dix heures et demie du matin. Au printemps.

© jean-pierre.cousin@bluewin.ch
Sa 03/06/2000

 

Page créée le 01.08.01
Dernière mise à jour le 01.08.01

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