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L'invité du mois
Pierre-Alain Tâche

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Retrouvez également Pierre-Alain Tâche dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse et dans nos pages Livres du Mois

  Entretien avec Pierre-Alain Tâche, par Françoise Delorme


Françoise Delorme : Pourriez-vous décrire votre cheminement poétique, depuis les poèmes épurés de vos premiers livres, qui favorisaient les images, jusqu'aux textes de La voie verte , portés « aux limites de la prose » ? Comment percevez-vous cette tentation de la prose ?

Pierre-Alain Tâche : Ma poésie a été marquée, au début, par une sorte d'hermétisme concentré pour aller, peu à peu, mais sans s'y résoudre absolument, vers la transparence de ce qu'il est convenu d'appeler la prose. Au départ, l'obsession, c'était l'image, la concentration des images au sein du poème, puis est venu peu à peu le désir d'une dimension comme symphonique, désir sûrement porté par la rencontre avec la musique (expérience cruciale que je dois, pour l'essentiel, à mon ami chef d'orchestre Jean-Marie Auberson qui m'en a passionnément dévoilé les arcanes). Cette importante découverte m'a rendu de plus en plus sensible au fait que le poème était aussi un chant et que ce chant pouvait se permettre d'avoir de l'ampleur.
Puisque la pratique poétique s'inscrit dans la durée d'une vie, le déchiffrement du monde et la conquête d'une forme, susceptible de traduire la lecture que j'en propose, s'y trouvent aussi compris. Il m'a fallu un certain temps pour trouver une écriture qui soit dégagée des influences (notamment celles des figures tutélaires que furent Gustave Roud et Philippe Jaccottet), quitte peut-être à se ranger provisoirement sous d'autres bannières (la fréquentation assidue de Jacques Réda, par exemple, aura modifié mon regard et mon style).
Toujours est-il que la poésie introspective suisse m'a fortement influencé en me léguant, par exemple, la crainte de trop en dire. Puis une sorte de liberté est venue du fait que j'ai compris que tout pouvait être objet de poésie et m'a entraîné vers une forme où je crois prendre plus de risques. La solitude nécessaire du poète s'est accompagnée de la certitude que toute chose qui avait du sens pour moi pouvait en avoir pour autrui. Sauf à dire que la poésie ne cherche pas à conquérir le sens, mais plutôt une indétermination de celui-ci, qui le relance sans cesse. Jusqu'à ce moment, proprement inouï, où il apparaît. Le mystère de ce surgissement est pour moi l'objet d'une fascination durable.
Dans le poème, la « flèche du temps » reste plus visible car elle est reliée à peu d'éléments et se concentre en un instant porteur d'un potentiel énorme de vie qu'il installe dans une durée qui lui est propre. Dans L'air des hautbois , ma première prose, la temporalité est brouillée, buissonnante, au rythme d'une écriture qui avance pas à pas, à la dérive parfois. J'ai mis plusieurs années pour écrire ce livre, car je devais attendre, écouter ce que ce thème de la Folia avait à me dire sans retrouver mon expérience poétique du langage. C'est ainsi que sont nées ces variations en prose. Je voudrais vraiment poursuivre cette expérience très riche pour moi, il me semble que je suis plus dans une situation d'aventure, un peu comme dans un maquis.
Dans La voie verte , je me suis permis le déroulement, dans la poésie, de phrases plus longues qu'autrefois pour laisser rebondir librement les figures, métaphores, images. En poussant le poème aux lisières de la prose, j'ai voulu faire tomber les barrières entre les genres, du moins, les ébranler, les interroger. Avec cet effet inattendu que si j'ai peu écrit de poèmes l'année dernière, ceux-ci semblent revenus à des formes plus brèves, plus dépouillées.
Je suis en train de travailler sur un texte en prose traversé par la question que pose un personnage de roman (en l'occurrence l'Hélène de Jouve), entré dans ma vie d'une manière insistante. Je me demande pourquoi ce qui insiste en lui est si pressant. Et ce sera comme une interrogation continuée sur la poésie, où cette figure devient une parfaite métaphore de cette dernière, propre à en renouveler l'approche.
J'ai aussi repris, pour le développer, un texte paru l'an dernier dans le catalogue d'une exposition intitulée Le goût du monde (organisée par la revue Conférence ). Il s'agirait à travers un travail critique d'explorer le malaise causé par un des aspects de l'évolution de la peinture actuelle, son penchant à devenir un discours conceptuel, délaissant ainsi la part sensible (esthétique) du travail de l'artiste. Il y faudra de la patience. En effet, j'attache beaucoup d'importance à la lente élaboration du propos critique, car elle me permet d'interroger aussi mon propre travail de poète et d'établir des relations fécondes avec les autres arts – celles-ci évoluant, bien sûr, avec le temps.

J'aimerais vous entendre à propos du ralentissement de la langue (comme si elle pouvait mieux ainsi justement donner une durée à ce qui n'en a pas) que je perçois dans votre poésie et qui est très bien définie par Christian Doumet comme « la note infiniment tenue au cœur de toute finitude ».

Il s'agit en reprenant la leçon de Jean Follain de tenter de « conduire l'instant dans la durée ». Et de résoudre un paradoxe : l'instant qui cautionne la parole poétique exige qu'on laisse le temps au temps, pour offrir ainsi au lecteur une autre dimension temporelle qui le délivre de l'immédiateté ou de l'urgence autorisant de la sorte un autre regard, une autre écoute. Je crois cette dilatation du temps favorable à la fermentation de l'imaginaire. C'est peut-être cela que vous ressentez comme un ralentissement dans et de la langue.
Je cherche aussi à tirer le plus possible des expériences que j'ai vécues, je veux dire à trouver la vocation universelle de ces expériences, des paysages par exemple. J'ai besoin de tisser une relation culturelle avec les lieux, ce qui leur donne sûrement une épaisseur dans la durée qui leur est propre et, dans le même mouvement, constitue un tissu qui pourrait solidifier ma présence au monde. Je suis sensible à cette dimension, si je ne découvre pas une parcelle de l'histoire du monde, fût-elle anecdotique comme elle l'est le plus souvent, le voyage et les paysages parcourus n'auront pas eu de sens. Cela dit, on peut considérer que des livres comme Etat des lieux ou Nouvel état des lieux mais aussi La voie verte ne sont que les livres d'un non-voyageur, car je voyage peu. Avec cette conséquence que tout ce qui advient est, en soi, un voyage si le regard s'y lave.
Le mouvement est alors réciproque, car ce qui légitime la poésie et ce qui est en jeu dans sa pratique, c'est une redéfinition permanente de notre relation au monde, qui rend cette dernière à nouveau créatrice. A travers la restitution d'impressions, de souvenirs, d'émotions, je réanime l'imaginaire du voyage non pour une évasion, une distraction, mais au contraire pour une écoute la plus juste et la plus sensible possible du lieu (aux fins de fonder « l'ici et de maintenant »). Et si je refais volontiers les mêmes voyages, c'est que le retour sur les lieux est aussi un retour sur soi qui libère les possibles, ouvre une liberté dans la langue et dans l'expérience que nous avons d'elle et du monde.

Pourriez-vous expliquer l'importance du règne végétal dans votre poésie, qui n'est peut-être pas étranger à un rapport particulier au temps ?

En effet, le végétal est le règne premier. Il est pour moi directement lié à l'enfance, à l'énonciation du monde (face à une profusion sans noms). En présence du végétal, à travers lui, le poème effectue une remontée dans l'enfance en restituant des expériences personnelles d'une grande intensité. Le sentiment que « le monde nous parle » est une expérience première qui a pour origine la découverte émerveillée de la nature.
Je vois aussi dans cette relation forte un enracinement de l'élan ; et la nécessité de cet enracinement m'apparaît à travers les images qui naissent de cette profusion végétale : comme si, avec des radicelles, on pouvait commencer à parler. (Voilà qui renvoie peut-être à cette idée de voyage immobile).
Le rapport au végétal initie un rapport nécessaire aux saisons, au retour du même, donc au temps. Il implique la reprise, le ressassement. Dans mon travail avec Alexandre Hollan, par exemple, j'ai pris conscience de la nécessité de la variation, je me suis libéré de la nécessité de produire du nouveau à tout prix (il s'agit aussi d'une influence de cette très belle expérience picturale).

Chaque fois que je regarde le titre de votre dernier livre de poèmes La voie verte , je dois le rectifier mentalement. Sûrement à cause de L'air des hautbois , je mets un x à voie. Et j'entends un chant, une voix qui persiste dans mon oreille intérieure. Cette insistance ne peut être seulement de mon fait. Est-ce manière de créer un « synonyme poétique » ? Ce chemin qui devient chant ou l'inverse serait une métaphore en un seul temps, ou presque, grâce à l'homonymie, une sorte de métaphore dont les deux pendants semblent pouvoir réellement se métamorphoser de l'un en l'autre ; le premier texte et cette forte image de vert bondissant sur « la langue de sable » ne me contrediraient pas.

A dire vrai, je n'ai pas eu dessein de créer un « synonyme poétique ». Mais votre question me fait découvrir que l'une (la voie) comprend l'autre (la voix), dans ce cas particulier, car l'espace du poème (à savoir une voie de chemin de fer transformée en piste cyclable) est simultanément celui où se déroule le chant, où je trouve sa substance, où s'inscrit son mouvement. Et le premier poème du recueil annonce en quelque sorte cette métaphore inconsciente où le vert a sa part. Tout cela est une bonne illustration, je crois, de ce sens qui se cherche et se renforce de telles occurrences.

Propos recueillis par Françoise Delorme

 

Page créée le 11.03.11
Dernière mise à jour le 11.03.11

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