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Antonio Rodriguez
En la demeure, Editions Empreintes, 2007

In breve in italiano - Critique, par Françoise Delorme

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   In breve in italiano


Antonio Rodriguez, insegnante di letteratura francese all'Università di Losanna, classe 1973, pubblica dalle Éditions Empreintes una raccolta di poesie dalle molte facce stilistiche: En la demeure . Anche François Delorme, commentando il libro, si sofferma sui diversi movimenti del testo, dal contrasto iniziale (che è una forza) tra “bonheur naïf” e “haute lutte”, alla grande abilità nell'esercizio dei cambi di stile, che avvicina i testi invece di allontanarli, creando una fitta rete di connessioni percorribile in tutte le direzioni e in tutti i sensi. Con un coraggio di fondo che accompagna e nobilita il discorso poetico: la volontà di guardare ogni cosa, di sentirla, di prenderne atto.

 

  Critique, par Françoise Delorme

Beaucoup de poèmes sont arrivés en même temps dans ma maison. Ils présentaient souvent un air de parenté. Dans Un paradis de poussières , par exemple, James Sacré écrit :

Faut revenir au mot corps
Pour que d'autres touchent encore.

La couverture du livre En la demeure d'Antonio Rodriguez, oeuvre de Catherine Bolle, suggère une page d'écriture braille, engloutie par l'eau ou surgissant d'elle. Elle invite à pratiquer une lecture des poèmes comme tactile. Oui, il faut revenir au mot corps. Les différentes propositions d'Antonio Rodriguez, radicales et assurées, m'ont beaucoup impressionnée. Violence de la misère humaine comme de la joie possible, mouvements de mots que ne renierait pas ce poème d'Ariane Dreyfus, paru dans un dossier que lui consacre la revue Décharge (n°136, 2007) grâce à la vive écoute d'un autre poète, Bruno Berchoud :

Seule.
Fascinée, je fixe des yeux le pain qui reste.
[...]
Tu es venu.
Une part mangée, une part restée. 
Ce qui brûle le coeur c'est le morceau disparu.
Mais je caresse les miettes qui écorchent la nappe
Aujourd'hui .

J'entends une autre voix portée et prise par le même élan qui traverse le poème d'Ariane Dreyfus : dans le chapitre intitulé Trois fois rien , des vers d'Antonio Rodriguez célèbrent l'accouplement fragile et menacé du désarroi et de la tendresse, accouplement de corps vivants, travaillés par des désirs contradictoires, par le jeu douloureux et vivant entre absence et présence:

Délaissé croyait que nulle ne viendrait
chercher lumière où il gisait
Mais quelqu'un l'avivait aux lèvres
attirant au souffle dans ses bras odorants
pour retomber délicats en traces sur le lit
qu'au matin il aplatit le bonheur à la main. 

Bonheur qui vient de loin, d'une sorte d'adhésion irrépressible au monde :

Pourtant quelque chose l'empêchait
d'arrêter la besogne d'exister
l'appétit insensé de fouler la terre.

Ce qui fait la force attachante d' En la demeure , c'est que le livre ne commence pas par l'inscription de ce bonheur naïf, mais aussi conquis de haute lutte. J'ai été saisie par tous les premiers textes rassemblés, dans la première partie intitulée «  Intérieur humide », en trois chapitres qui rendent compte sans fard de la douleur et de la difficulté de vivre, de vieillir et de mourir pour chaque corps (« Soins à domicile »), pour chaque pensée (« Porosité »), et pour chaque personne prise dans un contexte social (« Accidents domestiques »), sous-ensemble presque narratif qui relate méfaits et crimes que les hommes commettent envers d'autres hommes ou envers eux-mêmes et se termine par l'expression comme d'une colère un peu désespérée :

Mais le mur s'est assombri
la nuit est tombée
Alors on se tait
et on meurt du mieux qu'on peut
en espérant qu'il y a au-delà
autre chose que des hommes.

Chacun de ces chapitres, de même que tous les autres, est adressé : «  à ceux qui vieillissent » ; « à ceux qui ont peur » ; « à ceux qui boitent ». Dans le premier, tous les poèmes commencent par un mot qui n'est pas un titre. Essentiel, fort, tout le reste du poème en découle : solitude, fraternité, mémoire, dépouille, deuil,... . On pourrait voir chacun de ces vocables comme une abstraction alors enrobée de sa chair vivante, pulpe exposée aux aléas d'une existence soumise à l'eau, à son mouvement, à ses qualités, à sa nécessité. Tout le livre se place sous le signe de l'eau, urine, ébullition, buée, sueur, sperme, sang, pluie, lait, haleine, vapeurs, océan, marais, lac. De même, le jaillissement d'aphorismes, explosif et léger, du sous-chapitre intitulé « Du commun des hommes » (dans la deuxième partie intitulée « Le monde demeure »), éclabousse le lecteur d'embruns vivifiants, parfois drôles, parfois presque sereins. J'en citerai trois, ils feront apparaître l'importance aussi de l'air, de la respiration, du souffle. Le coeur est une pépite de charbon qui se rallume rouge réveille un odorat curieux et amoureux : Les narines dans les plis ! Notre peau sent bon l'humain. Gouttelettes, gerbes d'étincelles, la petite combustion humaine, relayée par une poussée plus forte qu'elle. La vie comme une profusion printanière dans un pré : L'euphorie des visages est une poussée de coquelicots. Cette combustion est évoquée aussi dans un texte sous-titré « Art poétique », dont l'objectivité scientifique crée un lyrisme réel qui célèbre le simple bonheur d'exister dans un paysage fraternel :

Souffle
ou la sensation fécondée d'être
les côtes s'ouvrant à l'immensité gazeuse
les cellules célébrant la volupté de l'air
à conserver l'instant en leurs limites
et à rendre les débris de la production
aux 37° qui nous parcourent
triés par l'exigence pulmonaire
qui relâche mille petits éclats de soi
extériorisant le péril de trop retenir
Dans sa joie carbonique, un arbre remercie
notre circuit de sa livraison pneumatique

Le chapitre « Porosité » de la première partie s'oppose, lui, à cette fête. Il rappelle que la diffusion de toute continuité : histoire, mémoire, pensée, conscience, vie même, est le produit d'un jeu toujours brusque, brutal même d'ouvertures et de fermetures qui nous malmène. D'où, peut-être, les tirets qui cisaillent le texte autant qu'ils le recousent, reliant des mots dont il est difficile de dire s'ils nous donnent à voir la mort – qu'ils indiquent sûrement - ou la vie, la naissance en travail, mais aussi le labeur du surgissement difficile de sentiments toujours menacés, du déploiement d'une intelligence fragile, irrémédiablement exposée à sa destruction:

Des vestiges tournoient – s'échappent centrifuge-
en scintillement multiples – la terre se dérobe –
dessous dessus s'affolent – oreilles bouchées –
des plafonds au sous-sol
On appelle – on scrute –
seul, dans une chute immobile

J'avais supposé un instant qu'une trop grande habileté dans l'exercice de styles divers et si maîtrisés rendrait les chapitres étanches les uns aux autres, mais cela ne se produit pas. Au contraire, il est difficile d'en rester à une description chronologique tant l'organisation du recueil appelle aussi une lecture réticulaire, incite à entremêler les textes, à les parcourir en tout sens, à les renvoyer les uns aux autres. Aimant les belles architectures poétiques, je crains toujours que ce soit moi qui les débusque trop vite. L'organisation virtuose d' En la demeure eut gagné, peut-être, à s'enfouir plus dans le corps du texte, à être moins apparente. Mais il sera facile de me rétorquer qu'il est crucial de pouvoir vite la saisir pour entrer de plain-pied, justement, dans la vie des textes.
Avant de revenir à la deuxième partie («  Le monde demeure » ), il aura fallu passer par une porte, petite partie intermédiaire intitulée «  Miroir », composée de sept textes interrogeant le concept d'identité. Ils déclinent chacun une unité nécessairement divisée, à la fois crainte et désirable, que ce soit à l'intérieur de soi ou dans la rencontre avec une autre personne:

Si l'autre se dissociait
cherchant son autonomie
partant d'un geste minime
pour subvertir le réel
aussitôt l'effroi de la scission engouffrerait la
fragilité d'être deux
dans la substance indivise
ruinée par l'hostilité
d'une multitude intérieure
Alors les murs de la demeure
s'empliraient du soliloque
des effarés qui demandent
l'unité du face-à-face.

Comme ce texte, toute l'oeuvre offre une sorte de feuilletage généralisé de contradictions, enchevêtrées aussi, qui donnent à la fois un fort sentiment d'incarnation et de clarté. L'adresse de ce chapitre, «  à ceux qui guettent », donne à penser qu'Antonio Rodriguez — par ailleurs co-directeur d'un récent livre collectif : Quelle éthique pour la littérature ? — tient à ce que le beau mot de vigilance reste la propriété de tous, défendu pied à pied.
Les trois chapitres de la deuxième partie « Trois fois rien », « Du commun des hommes » et « Endormissement », sont adressés respectivement « à ceux qui ne croient plus », « à ceux qui s'enferment », « à ceux qui fatiguent ».
Pour celle qui ne croit pas en Dieu et n'y a jamais cru, il n'est pas trop difficile de vivre le sens de ces vers :

De l'improbable se manifeste en silence
Quelque chose apparaît dans un écartement
terrible et induit par la matière
qui relie les parties souffrantes du monde.

La concentration de ce poème dévoile un doute sur la source de l'improbable : quelque chose, l'écartement ou la matière ou, peut-être, une sorte de force génératrice qui se découple et surgit de son propre mouvement...
De même, celle qui « ne croit pas » peut participer avec ferveur et joie au feu d'artifice des aphorismes évoqués précédemment, dédoublant chacun de nous dans une naissance toujours renouvelée : «  Les têtards du dedans seront les tétants du dehors » .. Elle risque, elle aussi, de boiter, de fatiguer, de s'enfermer: Dans un livre où la violence du monde tel que l'homme le subit ou le construit n'est jamais omise mais plutôt soulignée, elle peut aussi être perméable à l'appel vers une sorte de confiance, celle de l'enfant sur le ventre de sa mère, celle de l'être humain sur le ventre de la terre. S'endormir, léger et content au bord de l'homme, dans les villes que la nuit enveloppera, mais sans mièvrerie, dans une sorte d'apaisement provisoire, nécessaire et salvateur, oui, c'est le mot confiance qui vient à l'esprit, à travers tous les derniers poèmes :

C'est une épaule qui repose
ou bien c'est du coton en nimbe
qui gonfle, se dégonfle
en poumon courageux
tandis qu'une attraction
pétrit la joue rêveuse
dans la joie de n'avoir
aucune résistance.

De joue à joie, s'installent l'espace et le temps d'une caresse profitable dont ces poèmes sont prodigues.
Le texte qui conclut ce livre affirme que c'est l'harmonie qui anime la beauté suspendue des paysages qui nous soulèvent.. Je n'en suis pas certaine — ce serait bien plutôt à mes yeux leur incomparable gratuité. Je souscris par contre à «  l'amour qui à jamais nous relie  », derniers mots du livre. Si cet amour s'éclaire de toute la complexité et la lucidité d'abord et toujours présentes, il innerve chaque vers de chaque poème, chaque avancée dans l'inconnu de la vie. Cette fin pourrait sembler empreinte de l'insupportable naïveté d'une « happy end » si elle ne trouvait son origine dans le courage et la volonté de tout regarder, de tout sentir, de prendre acte. Ainsi, l'affirmation de cet amour est probablement une juste réponse au monde qui continue, qui pour nous et par nous demeure.

Françoise Delorme

 

Page créée le: 08.01.08
Dernière mise à jour le: 18.01.08

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