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Fabio Pusterla
Les choses sans histoire - Le cose senza storia, Editions Empreintes, 2002

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  Fabio Pusterla / Les choses sans histoire - Le cose senza storia
 

ISBN 2-940133-65-4

 

Fabio Pusterla, né à Mendrisio en 1957, travaille à Lugano comme enseignant. Il est l'auteur d'essais traitant de questions littéraires et linguistiques, de nombreuses traductions et de quatre principaux recueils poétiques. Il a participé à la fondation de la revue Idra.

Le regard que Pusterla pose sur le réel est sans rancoeur, et révèle tout à la fois participation, proximité et adhésion. Ce regard est celui d'une redécouverte de la constitution originaire du monde, une connaissance dans le sens étymologique de "naître avec", naître avec l'Autre à connaître.

Mattia Cavadini (extrait de la préface)

Mathilde Vischer est née à Genève en 1974. Traductrice de l'allemand et de l'italien, elle travaille actuellement au Centre de Traduction Littéraire de l'Université de Lausanne. De Fabio Pusterla, elle a déjà traduit : Me voici là dans le noir (Empreintes, 2001) et Une voix pour le noir (En bas, 2001.)

Les choses sans histoire - Le cose senza storia, Editions Empreintes, 2002

  Extrait de la préface de Mattia Cavadini


[...]
L'effacement du "moi" se révèle tout à la fois enseignement existentiel et modalité d'écriture, et apparaît aux yeux de Pusterla comme une étape fondamentale de la poésie à l'aube du siècle nouveau: "J'ai l'impression que [...] le travail de mise en discussion et, pour ainsi dire, de réinventions du traditionnel "je" lyrique est un trait commun à de nombreuses recherches poétiques contemporaines. Ainsi, j'ai l'idée qu'à de telles questions soit justement liée l'impression de distance née d'une admiration, mais aussi d'un certain effarement, distance avec laquelle nous commençons à relire les grands maîtres du XXe siècle, dont la lumière est encore très vive, aveuglante même, mais qui semble provenir d'un lieu où nous ne pouvons plus habiter." 10 Ce n'est plus le "moi" qui regarde les choses, ce sont les choses qui frappent son regard. Il ne s'agit pas de passivité, mais de réceptivité. Se retirer, s'effacer, se soustraire, laissant le champ libre à l'objet, à sa présence. Convertir la vue en regard, le "voir" en "être vu". La volonté et l'intention du regard cèdent, "on regarde" simplement, "on observe", dans le vide du sujet et de l'objet. De la même manière, l'écriture doit accéder à la réalisation de la pure chose terrestre, réalisation qui s'accomplit au moyen d'une poésie sans "je" lyrique: description pure qui se prend elle-même pour objet, forgée dans une langue qui propose un parcours allant de ce qui est "dit" à ce qui est "à dire", comme un pur assemblage de noms et de sons.

Et puis le poulailler. Les choses sans histoire.
Ou dehors. Une brouette
qui n'a pas de roues. Un puits. Un seau pourri
sans fond. Le prénom d'un idiot :
Luigino. Plumes dans le grillage, de poule.
Trous dans le grillage. Intrigues rompues.
Ce que vous n'appelez pas cruauté

Paysage, p. 83

Succession de mots autonomes, énumérations elliptiques : ce sont là les moments les plus hauts de la poésie de Pusterla. Une hauteur conquise grâce à un travail constant sur la forme, à l'emploi de mots simples, ordonnés dans un phrasé paratactique, dominé par des périodes brèves et des énumérations souvent sans verbes. Mais dans cette syntaxe au cours libre et familier se découpent aussi de canoniques heptasyllabes et hendécasyllabes : "La poésie devient un exercice de rigueur, d'un point de vue visuel également, qui se révèle dans la recherche d'un ton ferme (on l'observe dans les fréquentes séquences de vers en accord avec la scansion syntaxique, souvent rythmés par l'usage de la virgule), d'une beauté cristalline." 11 Cette recherche d'une prosodie à voix basse faite d'une prosodie à voix basse faite d'assonances et de rimes décentrées ou à contretemps, cette "érosion" de la syntaxe favorisant les déboîtements temporels (pour toujours ou jusqu'à jamais plus) et sémantique (oxymores, synesthésies, antinomies) sont dominées par une tonalité humble donnant l'impression que la voix poétique se fond dans les choses qu'elle décrit. A cela s'ajoute le goût de Pusterla pour les "choses-mémoire", souvent évoquées au moyen d'énumérations nominales qui ne sont pas sans rappeler la poétique de Sereni. 12 Il s'agit, le plus souvent, de poèmes "du paysage" 13 (Paysage; Les Terres émergées; Paysage de la lumière; Pétrel; Fugitive; D'une côte; Dernières notes d'avril), divisés en brefs fragments, l'espace blanc permettant de désigner l'inaccessible. C'est dans la rencontre avec la nature que la poésie de Pusterla parvient vraiment à faire briller les choses dans leur inaccessibilité, dans leur manière d'être en dehors du temps, suspendues dans un présent éternel.

Le troisième enseignement lié à cette "atténuation du moi" est celui d'une présence au monde : "être" dans le paysage, dans les choses, Comme le jonc mû par le vent, comme la méduse caressée par les eaux, le poète se découvre traversé par la respiration très lente / qui monte de la terre. Il ne distingue plus le sujet de l'objet, soi de l'autre, et se retrouve uni dans le Tout. Renoncer à l'habit impérialiste du "moi" ouvre un rapport plus intime au social et à la nature, permet le déploiement d'une pensée proche de la pietas. Je n'éprouve plus de rancoeur/ à l'égard de personne. Juste une grande pitié. Cette pietas ne conduit pas à soi, n'anéantit pas les choses dans une démesure du sujet, mais les accueille pleinement (nous devront bien les accueillir, les reconnaître). Il s'agit d'une nouvelle manière d'être au monde, qui marie le coeur à la raison, une raison-coeur 14 qui instaure une nouvelle unité du monde, mettant en relation chacun des "étants" : être humain, animal, végétal, chose. Face à ce regard détaché, tourné vers les petites choses, éclosent les fleurs, indéfiniment: fleurs violettes de crocus, blanches de magnolia, d'anémones, pervenches, une poignée de bruyère, / plante gracile, et mille autres fleurs, qui montrent le chemin. Ce chemin est également constellé d'ombres, mais qui témoignent aussi d'un enchantement, car la plénitude de la contemplation passe des fleurs de l'herbe et des autres choses magnifiques aux jours [...] sombres, [...] à la grêle et au mauvais temps. La poésie réunit les antinomies, les oxymores, dont la composante tragique adhère parfaitement à l'aspect contradictoire de la réalité :

[...] Des champignons
visqueux comme le dégoût,
luisants [...]

(p. 183)

[...] Cela n'a jamais été le noir,
bien plutôt l'excès de lumière,
de cette lumière qui n'est jamais tranquille
[...] et peut faire mal

(p. 217)

[...] journées minérales,
carbonates.

(p. 215)

Dans le poème Dernières notes d'avril, la contradiction effleure même la dialectique mystique, où les opposés s'unissent, ouvrant les portes à une vision qui se déploie bien au-delà du réel :

Au lieu exact où le soleil
cesse d'être soleil, l'ombre ombre,
[...] et on ne sait
si c'est la fin ou le début de quelque chose.

D'une côte, 7, p. 187

La poésie devient ici le lieu - ou plutôt le non-lieu - de frontière entre esprit et matière, pensée et chose, homme et monde, et s'enrichit de significations qui se prolongent au-delà du visible : ni ce qui est ni ce que tu vois. / Autre chose, dirais-tu, parle. La poésie n'est plus seulement "poésie des choses", elle devient seuil, limite s'ouvrant à quelque chose qui ne peut être vue et qui se manifeste à travers elle. Le caractère causal de la nature disparaît pour laisser émerger une autre réalité, qui se révèle être bien plus qu'elle-même, car elle se substantialise en une vision accueillant la compréhension de l'inexprimable, de l'inaccessible.

Extrait de : Les choses sans histoire - Le cose senza storia, Editions Empreintes, 2002

Mattia Cavadini

10. Fabio Pusterla, "L'interno è non essere gli altri. Scrittura poetica, traduzione e metamorfosi", in Varcar Frontiere, La frontiera da realtà a metafora nella poesia di area lombarda del secondo Noveccento, a cura di J.-J. Marchand (Università di Losanna), Carocci editore, Roma, 2001, pp. 307-320.

11. Roberto Galaverni, Nuovi poeti italiani contemporanei, Guaraldi, Rimini, 1996, p. 198. Pier Vincenzo Mengaldo attribue cette rigueur et cette sobriété stylisitques au contrôle sur le mètre et la forme (cf. P. V. Mengaldo, "Fabio Pusterla", in Cento anni di posia nella Svizzera italiana, Dadò, Locarno, 1997, pp. 397-398).

12. Les auteurs dont l'incluence est la plus notable dans l'oeuvre de Pusterla font partie pour la plupart d'un courant poétique qui, bien qu'il s'attelle à représenter une réalité insaisissable, refuse le secours d'associations gratuites et d'artifices autoréférentiels, préférant un style humble et quotidien.

13. Cf. Georg Simmel, Il volto e il ritratto, Il Mulino, Bologna, 1985. L'emploi de l'expression "du paysage", empruntée au domaine pictural, fait allusion à l'acception dont Georg Simmel fait usage dans l'ouvrage cité, et contraste avec le terme "naturaliste".

 

  Poèmes bilingues

L'uomo che cammina da qualche parte
lungo strade forse di luce
sa bene die essere un'ombra della notte più livida,
un riflesso appena visibile sul grigio
delle case degli altri.
Pozze nere, lanterne, rettifili :
quasi un regno.

 

L'homme qui marche quelque part
le long de routes peut-être de lumière
sait qu'il est une ombre de la nuit la plus blême,
un reflet à peine visible sur le gris
des maisons des autres.
Flaques noires, lanternes, lignes droites :
presque un royaume.

 

Pensiero per Giampiero Neri

Di nuovo qui, Una stanza,
un vuoto d'aria che pulsa, confuso.
I colori sono quelli di un autunno piovoso
e un male vago corrode le parole,
come una pietra nera nella testa, un'occlusione
die vasi. E le parole in frantumi
vengono su per altre vie, commosse
bollicine dell'acqua, forse pesci
che aggallano un istante e poi scompaiono
senza farsi vedere. Ma ci sono :
ne intuisci il movimento
discreto, nervi e chele
al lavoro, infaticabili,
lo sfiorarsi subacquero delle code.
Non andartene, dunque, non riporre
la lenza. Non ancora.
Attendi senza speranze,
con serenità.

 

Pensée pour Giampiero Neri

Ici à nouveau. Une chambre,
un trou d'air qui bat, confus.
Les couleurs d'un automne pluvieux
et un mal indéfini qui ronge les mots,
comme une pierre noire dans la tête, l'occlusion
d'un vaisseau. Et les mots en fragments
montent par d'autres voix, bulles d'eau
brassée, peut-être des poissons
qui émergent un instant puis disparaissent
sans se montrer. Mais ils sont là :
tu en pressens le mouvement
discret, nervures et pinces
au travail infatigables,
effleurement de queues sous-marin.
Ne t'en vas pas, donc, ne remonte pas
la ligne. Pas encore.
Attends sans espérer,
sereinement.

 

Extrait de : Les choses sans histoire - Le cose senza storia, Editions Empreintes, 2002

Page créée le: 27.02.03
Dernière mise à jour le 27.02.03

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