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Bastien Fournier
Bébé mort et gueule de bois, L’Hèbe, 269 pp.

4ème - In breve in italiano - Critique, par Elisabeth Vust -
Entretien avec Bastien Fournier
, par Elisabeth Vust

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   Bastien Fournier / Bébé mort et gueule de bois

 

ISBN : 2-940188-58-9


Un bébé mort (assassiné?).
Une femme qui délire (suicide?).
Un homme amoureux (désespoir?).
Un flic dans l'impasse (solitude?).
L'ombre d'un écrivain (la vie est un roman?).
Simon mène l'enquête.
Un polar (ou une histoire d'amour?).

Bastien Fournier est né en 1981. Bébé mort et gueule de bois est son troisième roman.

«L'adjoint passe d'un groupe à l'autre, il faut que Simon le retienne par la manche. L'heure de la mort? Le corps est encore chaud. Le médecin est arrivé? Vous auriez un chewing-gum? Au sol, un enfant, nu, est étendu dans une flaque rouge, ou brune, ou presque grise, presque absorbée par le bitume qu'elle recouvre. La tête a dévié de son axe et c'est horrible à voir. Le flic de la municipale est assis à la terrasse d'un restaurant, près du corps. Il tend la main vers le gobelet de café, ou de thé, que lui propose un policier en uniforme. La main tremble. Le liquide vibre, noir et chaud comme du sang. La psychologue de la police l'a emmailloté dans une couverture.»

 


  In breve in italiano

“Quale migliore omaggio può essere fatto al polar , se non quello di reinventarlo (un po')?”. Questa è la prima reazione di Elisabeth Vust a Bébé mort e gueule de bois (Éd. de l'Hèbe), l'ultimo romanzo di Bastien Fournier, che già aveva pubblicato La terre crie vers ceux qui l'habitent (2004) e Salope de pluie (2006). Un intrigo accattivante e convincente, dove i codici e i meccanismi del genere poliziesco-noir vengono messi in discussione (quasi passati al setaccio della parodia), giungendo così a una realtà caleidoscopica, polifonica. “Il noir”, si domanda ancora Elisabeth Vust, “rappresenta la forma moderna della tragedia?”.

 

  Critique, par Elisabeth Vust

Quel plus bel hommage peut-on faire au polar que le réinventer (un peu) ? Dans Bébé mort et gueule de bois , Bastien Fournier tisse une intrigue captivante tout en jouant avec les codes du polar. Il parodie ce genre et le détourne en même temps vers une réalité kaléidoscopique, polyphonique, où le drame n'est pas toujours sanglant, mais tue forcément, ne serait-ce que le désir.

Le roman noir représente-t-il la forme moderne de la tragédie ? Cette question sous-tend le récit de Bastien Fournier, qui parvient à mêler, ou plutôt fondre, plusieurs formes de discours (réflexions sociales, intimes et littéraires, dialogues, actions, descriptions, soliloques) et plusieurs voix dans un texte très cohérent. Texte extrêmement touchant également, dans le sens où il atteint, jusqu'à les brusquer, divers « zones » de notre être – part animale, intime, ludique, intellectuelle…

Comme l'indique le titre, il y a (au moins) un cadavre et de l'alcool (entre autres pour supporter le cadavre) dans ce roman. Le héros est une figure récurrente chez l'auteur : Simon, homme qui a de la peine à s'engager dans sa vie intime. Ici, Simon est flic, Simon a le blues (sa compagne l'a quitté) et sa douleur se ravive devant le bébé dont il est chargé d'élucider la mort.

Bébé mort et gueule de bois n'est pas la suite de La terre crie vers ceux qui l'habitent et Salope de pluie ( cf. Livre du mois ), mais il s'inscrit comme on va le voir dans un même ensemble. En trois romans, Bastien Fournier a parcouru un chemin littéraire qui ne peut qu'impressionner. En le lisant, tout comme en lisant d'autres « jeunes » auteurs tels qu'Angel Corredera ( cf. Livre du mois), le doute n'est plus permis : il existe une relève romanesque en Suisse romande.

Elisabeth Vust

 

  Entretien avec Bastien Fournier, par Elisabeth Vust


En trois romans, vous avez parcouru un chemin littéraire impressionnant. Comme la plupart des écrivains romands obligés de gagner leur vie autrement que de leur plume, menez-vous une « double vie » ?

A vrai dire il me semble que je mène plusieurs vies, mais toutes sont tournées vers l'écriture, l'art ou la littérature. J'ai néanmoins la chance de pouvoir compter, de temps à autre, sur des périodes exclusivement vouées à l'écriture, comme lors de la résidence que j'ai passée à Berlin les six premiers mois de l'année 2007. En fait, je ne pense pas qu'un écrivain – du moins pas dans mon cas – puisse vivre ce qu'on appelle un double vie. Toutes mes préoccupations vont à l'écriture, et les expériences non artistiques que je peux vivre fournissent matière à ma création. A propos de Proust, Tadié a écrit que « le biographe raconte ce qu'il a vécu ; l'écrivain vit pour raconter. » Je me considère comme appartenant à la seconde proposition. Vivre en écrivain ne signifie pas qu'on n'ait aucune activité extérieure à la création ; à mon sens, cela consiste plutôt dans une attitude par rapport à la vie, dans un filtre pour ainsi dire littéraire placé en permanence entre l'auteur et le monde. En somme je ne mène pas de double vie ; j'en mène une seule, certes éclatée, mais qui prend son sens quand elle culmine dans l'acte de création littéraire.

D'aucuns pensent que le roman noir serait capable de témoigner du siècle qui vient, « à l'inverse d'une littérature sans estomac consensuelle et narcissique », notait Cedric Fabre dans la revue littéraire La pensée de midi. Qu'en pensez-vous ?

Avant toute chose il faut me semble-t-il préciser que la littérature narcissique au sens où on l'entend souvent possède son intérêt. Pratiquer le roman noir ne signifie pas qu'on méprise les autres formes littéraires. Loin s'en faut. Ceci dit, je pense effectivement que, par son aspect tragique et les grands thèmes qu'il convoque bien souvent, le polar a une prise directe sur le siècle. Mais à mon avis cette prise sur le siècle tient plutôt à une universalité propre au genre. Je m'explique. En abordant les grands problèmes que sont la mort, le crime, l'incompréhension face au monde, la quête de la vérité, le roman policier plonge ses racines dans des genres plus anciens comme la tragédie grecque. Śdipe roi de Sophocle est d'ailleurs construit comme une enquête policière. Je crois que ce que le public contemporain recherche dans le polar est précisément ce que le public ancien trouvait dans la tragédie. La littérature « sans estomac » dont parle Cédric Fabre est peut-être une littérature qui s'est séparée des grands enjeux littéraires ; le polar, lui, y est non seulement demeuré fidèle, mais il les éclaire d'un jour nouveau, adapté à son époque. Je pense pour conclure que si le roman policier, en effet, est tout à fait capable de témoigner du siècle qui vient, c'est parce qu'il s'attache à des problèmes de tous les siècles.

Votre flic héros, Simon, est un personnage fort attachant - malgré ses côtés sombres. Il est beaucoup plus « épais » que les autres personnages, dont vous parvenez cela dit à nous faire saisir les enjeux intimes en quelques mots. Pourquoi avoir choisi de « surinvestir » le héros ? Pour coller aux codes du polar ?

Mon roman me semble davantage concerner les tribulations d'un homme en prise, dans sa vie comme dans son travail, à une douloureuse et perpétuelle quête de compréhension, que les aléas d'une enquête policière. Dans cette perspective, Simon est un héros dans l'acception classique du terme. S'il partage certains aspects d'un anti-héros, c'est du moins le fait qu'il tienne debout dans son univers qui, à mes yeux, le rend vraiment héroïque. Simon affronte les épreuves sans les éviter ; bien souvent il chute, mais se relève aussitôt. Ceci dit, il est certain que ce personnage ait dans ce livre une épaisseur plus importante que les autres figures. Il en est le centre, le monde est vu par ses yeux. Il y a effectivement un souci de me soumettre aux lois du genre, mais, au-delà, il y a le désir de suivre un homme dans sa vie de tous les jours. Je cherche à pratiquer une littérature humaniste, centrée autour d'un personnage que je décris sans concession mais, je l'espère, avec une certaine tendresse. A l'instar d'un Virgile ou d'un Claude Simon, je préfère tourner mon intérêt vers les cabossés de l'époque.

Toujours par rapport aux codes, votre récit contient les scènes incontournables du genre, sauf une, celle du dénouement final ! ?

Il y a dans le polar traditionnel un souci d'explication des déviances humaines. J'interprète ces tentatives comme un désir de se rassurer par la compréhension d'actes qui nous paraissent irrationnels. Je crois qu'il y a là un reste du siècle des Lumières et de la foi aveugle qu'il met dans la raison. En fait, je pense que le polar résulte de deux grandes idées : la foi dans la raison, dans la déduction, et la foi dans l'Etat, lequel, par l'intermédiaire du policier institutionnel, paraît capable de résoudre les actes les plus contraires à la bonne marche de la société. Notre époque me paraît plus sceptique que les précédentes envers la raison et envers l'Etat. En ce qui concerne l'Etat, il suffit d'observer les tendances politiques occidentales : le libéralisme prend le dessus, et j'interprète ce phénomène comme un déni de confiance des citoyens dans l'Etat. De même, il me semble que nous sommes revenus de la foi positiviste dans la science. Dans cette idée, un roman policier qui renonce à expliciter l'intrigue (et qui par là témoigne d'une certaine méfiance à l'endroit de l'Etat et de la raison) est à mon sens un roman policier qui colle de près à notre époque.
Il me semblait par ailleurs malvenu de livrer une explication toute faite au lecteur. Je le considère comme suffisamment clairvoyant pour retirer ce qu'il veut d'un récit. Ceci dit, toute l'intrigue du livre est cohérente. Une explication existe, mais elle est (très légèrement) voilée. J'ai toute confiance dans l'intelligence de mes lecteurs et je ne souhaitais pas leur faire l'affront d'un exposé des motifs dont ils peuvent très bien se rendre compte eux-mêmes. En fait, je les invite à entrer, avec moi, dans le processus de création.

Vous questionnez également les enjeux du « je ». Le « je » du héros, des autres personnages et celui des romanciers, car il y a le personnage du romancier (qui écrit le récit qu'on lit) et vous. Pourquoi cette mise en abyme ?

Il y a à l'origine de ma démarche une interrogation sur le statut même de la fiction et, partant, sur ses conventions. Le « il » du roman m'intéresse davantage s'il est mis en perspective par un ou plusieurs « je ». Il me paraît difficile, à notre époque, après Proust, après Céline, après Claude Simon et d'autres, d'envisager la composition d'une fiction littéraire sans se poser des questions assez poussées sur la nature de la fiction en elle-même. Sans aller jusqu'à reléguer une certaine narrativité à l'oubli, je m'efforce néanmoins de ne jamais prendre l'écriture narrative comme une évidence. Je crois qu'il convient qu'un auteur, à chaque livre, réinvente le concept de fiction, se l'approprie et lui fasse subir un traitement personnel. J'essaie donc, par la mise en abyme, de conférer à mon récit plusieurs niveaux de lecture. L'enjeu n'est pas de complexifier la fiction, mais de l'enrichir par une dimension autre que celle de la narration d'une aventure policière ou le récit d'un inspecteur qui cherche des empreintes digitales. En fait, je voudrais que ce livre ait une dimension pour ainsi dire cosmique, et c'est la raison pour laquelle j'ai multiplié non seulement les points de vue ainsi que les postures narratives, mais aussi les éléments naturels, les âges, les sexes et les personnages. Tous ces aspects visent à créer un monde à l'intérieur duquel se déroule ma fable. Mais ce monde doit avant toute chose se donner à voir et à percevoir, c'est pourquoi je considère ce polar comme une aventure littéraire bien plus que comme un récit, fût-il bien ficelé. Les récits bien ficelés ne m'intéressent tout simplement pas. Ce qui m'intéresse, c'est qu'un livre rende compte d'une vision du monde, d'un regard humain qui puisse se partager avec le lecteur.

Vos trois romans ont pour héros un homme nommé Simon. Comme vous me l'avez fait remarquer récemment, Simon n'est pas un héros mais une figure…

Simon n'est pas vraiment un personnage. C'est une figure qui traverse mes trois livres et qui possède certaines caractéristiques similaires dans chaque roman. Un personnage aurait par exemple un destin cohérent au cours de plusieurs aventures différentes. Ce n'est pas le cas de Simon, qui change de métier au gré des situations. C'est une figure au sens où Tirésias, pour parler de culture grecque, apparaît dans des récits censés se dérouler à des époques ou dans des lieux éloignés. Simon est en fait l'écrivain protéiforme auteur des livres qui le racontent. Simon est la solution pragmatique au questionnement sur la fiction que j'évoquais plus haut. Il me permet de faire un roman avec une histoire tout en mettant cette histoire dans une perspective qui la relativise. Il me semble que Simon est davantage, dans mes livres, une constante stylistique qu'un personnage récurrent. Il arrive par exemple fréquemment que Simon soit dans une posture conflictuelle avec une femme. Cela ne signifie pas forcément qu'il ait un problème relationnel, mais me permet d'écrire plusieurs scènes semblables qu'un lecteur peut mettre en regard. Le fait que Simon soit à l'aise ou non avec une femme n'a pas d'importance à mes yeux. Ce qui en a, en revanche, c'est que Simon soit l'outil d'une réflexion littéraire sur les femmes et les hommes, réflexion qui s'approfondit à chaque livre et à chaque déboire rencontré par cette figure.

Ainsi, tous les Simon ne cachent pas le même homme, mais tous ont – jusqu'ici – des histoires d'amour malheureuses. « Pourquoi tu n'écris jamais de belles scènes d'amour ? », demande la compagne de votre romancier. Je vous renvoie la question…

Dans Bébé mort et gueule de bois , après que la compagne du romancier a émis cette observation, on trouve la description d'une scène d'amour bien vécue. Ceci peut renseigner le lecteur sur la bonne volonté de l'auteur pris à partie. Reste à savoir, ensuite, si cette belle scène d'amour est écrite ou vécue. Ceci dit, je ne suis pas certain qu'un amour raté ne puisse pas donner naissance à une scène d'amour réussie. J'entends par là que les lois de l'esthétique varient selon qu'elles s'appliquent à la vie quotidienne ou à la littérature. Il y a dans les arts de magnifiques représentations de choses très difficiles à vivre ; je ne suis pas certain par exemple que la crucifixion ait été pour le Christ un moment très agréable ; il en existe pourtant de superbes représentations picturales.
Parler d'amour, d'une manière ou d'une autre, est par ailleurs un exercice très délicat ; c'est se glisser dans l'intimité d'un esprit satisfait, d'un sentiment accompli, et ce tour de force me paraît non seulement intimidant, mais encore impudique. Je préfère me confronter, donc, aux moments difficiles, parce qu'en plus du fait qu'ils soient de meilleur rendu littéraire, j'apprécie comme lecteur la fraternité d'un livre qui me rejoint dans un moment pénible, alors que les instants de bonheur ou de plénitude peuvent rendre intolérant et fermé aux mains tendues par la littérature.
Pour le reste, il faudrait voir dans Platon les explications philosophiques d'une quête d'un parfait toujours plus parfait. Il arrive que cette quête rende attentif à l'imperfection d'une vie quotidienne. Certains le supportent, d'autres moins. Simon est de ceux qui en éprouvent de la peine. Son exigence envers la vie lui est un fardeau ; celle qu'il manifeste envers l'amour le confronte à une déception permanente. Peut-être s'en fera-t-il une raison dans un prochain livre, mais peut-être également que non.

Propos recueillis par Elisabeth Vust

 

Page créée le: 04.01.08
Dernière mise à jour le: 15.01.08

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