retour à la rubrique
retour page d'accueil


Pierre-Alain Tâche
La voie verte, Meaux, Editions de la revue Conférence, 2010, 104 pages

4ème - Critique, par Françoise Delorme -
In breve in italiano
- Kurz und deutsch

Télécharger la page en PDF

Retrouvez également Pierre-Alain Tâche dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse et dans nos pages Livres du Mois

  Pierre-Alain Tâche / La voie verte

 

Pierre-Alain Tâche : La Voie verte se signale par deux qualités essentielles : d’une part, sous la guise volontiers ironique et distanciée, la profondeur et l’exigence de l’expérience du monde et des lieux qu’il traduit ; d’autre part, la virtuosité formelle, cette sorte de sourire flottant sur les possibilités mêmes de la poésie. L’humour et la distance, ici, ont valeur d’élégance, et la réduction volontaire des plus vastes visées métaphysiques à l’horizon d’un marcheur ou d’un cycliste demeure l’hommage à la vérité qui nous échoit, et comme la signature d’une voie exacte et libre tracée dans le paysage ; il suffit que l’expérience ordinaire invente les mots de l’expérience juste, et s’approfondisse pour le lecteur à proportion de cette invention.

Je n’ai pas prétention de savoir
ce qu’est la voie ; et moins encore où elle va :
c’est elle qui conduit la quête, et qui la suit
fait abandon de tout désir qui lui soit étranger.

Cet ouvrage a remporté le Prix Kowalski 2010, Grand Prix de Poésie de la ville de Lyon.

La voie verte, Meaux, Editions de la revue Conférence, 2010, 104 pages


  Critique, par Françoise Delorme

In breve in italiano - Kurz und deutsch

La voie verte , de Pierre-Alain Tâche, rassemble des textes qui s'apparentent aux poèmes de son recueil Etat des lieux.
Ils retiennent en eux des impressions puissantes, rencontres avec des paysages ou des personnes devenues personnages. Surtout, l'espace y devient du temps, à la fois extrêmement concentré et croissant lentement comme une fleur s'ouvre sous l'action du soleil. S'y mêlent donc toujours une sensibilité au monde tel qu'il se présente (herbes, arbres, maisons, écoles, ruines et lieux ambivalents comme les mines ou les jardins) et une réflexion qui donne à l'expression poétique de profondes racines culturelles, humaines. Un peu comme s'il n'existait pas de réelles différences entre l'élan végétal vers la lumière, qui le prolonge et l'appelle, et les traces humaines laissées à ceux qui les suivent sous forme d'écrits, d'œuvres sculpturales ou picturales, musicales aussi bien sûr. Ainsi, passé et avenir sont contenus dans le présent, mais réciproquement le contiennent. Dans le même temps, le poète inscrit une différence absolue puisque le monde naturel et le monde culturel ne se recouvrent pas, mais parlent l'un de l'autre, l'un à l'autre. Il termine un poème intitulé Palmier de St-Salvy, tout entier consacré à cet arbre  :

Mais c'est peu dire qu'il frémit :
il est louange, il glorifie, il chante
(et de tout cœur) quand je peine à, trouver
ma voix, dans la cantate végétale
où je voudrais entrer, mais comme on entrerait
dans l'au-delà doré des prédelles.

Des références très claires à d'autres poètes émaillent ces poèmes, qu'il s'agisse de dédicaces, de vers empruntés (alors en italique) ou de saluts extrêmement précieux, car ils rappellent que le corps des poètes, mais aussi le monde plus banalement quotidien de chacun, sont tissés de ces écrits appris dans l'enfance, entendus au gré du mouvement de la vie, ainsi Verlaine plusieurs fois :

C'est pourquoi je revois, par-dessus les toits,
un ciel bien trop timide pour gueuler.

Ces vers se trouvent dans un poème très complexe qui noue en oxymores successifs la tension impossible qui régit la condition humaine : « Les mines, puis Jaurès ». Les êtres humains doivent toujours mener une lutte incessante avec les éléments, avec le langage aussi (qu'il soit politique, juridique, philosophique ou poétique) pour qu'il devienne le plus juste possible et puisse donner forme à des représentations qui rendent réalisables un monde vivable et visible ; tout aussi bien, ils peuvent s'abandonner au bonheur d'être là, dans la lumière, la profusion de la beauté et le chant du monde. Entre ces deux pôles contraires, chacun se tient. Le poète parvient à exprimer l'étrangeté de cette position, en équilibre entre des désirs qui pourraient s'annihiler mais en réalité se confortent. A l'enfant, au « panier de chaperon rouge » qui vient de s'acheter des bonbons qu'on imagine rouges – car ce mot irradie tout le poème, rappelant le labeur des mineurs, sa fonction, la violence de leurs luttes, le sang répandu, et aussi la joie de l'enfance, la brillance de cette joie – le poète aurait

[...] bien dû s'enhardir à lui demander
si elle entendait sur la place proche,
où le soleil n'aurait pas fait reculer les mineurs,
la voix puissante de Jaurès.
Or, par souci de ne rien altérer
De la réalité du monde sensible
je me suis tu,
faisant grève au côté du bonheur d'exister.

D'aucuns reprochent à Pierre-Alain Tâche ses nombreuses références à des connaissances intellectuelles qui, selon eux, entraveraient une adhésion spontanée à sa poésie. Effectivement, la compréhension profonde de ses textes demande une certaine familiarité avec l'histoire politique et l'histoire des idées et des arts, ce qui n'en facilite pas l'accès. Cette particularité, je crois, ne fait que redoubler le plaisir de le suivre dans sa manière si singulière d'écrire, ce ralentissement de la langue si balancé qu'on croirait voguer paisiblement sur un lac tranquille : on aurait justement le temps de rêver, de penser, mieux encore, de rêver et de penser en même temps. Je trouve ces derniers vers de « Les mines, puis Jaurès » très troublants. En rappelant la nature de la riche personnalité de Jean Jaurès, homme politique influent très attiré par la philosophie (« De la réalité du monde sensible » est le titre de sa thèse de philosophie), le poète nous oblige à ne pas laisser passer le dernier vers si étonnant : « faire grève au côté du bonheur d'exister » soulève de nombreuses questions : si faire grève recouvre de justes revendications (dans le contexte des mines de Carmaux qui rappelle un épisode important des luttes ouvrières, on ne peut l'imaginer autrement), que demande ici le poète ? de parler cependant, malgré le bonheur d'exister (mais pour dire quoi, alors ?), de faire silence pour le partager (mais se taire pour demander le droit au silence est surprenant sans être inimaginable) ? Le mystère reste entier grâce à une torsion du sens qui paraît impossible. Il me semble loisible de croire que les deux revendications se superposent sans se détruire et jouent d'un rapport très subtil entre silence et langage qui ramifie le sens en une multiplicité d'échos qui le renforcent, le détournent, le relancent.
Le dernier texte du livre, « Tombeau de Robert le petit », pousse encore plus avant une réflexion à propos des effets de la forme sur la création et la réception d'un sens possible, une interrogation sur ce qui anime la poésie, sur ce qui définirait la prose. Pierre-Alain Tâche y sépare en deux mouvements, comme on le ferait pour une expérience scientifique, d'une part la musique, d'autre part les images. Il monte d'abord une anecdote en épopée versifiée, en suivant le rythme qui lui est familier. Elle pourrait nous emporter dans une rêverie, mais elle laisse finalement assez froid ou, plutôt, un peu amusé par une sorte de grandiloquence mal placée. Il présente, ensuite, la même anecdote en deux images fortes qu'il aura concentrées en deux courtes proses. Ces images, justement, nous frappent, s'installent pour longtemps dans notre mémoire :

Nous sommes dans la cour intérieure d'un hôtel alsacien, face à un escalier prolongé d'un perron – et c'est tout ce qui reste d'un logis cossu que la guerre a rasé. On remarque, au flanc de cet espace clos, une tonnelle, où pend une glycine en fleurs, sous un panneau vantant les vins du « Patriarche ».

Quelques mots, en une prose que l'on peut qualifier de transparente, rassemblent une réflexion sur le pouvoir, sur la vanité, et, en contrepoids, une évocation de la force lumineuse et quasi indestructible du végétal, ici une glycine, mauve et odorante.
En séparant ainsi rythme et image, est-ce que nous ne verrions pas mieux qu'ils sont inséparables pour qu'un poème existe ? La musique seule, en créant effectivement une sorte de mystère, perd l'accès à un sens complexe que peut procurer le langage et il manque aux images, sans le rythme profond qui scande un poème, la démultiplication ramifiée, croissante, quasi infinie qu'offre leur union. Remarquons cependant que les images ne meurent pas dans un milieu de prose, alors que le rythme tourne à vide sans la force des images, ce qui pourrait peut-être induire une primauté des images, auxquelles Bachelard attribuait un pouvoir germinatif que Pierre-Alain Tâche ne leur déniera pas, je crois.
Je ne voudrais pas que le lecteur croie que ce livre est un traité de philosophie esthétique. J'ai été très attirée par cet aspect complexe qui m'a semblé passionnant et plus développé que dans des livres précédents. Mais j'ai été aussi sensible à l'expression d'une grande nostalgie, d'un désir spontané d'enfance retrouvé, d'un simple bonheur d'exister, peu facile à citer, par contre, car il y faut souvent l'élan du poème dans son entier, comme s'il fallait du temps pour s'arracher à la difficulté d'être, pour que, soudain, quelque chose surgisse qu'on n'avait pas prévu, qui avait pourtant toujours été là, puisque :

Sur le sommet où nous marchons,
chacun, car la vue porte loin,
peut vérifier que la poésie est partout
(je tiens à cette vieille antienne)
où l'on veut bien qu'elle soit.

Françoise Delorme

 

  En bref

 

In breve in italiano

La voie verte , Premio Kovalski della Città di Lione nel 2010, è un libro sorprendente. Riunisce testi dal ritmo pacificato, quasi solenne, che si avvicinano a quelli che si ritrovano ad esempio in Etat des lieux . Essi registrano e interrogano degli incontri con persone, spesso bambini, ma anche personaggi e paesaggi che hanno lasciato tracce sensibili nel poeta e si mescolano a riferimenti storici, filosofici ed estetici. Questi testi propongono una lettura del mondo luminosa e nostalgica, in un movimento doppio di solitudine inquieta e di comunione con gli elementi e l'uomo.
Più intensamente del solito, o in maniera diversa, Pierre-Alain Tâche sviluppa qui una riflessione sull'essenza della poesia. Conclude la raccolta un curioso e ironico testo che finisce per dissolversi in prosa, e ciò fornisce l'occasione per rilanciare il dibattito sempre fecondo sulle differenze e sulle similitudini fra poesia e prosa. (rd)

***

Kurz und deutsch

La voie verte , das den Kowalski-Preis 2010 der Stadt Lyon erhielt, ist ein erstaunliches Buch. Es versammelt Texte, die in ruhigem, fast feierlichem Rhythmus dahinfliessen und jenen aus dem Gedichtband Etat des lieux sehr ähnlich sind. Sie befragen und zeichnen Eindrücke von Begegnungen mit Personen, oft Kindern, Landschaften oder Figuren auf, die im Gedächtnis des Dichters empfindliche Spuren hinterlassen haben und die sich wiederum mit historischen, philosophischen und ästhetischen Bezügen verflechten. Diese Texte bieten eine lichte und nostalgische Lesart der Welt an und tun dies in der zweifachen Richtung einer unruhigen Einsamkeit und eines Zusammenlebens mit den Elementen und den Menschen.
Mehr als anderswo oder anders als bis anhin, entwickelt Pierre-Alain Tâche eine Reflexion über das Wesen der Poesie. Er schliesst diese Sammlung mit einem seltsamen und sehr ironischen Gedicht, das sich zum Schluss hin in Prosa auflöst, was die Gelegenheit bietet, einmal mehr die immer fruchtbare Debatte über Unterschiede und Gemeinsamkeiten von Lyrik und Prosa zu lancieren. (ja)

 

Page créée le: 10.03.11
Dernière mise à jour le: 10.03.11

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"