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L'invité du mois

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  Regard sur la littérature de la Suisse alémanique

 

Index des auteurs

Introduction
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Première partie
Spitteler
Meinrad Inglin
Robert Walser
Ludwig Hohl
Friedrich Glauser

Seconde partie
Frisch
Dürrenmatt
Eugen Gomringer
Kurt Marti
W.M. Diggelmann
Jörg Steiner
O.F. Walter
Adolph Muschg
Peter Bichsel
Hugo Loetscher
Paul Nizon

Nouvelle génération

W. Schiltknech
entretien
bibliographie

 

 

Si après la Deuxième guerre, Walser commence à marquer de son empreinte, son influence n'est pas comparable à celle de Frisch et de Dürrenmatt. En plaçant l'oeuvre littéraire sous le signe d'une recherche sans fin et d'une permanente évolution, et en réagissant "comme l'aiguille d'un sismographe" (Frisch, Journal 1946-1949, Gallimard) à tous les bouleversements de l'époque, l'un et l'autre illustrent un engagement créateur exemplaire, reconnu à l'échelle du monde après Stiller (1954, Gallimard) et Homo Faber (1957, Gallimard), La Visite de la vieille Dame (1956, Flammarion) et Les Physiciens (1962, Gonin). A la réalité, Dürrenmatt répond par le mythe et par l'image, qui, poussée au grotesque, lui opposent d'autres mondes, tandis que Frisch privilégie l'analyse et une écriture plus rationnelle, tout en élargissant le sens par le rayonnement de la métaphore. Mais ils se rejoignent par des pouvoirs créateurs exceptionnels, aussi manifestes au théâtre que dans le récit et le roman, l'essai et l'écrit polémique. Par la mise en question radicale de la Suisse et de la notion de patrie, de l'homme et de la culture, ils donnent à la littérature alémanique des impulsions décisives. Et le succès qu'ils rencontrent outre Rhin contribue à ouvrir à leurs confrères alémaniques l'accès du public et des éditeurs allemands.

Eugen Gomringer

Mais le premier événement spectaculaire, après 1950, concerne le domaine peu exploré en Suisse de la poésie. Eugen Gomringer (1925) invente en 1953 la "poésie concrète" ("konstellationen", 1953, Spiral Press, "die konstellationen 1953-62", 1964, Eugen Gomringer). Pour répondre à la prépondérance de la technique, cette poésie, qui se réfère à Mallarmé et au Dadaïsme, vise à une compréhension rapide en détachant le mot de ses structures syntaxiques et en figurant par la disposition graphique des idées et des représentations abstraites. Privilégiant le matériau du langage, les associations de sonorités et l'aspect visuel, reniant toute identité nationale et détachée de l'humanisme traditionnel, elle s'inspire de toutes les langues et peut être comprise dans le monde entier. Par son laconisme et l'importance qu'elle accorde au mot, elle invite à une prise de conscience nouvelle du phénomène du langage.

Kurt Marti

Si Gomringer n'atteint que des tirages restreints, il n'en va pas de même des "republikanische gedichte" (1959, Tschudy, Ecriture 4, 1968) du pasteur bernois Kurt Marti (1921), qui s'inspirent de ses innovations. Exprimant de fortes réserves quant à la Suisse, à l'exemplarité de sa démocratie et à son attitude devant l'histoire, ils ont un caractère hautement provocateur et marquent en Suisse le début de ce qu'on convient d'appeler la littérature engagée. La provocation s'exprime plus vigoureusement encore dans "rosa loui" (1967,Luchterhand), dont les poèmes en patois bernois, publiés en Allemagne, renouvellent la poésie dialectale par une thématique qui ne s'inspire pas de l'idylle et des beautés du paysage, mais se préoccupe de l'actualité politique ("vietbärn"), picturale ("joan mirò") et de questions esthétiques ("chlyni aesthetik").

L'innovation et la contestation ne sont pas moindres dans "leichenreden" (1969, Luchterhand) : des vers libres parodient le rituel de l'oraison funèbre, la mort, qui "nécessairement, est une contre-révolution", n'entraîne pas un discours sur la vanité des choses terrestres, mais une exhortation à s'ouvrir à la plénitude de l'existence. Dénonçant l'ennui d'une vie soumise aux conventions bourgeoises, le poète proteste contre la tristesse et la résignation qu'un christianisme mal compris a érigées en vertus, et invite à ne pas se fermer aux sollicitations de l'époque, à repenser son attitude et à se remettre en cause.

La critique sociale marque aussi les "Dorfgeschichten, (1960, Mohn, 1983, Luchterhand, Poésie et Prose, 1967, L'Age d'homme), histoires attachées loin de l'idylle villageoise aux conditions de vie des habitants, à leurs luttes pour le pouvoir, difficultés et espoirs, rêves et désillusions. Mais ailleurs, Marti est attentif aussi à des aspects insolites et secrets, à ce qui échappe au quotidien : dans Nocturnes (1987, L'Aire), la nuit permet d'entrevoir l'envers des choses, les désirs inavoués et les aspirations intimes, la relation à la maladie et à la mort. C'est en quelques traits insidieux et d'un humour laconique un réel obsédant, que la civilisation moderne ne maîtrise pas.

C'est dans Zum Beispiel Bern 1972 (1973 Luchterhand), un "Journal politique", que s'expriment de la façon la plus nette et la plus forte l'engagement de citoyen de Marti et ses critiques à l'endroit de la Suisse. Le chrétien pour sa part a la parole dans Zärtlichkeit und Schmerz (1979, Luchterhand) pour de vivifiantes et profondes réflexions sur sa relation à Dieu. Quant au rapport à autrui, à soi-même et au monde et quant à l'interrogation religieuse, ils inspirent sur un mode parfois ludique, dans Ruhe und Ordnung (1948, Luchterhand), des méditations et des envolées suggestives et très personnelles. Plus légèrement, les saveurs de la contestation et du jeu se retrouvent dans un petit lexique fictif, Abratzki oder die kleine Brockhütte (1971, Luchterhand), qui par de plaisants renvois fait surgir le doute sur mots et sur ce à quoi ils renvoient, et enjoint subtilement de prendre conscience.

Le poète pour sa part, qui dans l'oeuvre ne se situe pas à l'arrière-plan (abendland, 1980, Luchterhand, Ecriture 3-4, 1984) convie dans Là vois la Vie (1993, Empreintes) à contempler à l'âge de la vieillesse et de la sérénité, tout ce qui se passe, à s'ouvrir aux sensations et aux émotions: "feu et morsure du bonheur", "peur éclair". Goût du jeu et du laconisme, audaces verbales, éclair soudain de la pensée, intensité de la présence au monde : des vers comme décantés, qui réunissent une fois encore tous les attraits d'une poésie achevée.

W.M. Diggelmann

Personne n'a cité, lors des récents débats sur la politique d'asile pendant la Deuxième guerre, W.M. Diggelmann (1927-1979), qui dans le roman La Succession difficile (1965, Rencontre) traite de l'attitude de la Suisse à l'endroit des réfugiés juifs et des persécutions dont fut victime dans sa bourgade zurichoise l'historien de l'art marxiste Konrad Farner. Le roman, très controversé à l'époque, et qui, refusé en Suisse, avait dû chercher un éditeur en Allemagne, n'a pas résisté au temps : sans doute à cause de son caractère documentaire et de personnages trop privés de densité. Diggelmann pourtant, qui le premier concrétisa dans l'actualité dans son temps et dans son vécu personnel les exigences critiques de Frisch, et qui incarna plus que tout autre l'écrivain socialement engagé, sait écrire. Sa plume, directe et incisive, excelle à conter des histoires et maîtrise le dialogue et le discours polémique. De lui mérite de rester au moins Ombres (1979, Zoé), le journal de son ultime maladie : devant l'imminence de la mort, des pages poignantes, où alternent joie et angoisse, un témoignage empreint de sérénité, et qu'illuminent d'émouvants passages oniriques.

Jörg Steiner

Bien que récompensée par d'importants prix littéraires et traduite à Paris, dans de nombreux pays européens, aux Etats-Unis et au Japon, l'oeuvre de Jörg Steiner (1930) elle aussi ne trouve pas actuellement l'écho qu'elle mérite - peut-être parce que son enracinement régional pourrait en masquer le caractère universel. Aucune autre n'a mieux rendu dans le roman (Un Couteau dans l'Herbe, 1966 , Denoël, Un Accroc dans le Filet, 1982, L'Aire) et dans le récit (Le Collègue, Zoé, 1996) l'étouffement par l'entourage, le poids du milieu, le climat et la mentalité suisses depuis le milieu des années quarante et jusqu'à nos jours. Recueillant les clichés et les "on-dit" et les démasquant par une insidieuse parodie, l'écriture, remarquable dans son art de la litote, reflète dans l'objectivité du langage la vie du temps et l'emprisonnement de l'individu, sa lente submersion par un matérialisme sans avenir. Et subtilement, elle pose en même temps le problème de la narration et fait entrevoir les quelques espaces peut-être ouverts encore à la réalisation de soi et à l'imaginaire.

O.F. Walter

C'est dans l'oeuvre de O.F. Walter (1928-1994), placé sous le signe de la recherche et d'une constante évolution formelle que l'on trouve l'analyse la plus exhaustive de la réalité suisse des années trente jusqu'à la fin du siècle. Dès ses premiers romans (La dernière Nuit, 1959, Gallimard, Monsieur Tourel, Gallimard, 1965), il en dépeint le climat et la mentalité à travers le milieu ouvrier. Inspirés de Keller et de Inglin, ses deux ouvrages romanesques majeurs, L'Ensauvagement (1977, L'Aire) et Le Temps du Faisan (1988, L'Aire), évoquent en une vaste synthèse les principaux événements de la vie sociale et politique. En intégrant à la fiction des textes empruntés à des ouvrages de référence, dans différents domaines du savoir, l'écrivain crée un effet de distanciation permanent. Ces multiples strates renvoient aux facteurs jugés déterminants pour la compréhension de l'époque : orientations politiques et stratégiques, thèses économiques et sociologiques, doctrines, parti-pris, psychologie, mythes. Et elles dépeignent aussi les aléas de la vie personnelle, l'angoisse et l'incertitude, la recherche de l'identité dans le rapport avec autrui et la confrontation à la réalité. Vastes horizons, perspicacité du regard : l'oeuvre d' O.F.Walter impressionne par son ampleur et les captivantes métamorphoses de son écriture.

Adolf Muschg

Aucun auteur, parmi ceux qui écrivent après Frisch et Dürrenmatt, ne dispose d'une écriture comparable par la facilité de son jaillissement et sa subtile élégance à celle d'Adolf Muschg (1934), et aucun n'a produit dans l'essai, le récit et le roman une oeuvre aussi considérable. Nul ne s'est comme lui, qui en matière d'engagement politique a repris de Frisch le rôle d'un mentor, préoccupé aussi exhaustivement et avec une pareille constance des problèmes posés à la Suisse contemporaine, de son devenir historique et de son avenir dans le monde (Le Temps est à l'Orage, 1990, Zoé, Die Schweiz am Ende, Am Ende die Schweiz, 1991, Suhrkamp). Jamais l'enquête d'un écrivain sur son pays n'a été aussi agressivement polémique (Wenn Auschwitz in der Schweiz liegt, 1997, Suhrkamp) et entreprise sous des aspects aussi personnels et sous des perspectives si amples et si nuancées (O mein Heimatland, 1998, Suhrkamp). Et dans le même temps, il rédige deux remarquables ouvrages sur Keller (Gottfried Keller, 1977, Kindler) et sur Goethe (Goethe als Emigrant, 1986, Suhrkamp).

La confrontation au pays d'origine se poursuit dans les Histoires d'Amour (1972, Gallimard), où l'inceste et les raffinements cruels de la parodie dénoncent l'étouffement par le milieu et la perversion des valeurs. Elle se prolonge dans une vaste oeuvre romanesque, où elle se situe volontiers dans des paysages exotiques, et se double de la problématique personnelle de la réalisation de soi (Im Sommer des Hasen, 1965, Arche, Bayun ou Le Voyage en Chine, 1980, Gallimard). Ces interrogations prennent la forme de l'aventure policière dans L'impossible Enquête, 1974, Gallimard) : la lamentable carrière d'un intellectuel petit-bourgeois qui trahit les idéaux de 1968 corrobore la fin dérisoire de l'utopie. Le personnage qui y incarne néanmoins l'espoir réapparaît dans La Lumière et la Clé, 1985, Gallimard), où Muschg dresse sous la forme d'un vaste "roman d'éducation d'un vampire", un ambitieux inventaire des idées et des comportements contemporains et développe le thème de l'art dans une magistrale esthétique de la nature morte.

Si Muschg est volontiers prolixe, il sait aussi, dans le récit, user du laconisme et suggérer par l'ellipse. Dans Ce sera tout (1979, Gallimard), l'histoire sobre et dépouillée d'une rupture atteint à une remarquable intensité expressive, et cela vaut aussi, dans der Turmhahn und andere Geschichten (1987, Suhrkamp), pour l'évocation de l'amour et de ses échecs tragiques. Mais le plus souvent, le naturel de l'écrivain et son intellectualité le portent à une surabondance magnifiquement illustrée dans son oeuvre majeure, Der rote Ritter (1993, Suhrkamp), qui s'inspire du dernier roman de Chrétien de Troyes pour développer sur plus d'un millier de pages, à travers une multitude d'épisodes et de personnages, l'histoire de Perceval. Exubérance des images, richesse inventive, subtilité allusive et profondeur de la réflexion sur la réalité présente et le rapport à autrui et à soi-même : le roman est d'une ampleur et d'une richesse suggestive uniques dans la littérature suisse contemporaine.

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Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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