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Corinne Desarzens
Poisson-Tambour, Bernard Campiche Editeur, 2006, 320 pages

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  Corinne Desarzens / Poisson-Tambour
 

ISBN 2-88241-163-4

 

"C'est arrivé. Quoi ? Un coup de poing ou de nageoire sur le tambour de l'âme. Pourtant, qui peut voir sur nos fronts cette épaisseur d'ombre, qui peut déceler qu'il y a eu un avant et un après ?"
Corinne Desarzens a eu deux frères - des jumeaux qui sont devenus pêcheurs. Aujourd'hui, elle n'en a plus qu'un. Elle consacre à son frère suicidé Poisson-Tambour, récit familial gorgé de lait, de sel et de sang, où elle nous initie par ailleurs à l'ichtyologie. Au rythme "mortel, hypnotique" du tambour menant le soldat au front, elle chronique l'inexorable naufrage d'un homme dans la vase de l'existence, sans y enliser sa plume et sans se couper du dehors, où "tant qu'il y aura de l'herbe, tu ne mourras pas" (Je voudrais être l'herbe de cette prairie, 2002).
Reliée au monde concret et à l'imaginaire, son écriture qu'on dirait instinctive - farouche, chantante, effervescente et curieuse de tout - n'est freinée ni par les virgules (nombreuses) ni par le chagrin. "Tant que je réussirai à faire parler le papier, le corps de Frédéric restera entier".

Née à Sète en 1952 de parents suisses, Corinne Desarzens vit à Nyon. Depuis 1989, elle donne forme à une œuvre d'une rare liberté et énergie créatrices.

Poisson-Tambour, Bernard Campiche Editeur, 2006, 320 pages

 

  Entretien avec Corinne Desarzens, par Elisabeth Vust


Aubeterre chroniquait la discorde autour du domaine familial dans votre belle-famille. Aujourd'hui, c'est votre propre famille que dévoile Poisson-Tambour. La réalité est-elle un prétexte à écrire (ou un pré-texte) ? Ou l'écriture permet-elle de digérer la vie ?

- Tant que je ne l'ai pas racontée, tant que je ne l'ai pas écrite, la vie n'existe pas. Hors de portée. Ou elle existe trop, palpitante, débordante, désordonnée, pas encore mise en forme. Et ça rend fou, tout ce temps qu'il faut pour raconter bêtement une histoire. On court toujours derrière. L'écriture digère-t-elle la vie ? Le filtre c'est soi-même, la vie ce qui se passe à travers nous. Ce qui reste, plus dense, plus arbitraire, surprend toujours. Sartre, pourtant de loin pas mon auteur préféré, dit que les livres ne détruisent rien et construisent si peu. Les matériaux restent les mêmes, mais ils s'ordonnent autrement, qu'on travaille à chaud, avec la passion et le chagrin, ou à froid, quand ça fait du bien de les mettre à distance. Je pense que c'est le temps, le temps seul qui permet de digérer.

Le lecteur de Poisson-Tambour ne sait pas s'il lit un roman ou un récit (auto)biographique...

- Autobiographique ou non: toujours la même question. Les tours du monde autour du nombril et du vagin d'Annie Ernaux et de Madame Angot m'ennuient. Les souvenirs tordus de Bret Easton Ellis me captivent. De première main, son matériau, mais après, il enlève, il allonge, il reconstitue, Il se laisse hanter: c'est si intimement mélangé que la vérité n'a qu'à bien se tenir, on tourne les pages et c'est la seule chose qui compte. Plusieurs scènes de Poisson-Tambour (l'intronisation des gendarmes, la visite à la coupeuse d'ongles de Sierra Leone) sont inventées. Soyons précis: les détails, l'atmosphère, les lieux, le moment sont inventés. Mais pas le spectacle des douze tambours, non, ça c'est impossible.

En 2002, vous avez publié Je suis tout ce que je rencontre et Je voudrais être l'herbe de cette prairie. Ces deux titres évoquent votre manière de vous fondre dans votre sujet et de quitter ainsi la vie pour la fiction. De ce point de vue, Poisson-Tambour aurait pu s'intituler "Je suis Frédéric" (votre frère décédé)...

- Frédéric est le sujet central. L'axe. De toute sa vie, dérobée par ses propres parents qui se persuadaient de ne vouloir que son bien, il n'a jamais pu conjuguer le verbe être. Un verbe qui se répand, qui peut s'associer à tous les autres dans ce qu'on appelle le présent continu: "être en train de faire quelque chose". Un verbe puissant, pur, non dilué, capable de tout. Magnifique trilogie de la Norvégienne Herbjorg Wassmo, Le Livre de Dina répète jusqu'à la saturation "Je suis Dina". A Frédéric, je prête ma voix pour qu'il conjugue enfin le verbe être. Son prénom, une incantation, repousse l'issue. Il ne meurt pas.

Cette fusion opérée par l'écriture se décline sur le mode de l'identification (à votre frère jumeau suicidé, donc au (sur) vivant également) et de la disparition: vous vous abstrayez de votre texte, vous en évadez...

- Pas "mon", mais son frère jumeau, le jumeau de Vincent, pas le mien. Un jumeau identique, ou monozygote pour faire plus savant, ne peut avoir de jumeau que du même sexe. La vie grouillante - la scène du train où deux voyageurs parlent des plastiques, ce que montre une carte postale, ce que pense le boucher - compte bien plus que les interventions du narrateur, qui doit surtout mettre en scène et faire disparaître les coutures. J'adore, malgré moi et ce que je viens de dire tout au début, quand la vie réduit à néant nos faibles tentatives pour la maîtriser. Quand elle submerge et prend toute la place.

Vous présentez votre famille comme "brillamment équipée pour l'échec". Cyniquement dit, votre frère a prouvé l'efficacité de cet équipement mortifère...

- Oui, tout est annoncé, tout est joué. Un grand amour sans suite, pour ma mère, et son "oui" si inexplicable, à celui des prétendants le moins susceptible de lui apporter ce qui rend exaltants les heures, les jours, les années; ces jumeaux avec lesquels la mère se marie davantage qu'avec l'époux; l'équipement mortifère, effroyable, pour barrer les velléités de fuite, les projets de départ, les coups de foudre, pour verrouiller les écoutilles tout en maintenant la façade, au dehors, tout en croyant garder la face alors que la maison ne tient plus que par la tapisserie. Tout est annoncé, comme dans les films d'épouvante, par un bruit qui revient à plusieurs reprises: le tambour.

Ce récit consacré à votre frère est aussi un texte de résistance (pour ne pas dire résilience) par l'écriture ?

- Forcément de la résistance, de l'écriture, qui va forcément à contre-courant. La lecture, elle aussi est un acte de résistance. Le seul fait de s'enfermer dans une pièce avec un bouquin est un acte terriblement subversif.

C'est également un récit de filiation(s). Votre père ne vous a pas appris les gestes de tendresse, mais vous a transmis cet amour de la terre, des odeurs ?

- Non, c'est plus complexe, plus pervers. Le père ne passe pas de temps avec ses fils. Plus tard, il pose l'or sur la table, tue l'envie, démobilise. Où est la tendresse ? Non, le père qui n'aurait jamais dû être père est un astre aux satellites qui ont la peau de femmes. Le père, citadin de cœur, ne transmet aucun amour de la terre, non, mais l'amour des contradictions, des polémiques, des grandes causes perdues. Trois mois après ma mère, dix-huit mois après Frédéric, mon père est mort cette année, le jour de mon anniversaire. Il laisse une correspondance extraordinaire, au sens littéral, une collection de lettres de rupture, souvent des lettres sonores, bandes magnétiques retranscrites par d'ex-secrétaires. Des lettres de vitupération contre les CFF, Swisscom et les fabricants de roquefort. Ce père-là faisait le grand écart, participant à la manifestation écologique contre l'autoroute du Somport dans les Pyrénées juste après un dîner en perruques organisé par des banquiers zurichois.

"Tout va par deux, chez nous", notez-vous. Vous avez eu des frères jumeaux, puis avez donné naissance à des jumeaux. Par ailleurs, Je suis tout ce que je rencontre et Je voudrais être l'herbe de cette prairie étaient conçus en miroir. A l'instar de votre famille, votre œuvre se place-t-elle sous le signe du double ?

- Oui, par deux. De plus en plus. Une manière appelle son contraire. Un tempo un autre tempo. Il m'arrive de jouer du piano, quand la maison est vide. Quand je joue Round Midnight de Thelonious Monk, j'ai envie d'une Barcarolle vénitienne de Mendelssohn. Un dîner du roi réclame une bonne semaine d'ascèse. Vivre comme un moine et, soudain, faire une folie. Pour l'écriture, j'aime travailler à un projet opposé: raconter une semaine absurde, drôle j'espère, en Australie après Poisson-Tambour; dire l'apprentissage de la langue japonaise pour contrebalancer les notes sur mon père.

D'où vous viennent des images telle que "C'était un œuf frais au bord d'une table, qui vacillait au bord d'une marche d'escalier" pour parler de l'amour silencieux de votre famille. Tombent-elle pour ainsi dire entières dans votre texte ou les composez-vous longuement ?

- Les images saisissent. Comme au cinéma. Et oui, elles tombent tout entières. Certaines au réveil. Souvent en marchant. J'ai gardé la photo de Claudia Cardinale dans La fille à la valise de Zurlini, toute seule, paumée dans une banlieue de Parme, superbe. Durrell parle d'un curry si frais qu'il venait tout droit des aisselles de Krishna. Les véritables images changent tellement de la langue ordinaire, répétitive, sans invention, convenue, lue des centaines de fois. Les images sont toujours neuves. Elles donnent des coups de poing.

Pour finir sur une note de saison. Un des derniers Noëls de votre frère s'est passé au "ras de l'assiette" entre hommes (son frère et son père). Et chez vous, cette année ?

- Notre Noël cette année ? Deux solides poulets au curry, justement, vraiment très relevé; les carcasses pour en extraire une soupe et ensuite posées dehors, pour un renard, pour une renarde plus exactement. Des câpres avec leurs queues. Une tarte aux cassis avec une liaison d'œufs et de crème. Les journaux pas ouverts pour éviter de se mettre en colère. La neige sur un nouveau jardin qui aura des chemins, de gravier et de bois. Les oiseaux. Le chat qui s'appelle Macao. Les aiguilles et la cire. Les lettres des amis. Toutes les ondes que je voudrais tellement faire circuler. Tout le renouveau et les jours qui rallongent.

Propos recueillis par Elisabeth Vust

 

  Revue de presse


En 2002, Corinne Desarzens a publié Je voudrais être l'herbe de cette prairie et Je suis tout ce que je rencontre , deux titres reflétant bien sa démarche littéraire. Cette quinquagénaire installée à Nyon opère par fusion, à la fois s'identifiant à son sujet et se fondant dans le texte jusqu'à en disparaître. Depuis 1989, elle donne forme à une œuvre d'une rare liberté créatrice, reliée au monde concret et à l'imaginaire par une écriture aux fils soyeux et résistants.

Corinne Desarzens a eu deux frères - des jumeaux. Aujourd'hui, elle n'en a plus qu'un. Poisson-Tambour est consacré au frère qui s'est donné la mort il y a deux ans. "De toute sa vie, dérobée par ses propres parents qui se persuadaient de ne vouloir que son bien, il n'a jamais pu conjuguer le verbe être", explique celle qui a prêté sa voix à Frédéric "pour qu'il conjugue enfin le verbe être". Ainsi, après sa belle-famille dans Aubeterre , l'écrivain dévoile ici sa propre famille, présentée comme "brillamment équipée pour l'échec".

Cyniquement dit, Frédéric a prouvé l'efficacité de cet équipement: il n'a pu ni échapper à sa "mère-araignée" ni éviter que son père lui coupe "l'envie, les idées, la débrouillardise, la curiosité, les couilles". En sorte que "c'est arrivé. Quoi? Un coup de poing ou de nageoire sur le tambour de l'âme. Pourtant, qui peut bien voir sur nos fronts cette épaisseur d'ombre, qui peut déceler qu'il y a eu un avant et un après?"

Au rythme hypnotique du tambour menant les soldats au front, Corinne Desarzens chronique l'inexorable naufrage de son frère dans la schizophrénie. Elle ne se coupe pas pour autant du dehors, où la vie se cache dans des détails qu'elle restitue avec tant de singularité. Aucune image convenue chez elle, qui compare l'amour silencieux de son clan à "un œuf frais au bord d'une table, qui vacillait au bord d'une marche d'escalier".

"Tout va par deux chez nous", note cette sœur et mère de jumeaux. Par ailleurs, une manière appelant son contraire, Corinne Desarzens compte maintenant raconter quelque chose comme une semaine absurde en Australie pour contrebalancer la gravité de Poisson-Tambour , où elle fait parler le papier pour que le corps de Frédéric reste entier. Et, pour ce frère qui était un pêcheur professionnel, elle a glissé des notes d'ichtyologie dans son texte. Un texte impossible à lire en restant à la surface des mots. A l'instar de Bret Easton Ellis, dont elle dit aimer "les souvenirs tordus", Corinne Desarzens mélange si intimement la vie et la fiction que la vérité n'a qu'à bien se tenir.

Elisabeth Vust
24 heures
10.01.2006


Page créée le: 05.01.06
Dernière mise à jour le: 13.01.06

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