Wilfred Schiltknecht

Regard sur la littérature de la Suisse alémanique

Le tournant du siècle porte au bilan. Quelles peuvent donc être, au cours de la période écoulée, et plus particulièrement dans sa seconde moitié, dans la perspective d'un observateur assistant à ses développements depuis les années soixante, les caractéristiques principales de la production littéraire en Suisse allemande ? Si du XIXe, on retient avant tout Gotthelf, Keller et C.F. Meyer et, malgré le génie poétique de ce dernier, une production essentiellement narrative et de type réaliste, quels auteurs et tendances citer pour représenter le XXe ? Et quel écho trouvent-ils dans le monde ? Des réponses exhaustives à ces questions exigeraient une vaste étude. En tiendront lieu ici, selon les partis-pris et les préférences du critique, et sans trop s'arrêter aux écrits déjà bien connus de Frisch, Dürrenmatt et Walser, quelques informations et citations précises, illustrées par de brèves tentatives de description des oeuvres et des écritures. De quoi permettre de circonscrire le champ, sur la base des oeuvres traduites en langue française, du moins jusqu'aux auteurs qui commencent à publier au début des années septante. Et de quoi suggérer peut-être, avec le plaisir de la découverte, celui de la lecture.

La première impression est celle d'une richesse foisonnante et d'un prodigieux élan créateur. Le Dictionnaire des Lettres suisses, paru en 1991, présente parmi les contemporains près de cent trente auteurs alémaniques et en mentionne quelque cent soixante. C'est dire qu'il faut des repères. Le plus évident semble la Deuxième guerre, qui divise le siècle. Avant elle, trois auteurs s'imposent. Spitteler (1854-1924), seul Suisse à l'avoir obtenu, se voit décerner en 1920 le Prix Nobel de littérature. Malgré leur envergure impressionnante, sa version en prose iambique du mythe de Prométhée Prométhée et Epiméthée, (1880, Cailler) et les hexamètres de sa pathétique épopée Printemps olympien, (1897, Cailler) sont, à cause de leurs partis-pris passéistes, depuis longtemps oubliés. Seuls témoignent aujourd'hui de sa maîtrise le séduisant roman autobiographique Imago (1906, Dupont) et le délicieux récit Les petits Misogynes (1907, L'Aire).

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Sans doute parce qu'il opte pour un style réaliste, il n'en va pas de même de l'autre grand talent épique de l'époque, Meinrad Inglin (1893-1971). Son oeuvre majeure, La Suisse dans un Miroir (1938, L'Aire), est rééditée dans une version remaniée en 1955, et une nouvelle fois encore en 1987. Cette vaste fresque historique déroule selon un rythme sûr et une composition rigoureuse la chronique d'une famille de la grande bourgeoisie zurichoise de 1912 à 1918. Porté par la générosité, le roman suggère à la Suisse un renouvellement de la pensée libérale et un rôle européen exemplaire, attaché au renoncement à la grandeur héroïque et au nationalisme, et privilégiant une démocratie fondée sur un réformisme lent, la tolérance et le dialogue. Cet engagement, lié à l'exigence personnelle de la réalisation de soi, a des répercussions jusqu'à la fin du siècle, et inspire notamment le roman Le Temps du Faisan (1988, L'Aire), d'O.F.Walter, et la nouvelle Le Pavillon du Jardin (1988, Gallimard), de T. Hürlimann (1950).

Mais l'auteur de la première moitié du XXe qui atteint au rayonnement le plus vaste est Robert Walser (1878-1956). Un succès d'estime à Berlin, où paraissent au début du siècle ses romans Les Enfants Tanner, Le Commis et L'institut Benjamenta, reste sans lendemain. Mais on le redécouvre peu à peu dès les années cinquante. Trente ans plus tard, il commence à percer en France, où les éditions Gallimard achèvent maintenant la traduction de l'essentiel de son oeuvre. De Bichsel à Steiner, Widmer et Zschokke, la littérature contemporaine de Suisse allemande est impensable sans son influence. Exemplaires, ses textes, parfois insolites jusqu'aux confins du non-sens, et d'une fausse naïveté troublante, répondent aux jaillissements d'une invention souverainement libre. Légers et d'une grâce inimitable, ils cèdent au goût du jeu, au plaisir éprouvé à suivre les injonctions du mot ou de l'idée, aux sollicitations des sonorités et des rythmes, à la tentation de la parodie. Leurs miroitements insidieux à la fois dissimulent et dévoilent. Ils font entrevoir, derrière une ironie et une pudeur qui trahissent le déchirement, les visages poignants et les désarrois d'un écrivain poussé par une indéfectible exigence d'altérité à une stratégie narrative étonnement moderne. En tendant à supprimer, sans cesse la réalité produite par le langage, elle engage l'écriture dans une quête exigeante, fascinante dans ses métamorphoses et sa dimension existentielle.

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Pour ceux qui commencent à écrire dans les années soixante, c'est Ludwig Hohl (1904-1980) qui incarne le plus parfaitement l'image de l'écrivain à l'écart, poursuivant son travail créateur en marge de la société et de tous les courants littéraires, et revendiquant une altérité totale. Ce parti-pris de l'opposition se manifeste déjà dans son journal de jeunesse (Journal d'Adolescent, 1992, Zoé). Exilé en Hollande (1931-1937) et établi par la suite à Genève, où il écrit dans une cave et refuse de s'exprimer en dialecte alémanique, il est jusqu'à la fin des années soixante plus connu par sa légende que par son oeuvre. Quelques récits et évocations de voyages publiés dans des journaux et des revues (Le Petit Cheval, 1930, Zoé, Impressions, 1929-1946, Le Passeur), et regroupés dans la première version de Chemin de Nuit (1943, Morgarten), passent inaperçus. Il en va de même des notations Nuances et Détails éditées en 1942 à compte d'auteur et du premier volume de Notes (1944, Artemis). La découverte commence avec Nuances et Détails, 1964, Walter, L'Aire), Tous les Hommes presque toujours s'imaginent (1967, Walter, L'Aire), et se poursuit avec la 2e version de Chemin de nuit (1971, Suhrkamp, Bertil Galland), avec le récit Une Ascension (1975, Suhrkamp, Gallimard) et la version définitive de Notes (1981, Suhrkamp, L'Age d'Homme).

Au seuil de l'oeuvre, Nuances et Détails présente un premier état de la mise en forme et de la pensée de l'écrivain. Divisées en trois parties groupant des textes numérotés, ce sont des pages méditatives, de brefs portraits, des paraboles, des maximes, des évocations oniriques. Nulle prétention à la sagesse, mais des parcours de la vie intérieure, et une interrogation permanente. La défense non pas d'une philosophie, mais d'une attitude : maintenir à tout prix la mobilité de la pensée, montrer son cheminement, ses ruptures, hésitations et parenthèses, ses tâtonnements jusqu'à ce que se produise "le miracle du mot juste".

On trouve dans Tous les Hommes presque toujours s'imaginent des fragments d'une oeuvre monumentale intitulée : De l'Envahissement du Centre par la Périphérie. Ce sont des aphorismes, de brèves évocations, des images et des notations fugaces, de courts récits : des textes à méditer, fragments d'un perpétuel monologue intérieur, d'une sobriété extrême. Des sensations et des pensées fugitives, prises au piège des mots, même si la réalité en elle-même échappe, parce que l'expérience reste incommunicable et que "presque toutes les choses sont autres".

Le récit Une Ascension (1975, Suhrkamp, Gallimard), sept fois remanié entre 1928 et 1971, traite des thèmes majeurs de l'auteur avec une pureté exemplaire. Deux alpinistes partent pour gravir une montagne inconnue. L'un rechigne et bientôt renonce, l'autre atteint l'arête. Mais au retour, la mort, absurde et inéluctable, les surprend tous deux. Fondée sur l'antithèse, la narration évoque avec une intensité rare le combat pour le sens, la conquête paradoxale de la vie en même temps que de la mort. La montagne acquiert une présence obsédante : démoniaque dans ses abîmes et le labyrinthe de ses formes, exaltante par l'infini de son étendue et son altitude vertigineuse, elle subjugue et défie. Son ascension devient métaphore de l'existence humaine et de sa réalisation dans le monde.

L'oeuvre majeure de Hohl, Notes ou de la Réconciliation Prématurée (1981, Suhrkamp, L'Age d'Homme), rédigée entre 1934 et 1936 en Hollande et sans cesse remaniée, parut d'abord en 2 tomes séparés en 1944 et 1954 (Artemis). Comportant à l'origine plus d'un millier de pages, elle se compose de réflexions, aphorismes, anecdotes, citations, évocations, et se divise en 12 parties non-interchangeables, dont l'ordre suggère une progression de la connaissance. Chacune renvoie à l'ensemble, qui lui-même se reflète en elles, une dialectique complexe unit le tout à ses éléments. Ces mouvements décrivent ce que Hohl nomme le travail. Défi à la mort, il ne répond pas à une finalité utilitaire, mais à une exigence de vérité qui implique une mise en question constante. Objectivant l'expérience subjective dans une activité créatrice incessante, il permet la réalisation de soi : "Si tu te transformes, tu transformes le monde" (II, 135). Modifiant le rapport à la réalité et la connaissance par une contestation permanente, le travail empêche les "réconciliations prématurées" que Hohl reproche à une société bourgeoise basée sur le consensus. Il met en jeu la personne entière, libère les pouvoirs créateurs et révèle en des moments privilégiés, qui transforment l'existence, une essence inexprimable, le réel, évoqué dans la partie ultime.

Le travail implique l'observation de l'homme, la réflexion sur ses capacités et limites, sur la politique, la guerre, l'art, l'écriture, la littérature, les réalités imaginaires. Traitant de ces thèmes à partir de détails - comportements, incidents, rêves, perceptions, les Notes développent une pensée déroutante et une imagination visionnaire. Elles jettent à une société jugée matérialiste le défi d'une contradiction absolue et appellent à se vouer aux "événements de l'esprit". A l'aliénation de l'homme par le conformisme, elles opposent l'utopie de la connaissance et la conquête conciliatrice d'une identité personnelle.

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Avec Walser et Hohl, le troisième marginal du siècle est Friedrich Glauser (1896-1938), tombé dès sa jeunesse dans l'enfer de la drogue, qu'il évoque dans une "confession" poignante (Morphium, 1932, Arche). Emprisonné, interné à l'asile, engagé à la légion, dont le roman Gourrama (1928-1929, Schweizer Druck- und Verlagshaus) dépeint magistralement la vie et l'atmosphère, il exprime le drame de son existence dans une correspondance poignante (Briefe, Arche) et de nombreux récits et textes autobiographiques (Hinter Mauern, 1909-1935, Arche). Mais c'est en s'inspirant de Simenon et en optant le premier en Suisse pour le genre policier qu'il réussit à se faire un nom en littérature.

Plus encore que sur le crime dont ils traitent, les romans de Glauser portent sur le milieu et les lieux, la réalité suisse des années trente, l'atmosphère et les gens. Le Thé des trois vieilles Dames (1929, Zoé), dépeint en ville de Genève la clinique de Bel-Air, les intrigues internationales, le trafic de la drogue. Le climat devient plus dense par la suite dans cinq romans attachés à l'inspecteur Studer, dont le personnage est porté à l'écran dès 1939. C'est, dans Le Règne des Toqués (1936, L'Aire), l'univers oppressant d'une clinique psychiatrique, où s'étend "l'obscur empire de Matto, l'esprit de folie", les visages insaisissables derrière leurs masques, un lieu d'angoisse et de désespoir mué en métaphore du monde. C'est, dans L'Inspecteur Studer (1936, Le Promeneur) la lutte sournoise pour le pouvoir dans un cadre villageois idyllique, dans Krock & Cie (1937, Le Promeneur) l'existence difficile des défavorisés et des petites gens en milieu rural, observés en même temps que les notables, dans Studer et l'Affaire du Chinois (1938, Le Promeneur), dans une auberge de province, un hospice pour déshérités et une école d'horticulture. Studer, par qui l'auteur exprime l'essentiel de son expérience, observe le pays et ses habitants, ses usages et ses principes, avec une attention soupçonneuse et une ironie sèche. Mais s'il démasque impitoyablement les manquements, il ne s'érige pas en juge et ne prétend pas, au-delà des faits, éclairer aussi les mobiles. Il cherche, seulement, à comprendre, et réserve la part du mystère.

Envisagés du point de vue des prétérités et des marginaux, la réalité helvétique, les lieux et l'atmosphère, évoqués par le détail, le trait aigu et subtilement révélateur, et rendus dans les nuances du langage, apparaissent plutôt sombres. Glauser ne ménage pas la patrie. Mais son indignation et sa révolte n'interdisent pas l'humour, qui l'empêche de désespérer absolument d'une société dont malgré tout il se sent solidaire. Réédités dans leur totalité à la fin des années soixante, traduit en Suisse romande dès 1983 et en France dès 1990, ses romans sont les premiers dans le domaine de la littérature allemande à ouvrir le genre policier à l'analyse et à la critique sociales.

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Si après la Deuxième guerre, Walser commence à marquer de son empreinte, son influence n'est pas comparable à celle de Frisch et de Dürrenmatt. En plaçant l'oeuvre littéraire sous le signe d'une recherche sans fin et d'une permanente évolution, et en réagissant "comme l'aiguille d'un sismographe" (Frisch, Journal 1946-1949, Gallimard) à tous les bouleversements de l'époque, l'un et l'autre illustrent un engagement créateur exemplaire, reconnu à l'échelle du monde après Stiller (1954, Gallimard) et Homo Faber (1957, Gallimard), La Visite de la vieille Dame (1956, Flammarion) et Les Physiciens (1962, Gonin). A la réalité, Dürrenmatt répond par le mythe et par l'image, qui, poussée au grotesque, lui opposent d'autres mondes, tandis que Frisch privilégie l'analyse et une écriture plus rationnelle, tout en élargissant le sens par le rayonnement de la métaphore. Mais ils se rejoignent par des pouvoirs créateurs exceptionnels, aussi manifestes au théâtre que dans le récit et le roman, l'essai et l'écrit polémique. Par la mise en question radicale de la Suisse et de la notion de patrie, de l'homme et de la culture, ils donnent à la littérature alémanique des impulsions décisives. Et le succès qu'ils rencontrent outre Rhin contribue à ouvrir à leurs confrères alémaniques l'accès du public et des éditeurs allemands.

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Mais le premier événement spectaculaire, après 1950, concerne le domaine peu exploré en Suisse de la poésie. Eugen Gomringer (1925) invente en 1953 la "poésie concrète" ("konstellationen", 1953, Spiral Press, "die konstellationen 1953-62", 1964, Eugen Gomringer). Pour répondre à la prépondérance de la technique, cette poésie, qui se réfère à Mallarmé et au Dadaïsme, vise à une compréhension rapide en détachant le mot de ses structures syntaxiques et en figurant par la disposition graphique des idées et des représentations abstraites. Privilégiant le matériau du langage, les associations de sonorités et l'aspect visuel, reniant toute identité nationale et détachée de l'humanisme traditionnel, elle s'inspire de toutes les langues et peut être comprise dans le monde entier. Par son laconisme et l'importance qu'elle accorde au mot, elle invite à une prise de conscience nouvelle du phénomène du langage.

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Si Gomringer n'atteint que des tirages restreints, il n'en va pas de même des "republikanische gedichte" (1959, Tschudy, Ecriture 4, 1968) du pasteur bernois Kurt Marti (1921), qui s'inspirent de ses innovations. Exprimant de fortes réserves quant à la Suisse, à l'exemplarité de sa démocratie et à son attitude devant l'histoire, ils ont un caractère hautement provocateur et marquent en Suisse le début de ce qu'on convient d'appeler la littérature engagée. La provocation s'exprime plus vigoureusement encore dans "rosa loui" (1967,Luchterhand), dont les poèmes en patois bernois, publiés en Allemagne, renouvellent la poésie dialectale par une thématique qui ne s'inspire pas de l'idylle et des beautés du paysage, mais se préoccupe de l'actualité politique ("vietbärn"), picturale ("joan mirò") et de questions esthétiques ("chlyni aesthetik").

L'innovation et la contestation ne sont pas moindres dans "leichenreden" (1969, Luchterhand) : des vers libres parodient le rituel de l'oraison funèbre, la mort, qui "nécessairement, est une contre-révolution", n'entraîne pas un discours sur la vanité des choses terrestres, mais une exhortation à s'ouvrir à la plénitude de l'existence. Dénonçant l'ennui d'une vie soumise aux conventions bourgeoises, le poète proteste contre la tristesse et la résignation qu'un christianisme mal compris a érigées en vertus, et invite à ne pas se fermer aux sollicitations de l'époque, à repenser son attitude et à se remettre en cause.

La critique sociale marque aussi les "Dorfgeschichten, (1960, Mohn, 1983, Luchterhand, Poésie et Prose, 1967, L'Age d'homme), histoires attachées loin de l'idylle villageoise aux conditions de vie des habitants, à leurs luttes pour le pouvoir, difficultés et espoirs, rêves et désillusions. Mais ailleurs, Marti est attentif aussi à des aspects insolites et secrets, à ce qui échappe au quotidien : dans Nocturnes (1987, L'Aire), la nuit permet d'entrevoir l'envers des choses, les désirs inavoués et les aspirations intimes, la relation à la maladie et à la mort. C'est en quelques traits insidieux et d'un humour laconique un réel obsédant, que la civilisation moderne ne maîtrise pas.

C'est dans Zum Beispiel Bern 1972 (1973 Luchterhand), un "Journal politique", que s'expriment de la façon la plus nette et la plus forte l'engagement de citoyen de Marti et ses critiques à l'endroit de la Suisse. Le chrétien pour sa part a la parole dans Zärtlichkeit und Schmerz (1979, Luchterhand) pour de vivifiantes et profondes réflexions sur sa relation à Dieu. Quant au rapport à autrui, à soi-même et au monde et quant à l'interrogation religieuse, ils inspirent sur un mode parfois ludique, dans Ruhe und Ordnung (1948, Luchterhand), des méditations et des envolées suggestives et très personnelles. Plus légèrement, les saveurs de la contestation et du jeu se retrouvent dans un petit lexique fictif, Abratzki oder die kleine Brockhütte (1971, Luchterhand), qui par de plaisants renvois fait surgir le doute sur mots et sur ce à quoi ils renvoient, et enjoint subtilement de prendre conscience.

Le poète pour sa part, qui dans l'oeuvre ne se situe pas à l'arrière-plan (abendland, 1980, Luchterhand, Ecriture 3-4, 1984) convie dans Là vois la Vie (1993, Empreintes) à contempler à l'âge de la vieillesse et de la sérénité, tout ce qui se passe, à s'ouvrir aux sensations et aux émotions: "feu et morsure du bonheur", "peur éclair". Goût du jeu et du laconisme, audaces verbales, éclair soudain de la pensée, intensité de la présence au monde : des vers comme décantés, qui réunissent une fois encore tous les attraits d'une poésie achevée.

Personne n'a cité, lors des récents débats sur la politique d'asile pendant la Deuxième guerre, W.M. Diggelmann (1927-1979), qui dans le roman La Succession difficile (1965, Rencontre) traite de l'attitude de la Suisse à l'endroit des réfugiés juifs et des persécutions dont fut victime dans sa bourgade zurichoise l'historien de l'art marxiste Konrad Farner. Le roman, très controversé à l'époque, et qui, refusé en Suisse, avait dû chercher un éditeur en Allemagne, n'a pas résisté au temps : sans doute à cause de son caractère documentaire et de personnages trop privés de densité. Diggelmann pourtant, qui le premier concrétisa dans l'actualité dans son temps et dans son vécu personnel les exigences critiques de Frisch, et qui incarna plus que tout autre l'écrivain socialement engagé, sait écrire. Sa plume, directe et incisive, excelle à conter des histoires et maîtrise le dialogue et le discours polémique. De lui mérite de rester au moins Ombres (1979, Zoé), le journal de son ultime maladie : devant l'imminence de la mort, des pages poignantes, où alternent joie et angoisse, un témoignage empreint de sérénité, et qu'illuminent d'émouvants passages oniriques.

Personne n'a cité, lors des récents débats sur la politique d'asile pendant la Deuxième guerre, W.M. Diggelmann (1927-1979), qui dans le roman La Succession difficile (1965, Rencontre) traite de l'attitude de la Suisse à l'endroit des réfugiés juifs et des persécutions dont fut victime dans sa bourgade zurichoise l'historien de l'art marxiste Konrad Farner. Le roman, très controversé à l'époque, et qui, refusé en Suisse, avait dû chercher un éditeur en Allemagne, n'a pas résisté au temps : sans doute à cause de son caractère documentaire et de personnages trop privés de densité. Diggelmann pourtant, qui le premier concrétisa dans l'actualité dans son temps et dans son vécu personnel les exigences critiques de Frisch, et qui incarna plus que tout autre l'écrivain socialement engagé, sait écrire. Sa plume, directe et incisive, excelle à conter des histoires et maîtrise le dialogue et le discours polémique. De lui mérite de rester au moins Ombres (1979, Zoé), le journal de son ultime maladie : devant l'imminence de la mort, des pages poignantes, où alternent joie et angoisse, un témoignage empreint de sérénité, et qu'illuminent d'émouvants passages oniriques.

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C'est dans l'oeuvre de O.F. Walter (1928-1994), placé sous le signe de la recherche et d'une constante évolution formelle que l'on trouve l'analyse la plus exhaustive de la réalité suisse des années trente jusqu'à la fin du siècle. Dès ses premiers romans (La dernière Nuit, 1959, Gallimard, Monsieur Tourel, Gallimard, 1965), il en dépeint le climat et la mentalité à travers le milieu ouvrier. Inspirés de Keller et de Inglin, ses deux ouvrages romanesques majeurs, L'Ensauvagement (1977, L'Aire) et Le Temps du Faisan (1988, L'Aire), évoquent en une vaste synthèse les principaux événements de la vie sociale et politique. En intégrant à la fiction des textes empruntés à des ouvrages de référence, dans différents domaines du savoir, l'écrivain crée un effet de distanciation permanent. Ces multiples strates renvoient aux facteurs jugés déterminants pour la compréhension de l'époque : orientations politiques et stratégiques, thèses économiques et sociologiques, doctrines, parti-pris, psychologie, mythes. Et elles dépeignent aussi les aléas de la vie personnelle, l'angoisse et l'incertitude, la recherche de l'identité dans le rapport avec autrui et la confrontation à la réalité. Vastes horizons, perspicacité du regard : l'oeuvre d' O.F.Walter impressionne par son ampleur et les captivantes métamorphoses de son écriture.

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Aucun auteur, parmi ceux qui écrivent après Frisch et Dürrenmatt, ne dispose d'une écriture comparable par la facilité de son jaillissement et sa subtile élégance à celle d'Adolf Muschg (1934), et aucun n'a produit dans l'essai, le récit et le roman une oeuvre aussi considérable. Nul ne s'est comme lui, qui en matière d'engagement politique a repris de Frisch le rôle d'un mentor, préoccupé aussi exhaustivement et avec une pareille constance des problèmes posés à la Suisse contemporaine, de son devenir historique et de son avenir dans le monde (Le Temps est à l'Orage, 1990, Zoé, Die Schweiz am Ende, Am Ende die Schweiz, 1991, Suhrkamp). Jamais l'enquête d'un écrivain sur son pays n'a été aussi agressivement polémique (Wenn Auschwitz in der Schweiz liegt, 1997, Suhrkamp) et entreprise sous des aspects aussi personnels et sous des perspectives si amples et si nuancées (O mein Heimatland, 1998, Suhrkamp). Et dans le même temps, il rédige deux remarquables ouvrages sur Keller (Gottfried Keller, 1977, Kindler) et sur Goethe (Goethe als Emigrant, 1986, Suhrkamp).

La confrontation au pays d'origine se poursuit dans les Histoires d'Amour (1972, Gallimard), où l'inceste et les raffinements cruels de la parodie dénoncent l'étouffement par le milieu et la perversion des valeurs. Elle se prolonge dans une vaste oeuvre romanesque, où elle se situe volontiers dans des paysages exotiques, et se double de la problématique personnelle de la réalisation de soi (Im Sommer des Hasen, 1965, Arche, Bayun ou Le Voyage en Chine, 1980, Gallimard). Ces interrogations prennent la forme de l'aventure policière dans L'impossible Enquête, 1974, Gallimard) : la lamentable carrière d'un intellectuel petit-bourgeois qui trahit les idéaux de 1968 corrobore la fin dérisoire de l'utopie. Le personnage qui y incarne néanmoins l'espoir réapparaît dans La Lumière et la Clé, 1985, Gallimard), où Muschg dresse sous la forme d'un vaste "roman d'éducation d'un vampire", un ambitieux inventaire des idées et des comportements contemporains et développe le thème de l'art dans une magistrale esthétique de la nature morte.

Si Muschg est volontiers prolixe, il sait aussi, dans le récit, user du laconisme et suggérer par l'ellipse. Dans Ce sera tout (1979, Gallimard), l'histoire sobre et dépouillée d'une rupture atteint à une remarquable intensité expressive, et cela vaut aussi, dans der Turmhahn und andere Geschichten (1987, Suhrkamp), pour l'évocation de l'amour et de ses échecs tragiques. Mais le plus souvent, le naturel de l'écrivain et son intellectualité le portent à une surabondance magnifiquement illustrée dans son oeuvre majeure, Der rote Ritter (1993, Suhrkamp), qui s'inspire du dernier roman de Chrétien de Troyes pour développer sur plus d'un millier de pages, à travers une multitude d'épisodes et de personnages, l'histoire de Perceval. Exubérance des images, richesse inventive, subtilité allusive et profondeur de la réflexion sur la réalité présente et le rapport à autrui et à soi-même: le roman est d'une ampleur et d'une richesse suggestive uniques dans la littérature suisse contemporaine.

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Par la modestie de sa dimension et la parcimonie du style, l'oeuvre de Peter Bichsel (1935) se situe aux antipodes de celle de Muschg. Aucun auteur contemporain de langue allemande n'a obtenu avec des proses brèves un succès comparable, pour la soudaineté et l'ampleur de son écho et pour sa durée, à celui du recueil Le Laitier (1964, Gallimard, Poche suisse). En cinquante pages à peine, 21 pièces subtilement allusives disent, dans une langue dépouillée empreinte d'une fine poésie, l'enfermement par le quotidien petit-bourgeois, la solitude, l'incommunicabilité et la nostalgie d'une impossible évasion. Ce succès se renouvelle avec le recueil, plus bref encore, des Histoires enfantines (1969, Gallimard) : s'y expriment, au gré d'une invention surprenante et enjouée, la rébellion contre la normalité et les conventions de la vie ordinaire, le refus de l'aliénation et la revendication, au prix d'une inéluctable solitude, d'une libre réalisation de soi-même.

Dans Les Saisons (1967, Gallimard), publié sans indication de genre, qu'il dit être son oeuvre la plus personnelle, Bichsel aborde la problématique de l'écriture et du langage. Le narrateur se définit par son projet de création littéraire, on passe constamment du plan de ce "je" à celui de l'histoire qu'il entreprend d'écrire en envisageant deux aspects de sa réalité : la maison dans laquelle il vit et un personnage fictif qui le poursuit et auquel il tente de donner consistance. Pour développer le thème, Bichsel ne décrit pas les choses, mais, jouant avec les mots, "écrit ce qu'on peut en dire". Ce faisant, il évoque le caractère obsessionnel de l'activité créatrice, la hantise de l'échec et la difficulté d'être, qui est aussi le corollaire d'un climat dont quelques indices indiquent qu'il est suisse, avec une intensité prenante. L'oeuvre frappe par la singularité du ton, la densité de l'atmosphère et la discrétion manifestée dans l'expression d'une problématique individuelle par laquelle, en certains passages, l'auteur paraît très vivement concerné.

Sur sa poétique, Bichsel s'exprime avec une insidieuse élégance dans Der Leser. Das Erzählen (Luchterhand, 1982). Mais c'est dans les récits Der Busant (1985, Luchterhand) que se manifestent le plus éloquemment l'art du conteur et le charme de ses narrations : dans un subtil entrelacs reviennent sur un motif de légende les thèmes de l'amour et de l'écriture, se superposent les époques et les identités dans l'évocation enjouée de sites et de lieux, et se profilent dans le décor de la vie bourgeoise des personnages qui intriguent. A la fois léger et empreint de gravité, le tour captive par une ironie subreptice, et qui suggère plaisamment la réflexion.

Le plaisir que Bichsel prend à jouer avec les biographies se retrouve dans Cherubim Hammer et Cherubin Hammer (1999, Suhrkamp). Sous le masque d'une homonymie comique le récit confronte deux vies, inscrites dans une réalité bien concrète, quelque part entre Aarau et Soleure : l'une occupe le corps du texte, l'autre se voit confinée dans les notes figurant au bas de presque toutes les pages. Se pose ainsi la question du poids et de l'authenticité de l'existence, et celle de ses saveurs. Sur le thème de l'identité et sur "je est un autre" se tissent des variations fascinantes, et dont les résonances se prolongent. Teintée de mélancolie et toute en finesse, c'est une prose à déguster de phrase en phrase.

Quels que soient ses thèmes, Bichsel captive en les développant par des histoires. C'est le cas aussi au plan de l'engagement social et politique, qui inspire une part importante de l'oeuvre. Bichsel est le seul écrivain suisse à s'exprimer régulièrement dans des hebdomadaires à grand tirage (Weltwoche, Illustré) sur des faits et des problèmes actuels, les "colonnes" qui lui sont réservées à cette fin atteignent un large public. Transposés en histoires, ses observations, réactions et pensées, engagent avec une bonhomie roublarde à méditer sur la Suisse et son image, sa conscience de soi et ses privilèges (La Suisse du Suisse, 1969, L'Age d'Homme), sur l'école et la jeunesse, la globalisation et le chômage, la droite et la démocratie, les événements du jour et le cours du temps. Cette réflexion, menée depuis plus d'un quart de siècle, couvre un vaste champ (Histoires Anachroniques, 1979, L'Aire, Schulmeistereien, Luchterhand, 1985, Irgendwo Anderswo, 1987, Luchterhand, Im Gegenteil, 1990, Luchterhand, Alles von mir gelernt, 2000, Suhrkamp). Sans illusions quant à son influence, l'écrivain cherche à faire prendre conscience des problèmes, à rendre sensible à tout ce que peut recouvrir le langage et à stimuler l'esprit critique. Sans moraliser, sous une forme attrayante, qui provoque par la malice d'un tour insolite et séduit par la magie de l'écriture.

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Chez Hugo Loetscher (1929), le plus cosmopolite des écrivains suisses contemporains, la création littéraire répond à des ambitions vastes : usant d'écritures et de genres divers, elle vise selon lui à "une critique totale", qui englobe toute la réalité et porte sur l'analyse des conditions fondamentales de l'existence. Il s'agit d'une part de refléter une situation et, d'autre part, de définir une attitude. La réalisation de ce projet se fonde sur l'ironie, qui est indispensable à la sauvegarde de la lucidité et assure la prédominance de l'intellect. Son influence est déterminante au niveau de la composition, de l'invention et du langage. Elle se manifeste par une mise en question permanente de la pensée et de l'expression et par ce que l'écrivain nomme "une dialectique de la métaphore et du concept": la raison et l'imagination se combinent pour saisir le réel dans toute sa complexité.

Dans les romans de Loetscher, l'analyse se développe à partir d'une vision de l'homme et aboutit à une vision de la société dans son ensemble. La perspective est d'abord subjective: le narrateur de Les Egouts (1963, Galland), chez qui la profession de directeur du service des égouts a développé un regard particulièrement aigu pour les faiblesses humaines, s'explique sur son activité et sur lui-même. Dans les deux romans suivants, le récit se fait à la troisième personne, le destin de l'individu est vu davantage que précédemment en corrélation avec les événements historiques et sociaux. La Tresseuse de Couronnes (1964, Fayard) évoque le destin d'une fleuriste en même temps que celui de la ville de Zurich de la Première à la Deuxième guerre, l'accent porte sur l'omniprésence de la mort et la description du milieu social. Noah (1967, Arche), "roman d'une conjoncture", dépeint la corruption par le bien-être et le rôle des conditionnements économiques, et devant cet état de fait, définit une attitude. Les trois romans développent abondamment les images évoquées par les titres, les histoires s'alignent les unes sur les autres, l'auteur cède volontiers au plaisir de l'anecdote et de la trouvaille cocasse, la forme romanesque n'est pas envisagée comme un ensemble achevé et pourrait accueillir des parties nouvelles. L'absolu des critères esthétiques et les pouvoirs de l'écriture sont mis en cause par l'ironie d'une structure ouverte.

Dans les deux oeuvres majeurs de Loetscher, Le Déserteur engagé (1975, éd. remaniée 1985, Belfond) et Les Papiers du Déserteur engagé (1986, Belfond), ce parti-pris est plus marqué encore. Attachés à un personnage qui est l'alter ego de l'auteur, ils couvrent une période qui correspond à celle de sa propre vie et intègrent des genres multiples : anecdotes, histoires, souvenirs, réminiscences historiques, contes, récits de voyages, pages de journal intime, reportages, satires, discours. Dans la perspective d'un intellectuel sceptique et lucide sont envisagés des événements du siècle, à Paris et à Zurich, à Lisbonne et à Cuba, en Amérique latine et en Extrême-Orient. Dans le second tome, l'Immun, déclaré pour mort, n'existe plus que par ses seuls écrits. Le narrateur, devenu leur dépositaire, les fait connaître, et son intérêt est d'autant plus vif qu'il se sent personnellement mis en cause : "J'ai parfois l'impression qu'il se sert de ses papiers pour me dénoncer".

Les jeux et les enjeux de la fiction, les limites d'une perception du réel privilégiant l'imagination et l'intelligence, les contradictions de l'identité : tels sont, dans cette somme, les thèmes. Leurs développements expriment avec un souffle et un esprit rares les préoccupations existentielles et les possibilités d'un écrivain qui, lorsqu'il s'interroge sur elles et sur l'authenticité de son engagement, conjure le désarroi en engrangeant la riche moisson de son expérience du monde.

Le parti-pris de modifier les perspectives pour augmenter l'acuité du regard et diversifier la vision est non moins évident dans les textes qui renouvellent le reportage, dont Loetscher est le premier en Suisse à faire un genre littéraire. Pour évoquer le colonialisme portugais au Brésil, l'écrivain publie la traduction par Günterts d'un prêche de 1654 du père jésuite Antonio Vieira, Die Predigt des Heiligen Antonius an die Fische (1966, Arche) et la fait précéder d'un essai qui rend hommage à sa lutte contre la colonisation et l'esclavage, la discrimination des juifs et l'inquisition. Louant son langage, il le présente comme un défenseur d'une parole qui cherche à décrire les faits par le recours à des moyens d'expression divers : le témoignage et le pamphlet, la poésie et le rapport, l'analyse et l'autobiographie. Le prêche de Vieira apparaît à ses yeux exemplaire par la multiplicité de ses approches de la réalité et sa conscience de ses limites. Par son engagement personnel, sa simplicité et sa transparence, il est toujours actuel et peut servir de modèle.

La technique de la distanciation par une attitude dialectique frappe également dans le film tourné à l'époque de la dictature portugaise (Ach Herr Salazar, SFI 1965, 1971 Gratis Verlag) et interdit en Suisse : les prises de vues en apparence anodines y sont commentées par des textes polémiques. Elle s'applique aussi dans l'ouvrage que Loetscher consacre à Cuba (Zehn Jahre Fidel Castro - Reportage und Analyse, 1969, Arche). Dialoguant avec un accompagnateur cubain, il confronte les points de vue et les approches et tente de concilier lucidement la compréhension et la critique.

La visée est plus modeste et la manière plus intimiste dans Un Automne dans la grosse Orange (1982, Fayard), qui évoque dans la perspective d'un participant suisse à un congrès scientifique la ville de Los Angeles. A ses yeux, elle présente un double visage : incarnation du progrès, symbole d'une civilisation à l'apogée de son histoire, elle est aussi une cité monstrueuse et inhumaine, où tout est artifice. Pour le visiteur, chez qui des signes imperceptibles semblent suggérer l'imminence d'une maladie fatale, le déclin de cette société paraît inéluctable. Mais contre la mélancolie qui le gagne devant un monde et sa propre existence en passe de se désagréger à l'automne, il engage les armes de l'humour et de la satire. Les jeux de l'écriture en illustrent brillamment les pouvoirs. La force de l'esprit, plus volontaire que spontané, moins sensible que rationnel, s'affirme comme un ultime recours.

L'originalité de l'approche de la réalité est plus frappante encore dans Wunderwelt. Eine brasilianische Begegnung (1979, Luchterhand). Dans ce long monologue adressé à une enfant défunte, Loetscher décrit à travers une foule de détails et d'informations géographiques, ethnologiques, historiques, économiques et culturelles la vie quotidienne dans une région sous développée du nord-est du Brésil. Esquissant la biographie hypothétique de la petite Fatima, l'écrivain interroge l'art et les chants populaires, les usages et les croyances, et fait entrevoir la magie d'une rencontre dans des évocations à la fois rutilantes et poignantes. En essayant de s'identifier et de comprendre par le recours à des styles divers, du conte au récit, à l'évocation, à l'analyse et à la légende, il évoque richement une civilisation menacée et se livre à un attachant plaidoyer pour la défense de son avenir.

Pour éclairer la réalité, Loetscher recourt également à la satire. Dans Si Dieu était Suisse (1983, Fayard) un usage, une tournure de langage, dépeints par l'anecdote et mis en cause par l'ironie, démasquent les mythes trompeurs et les travers du pays d'origine. Dans La Mouche et la Soupe (1989, Fayard), des animaux, mis en situation avec verve et malice, dans un environnement qui n'est pas celui que leur a destiné la nature, reflètent par leur destin les rapports ambigus de l'homme avec son entourage et avec soi-même. Sont mis à nu alors la cruauté et la volonté de puissance, l'hostilité et la sympathie, les rêves, l'angoisse : la raison affrontée à l'instinct, l'énigme des dérives, qu'un trait insidieux suffit à dévoiler.

Loetscher n'est pas moins brillant comme essayiste. Avec une impressionnante érudition, il traite dans Le Coq prêcheur (1992, Fayard) "de l'utilisation littéraire et morale des animaux" et montre comment l'homme les humanise pour les plier à son propre usage. C'est un vaste périple à travers la littérature mondiale, entrepris avec légèreté et sans esprit de système, qui à chaque instant amuse et intrigue, et stimule par des réflexions insolites. Cet art de la présentation se retrouve dans des portraits perspicaces et inspirés par l'empathie de personnalités connues (Varlin, 1970, Arche), marginales (Adrien Turel, 1976, Huber) ou contestées (Konrad Farner, 1974, Kohlhammer). Et il se manifeste éloquemment dans l'exposé de ses propres conceptions poétiques (Vom erzählen erzählen, 1988, Diogenes).

Porté par l'écriture, Loetscher ne cesse pas d'inventorier le monde, qui au terme du siècle lui inspire deux nouveaux et amples romans. Dans Saison (1995, Diogenes), le regard se fixe à Zurich, le temps d'un été. Dans la perspective d'un jeune homme défilent une foule de protagonistes et d'épisodes, entrecoupés de dialogues rapides, dans un parler banal qui dresse le catalogue du langage et de la vie ordinaires. Ce bilan parfois très disert semble-t-il n'a que peu de poids. Mais l'humour sourit à ce verdict, et la verve répond à la visée que l'écrivain prête à son oeuvre :"Rester vivant en regardant, en prenant de la distance, en nommant tout ce qui se passe".

Le bilan se poursuit de manière plus ample dans Die Augen des Mandarin (1999, Diogenes). Avec pour interlocuteur un mandarin le fixant sur la couverture d'un livre, le protagoniste du roman, qui comme l'auteur a septante ans, médite sur son vécu et tente de discerner ce qui reste sur "la scène tournante du globe de l'histoire dressé en lui-même". Enrichie par le savoir et la culture, la mémoire, qui échappe à la chronologie, évoque tout autour du monde de vertigineux périples, et ces fragments de son expérience se combinent en un amalgame étrange et fascinant. Les scènes macabres et les moments d'horreur ne sont pas éludés, la mort rode et marque une échéance qui se rapproche. Les images qui inlassablement défilent laissent l'impression d'une prodigieuse surabondance, mais se relativisent aussi et suscitent un sentiment de vide et de vanité. Aucun contenu ne s'inscrit plus dans la durée, aucune valeur, dans cet inventaire chaotique que Loetscher esquisse de l'époque, ne s'impose, ni aucune perspective d'avenir. Tel apparaît, en cette fin de siècle, le prix de l'existence et des richesses qu'elle prodigue. Le narrateur en a conscience et assume ce désarroi en intellectuel lucide et avec une stimulante ironie. Et il ne renonce pas pour autant au plaisir de jouir sereinement, comme le lui suggère l'éventail du mandarin, des caresses de l'air de son temps.

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De tous les écrivains suisses qui commencent à publier vers la fin des années cinquante, Paul Nizon (1929) est le plus envoûtant par la magie et la musicalité de son style. Un premier recueil de proses brèves dit les splendeurs de l'existence (Die gleitenden Plätze, 1959, Suhrkamp) et manifeste déjà d'étonnantes qualités expressives. Le talent éclate, sans être d'emblée reconnu comme il le mérite, dans le roman Canto (1963, Jacqueline Chambon). Devant les splendeurs de Rome, un narrateur qui n'atteint à la plénitude de l'être que s'il assouvit sa passion de l'écriture, s'agrippe à "la syllabe au vol capricieux" pour que "quelque chose existe sur quoi il puisse tenir". Son texte se fonde sur l'antithèse : au "je" en quête de soi-même s'oppose le père défunt auquel il s'adresse, aux pulsations de la Ville éternelle l'étroitesse provinciale de Berne, son lieu d'origine. Surabondantes, les images esquissent une dialectique du clair et de l'obscur, de l'immobile et du mouvant, du temporel et de l'intemporel : elles suggèrent l'affrontement entre la vie et la mort.

L'exubérance de l'expression pallie pour un temps l'issue fatale. Divisé en trois mouvements comme une partition, le roman déploie une orchestration rutilante. Il célèbre les fastes de la ville et la beauté des femmes dans une subtile alternance des tonalités, des rythmes et des styles et, porté par une ferveur jubilatoire, prend une dimension existentielle. Requérant une disponibilité toujours nouvelle, le narrateur appelle à briser les entraves et à se révéler à soi-même en découvrant les richesses du monde. L'individualité créatrice : au-delà de la moralité bourgeoise et de la morosité helvétique, telle est l'utopie que Canto proclame avec une luxuriance incomparable.

Ces envolées conjurent un climat autre, paralysant pour l'artiste et propre selon Nizon à la vie en milieu suisse. Ainsi, il prétend dans le provocant essai polémique Diskurs in der Enge (1970, Suhrkamp) que l'étroitesse du pays d'origine s'oppose à l'art et à la vie même, et cite à l'appui les destins tragiques de Soutter, Walser et Glauser. Cette thèse est développée avec une ironie insidieuse Dans la Maison les Histoires se défont (1971, Actes Sud), qui "n'est pas un roman". Sept parties, annoncées par un titre déclamatoire, suggèrent un ordre d'une rigueur arbitraire, les personnages n'évoluent pas, il n'y a ni progression ni déroulement temporel : la forme parodie les rituels de l'existence bourgeoise et figure la stagnation. L'écriture cependant réfute ce mortel immobilisme : l'alchimie verbale, les variations du style et le surgissement des images "renversent la maison", l'imagination créatrice soustrait à l'étouffement par l'entourage et instaure une réalité intense et vivifiante.

Un matériau ingrat inspire une prose d'une singularité fascinante. Elle accorde la poésie et la polémique, l'évocation et la satire, le désenchantement et l'espérance. Le lecteur peut sans risque et avec le même plaisir étonné commencer à n'importe quelle page du livre et poursuivre à sa guise, l'invention ne retombe pas. Rarement la maison suisse, objet dans la littérature contemporaine de toutes les désillusions, a donné lieu à une oeuvre aussi inspirée.

Mais la rupture avec l'ordre bourgeois n'est pas aisée, elle implique un déchirement décrit dans Immersion, 1972, Actes Sud) sous la forme d'un "protocole" émouvant et d'une sobre élégance. Emporté par sa passion pour une inconnue qui l'entraîne dans Barcelone, et en même temps lucide spectateur de lui-même, le narrateur finit par accéder à soi. Mais ce n'est qu'en assumant un sentiment de culpabilité à l'endroit de la famille qu'il se sent prêt "à plonger dans son propre travail... pour être enfin présent au monde". La tentative de la réalisation de soi-même cependant reste dangereuse, elle peut entraîner l'échec et se solder par une tragédie, comme le dépeint le roman Stolz (1975, Actes Sud). Nizon le rédige à la troisième personne comme pour gagner de la distance, et s'inspire pour certains motifs et pour l'écriture du récit Lenz, de Büchner. Malgré les impulsions qu'il sent en lui-même et les modèles offerts par Soutine et dans la correspondance de Van Gogh, dont le roman intègre habilement des passages, Stolz n'a pas la force intérieure nécessaire pour créer et inscrire sa trace dans le temps, et meurt misérablement sous la neige, dans la forêt de Spessart:"Il n'avait plus qu'un seul désir, ne pas être réveillé".

Chez Nizon, les rapports sont étroits entre les événements de la biographie et la réalité évoquée dans ses livres. Dans les textes où il définit sa poétique (Marcher à l’Ecriture, 1985, Actes Sud, L’œil du Coursier. Précédé de Mes Ateliers, 1994, Actes Sud), il dit s'exprimer dans le genre de "l'autofiction" et se définit avec humour comme "un fictionnaire autobiographique qui stationne en passant". Ecrivain, il ne "débite pas des histoires", mais explore son expérience au cours d'un "voyage par le langage" qualifié de "recherche".

Sur ce qui est sa raison d'être, l'activité créatrice, Nizon s'explique aussi dans un captivant "Journal d'atelier", L’Envers du Manteau (1995, Actes Sud). Il dit ses aspirations et ses faiblesses, informe sur la gestation souvent difficile de ses textes, sur sa mythologie personnelle et les personnages auxquels elle se rattache, et met en lumière la cohérence de son oeuvre. Affleurent dans le livre des réminiscences de l'enfance, des portraits et des scènes de la vie familiale et de prenantes résurgences oniriques. Et défilent aussi les confrères qu'il admire, ses maîtres à penser et ses modèles, et avec le panorama de ses lectures, celui des paysages et des cités qu'il admire.

C'est L’Année de l’Amour (1984, Actes Sud), paru en France une année après sa publication, qui a rendu Nizon célèbre comme chantre de Paris et a entraîné la traduction française de l'essentiel de son oeuvre. Le roman intègre subtilement des thèmes et des motifs de ses livres antérieurs, des échappées oniriques et des éléments du conte. Quatre parties mettent en scène un "je" écrivain fascinant dans le miroir de ses rôles, subjugué par les beautés des lieux, les jouissances et les jeux de l'amour vénal, en proie à la difficulté d'exister et d'être poète, aux affres et au bonheur de la passion : jusqu'à ce que sous les pulsations de la Ville lumière naisse l'écriture, "aussi indispensable désormais que l'acte de respirer", "terre ferme" permettant de ramener sur le rivage "quelques parcelles du moi, ou quelques parcelle de vie". Tantôt porté par des élans jubilatoires, tantôt sensuel et coloré, intense et d'une élégance musicale, c'est sur les multiples visages de l'amour et de la capitale, sur la conquête de l'individualité et la vocation d'artiste, un roman d'une composition raffinée et d'une plénitude qui subjugue.

On retrouve dans les cinq "capriccios" composant Dans le Ventre de la Baleine (1989, Actes Sud) les moments essentiels de la quête nizonienne. C'est à nouveau la sensibilité vibrante d'un narrateur avide de mots qui "babillent et déboulent et dansent en moi", assoiffé de vie et de bonheur, "en proie à une allégresse, un désir de s'investir, un sentiment de complicité avec le monde entier... l'envie de lui donner la chasse... de le capturer dans la nasse des mots, des tournures, des images...". C'est encore, dans une prose d'une sensualité fervente, mais finement élégante aussi et parée des séductions de l'humour, l'errance dans Paris, la moisson effrénée, plus intense et plus grave quand s'éveille la conscience de l'irrévocable écoulement des jours. Un cheminement à l'infini et sans trêve, à l'image du Marcheur de Giacometti dont la reproduction clôt l'édition originale du livre. Le parcours d'un écrivain d'une intransigeance walsérienne, au gré de l'imagination et de la mémoire, des sentiments et des sens, pour atteindre à cet "être obscur, fait de mots et d'images, de pauses et de mélodies, que je subodore et pourchasse, et qui sans cesse échappe à mes regards".

Après L’Année de l’Amour et Dans le Ventre de la Baleine, la "trilogie parisienne" s'achève par Chien, Confession à midi (1998, Actes Sud). A la première personne, presque malgré lui, un marginal, posté dans une rue de Paris et plongé dans ses pensées jusqu'à citer le cogito de Descartes, livre ses confidences. Comme le chien d'autrefois qu'il se remémore, il est un "être du présent... pris tout entier par l'instant", et goûte aux saveurs de la réalité "jusqu'à voir déborder la coupe intérieure". Ces moments de participation donnent lieu à des pages exaltantes : sur l'ivresse d'un voyage, la foule et les rumeurs d'une médina, sur les sortilèges d'une nuit d'amour et des moments de l'enfance. Sur les faits divers du temps présent, les incidents du quotidien et les préoccupations qu'ils imposent.

Et pour la délectation du lecteur, ce clochard se croit en butte aussi à l'indiscrétion d'un écrivain reconnu, auquel ses traits donnent une allure nizonienne. Est-il sous surveillance pour se faire "coller une histoire sur le dos", où se trouvent-ils liés indépendamment l'un de l'autre ? Une suggestive rencontre ne permet pas d'en décider, mais le marginal finit par se mettre en quête d'autres lieux. Adieu peut-être aux figures de la lignée du "soldat" et du "marcheur", cette fin intrigue et fascine. C'est grave et cela reste un jeu empreint de réminiscences walsériennes, où la problématique existentielle affleure avec une prenante et discrète élégance. Solitude et liberté, condition de l'artiste et regard sur l'époque : ces thèmes se nouent dans une confidence presque sereine, au gré des rythmes et de la musique d'une écriture harmonieusement parée des raffinements de la langue et du style.

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Tous les auteurs cités ici ont su créer leur écriture personnelle et une oeuvre que certains poursuivent encore, et qui promet de les inscrire dans le siècle. Marqués pour la plupart par l'influence du pays d'origine et de son climat, ils sont largement connus au-delà de ses frontières. Mais après leurs générations en surviennent d'autres, qui débutent à partir des années septante. Moins préoccupées de la Suisse, elles ouvrent des horizons plus vastes. C'est, notamment, l'avènement des femmes, survenues en nombre et révélées par des écritures autres et d'une remarquable qualité. C'est le développement du style polémique, la métamorphose du langage théâtral et romanesque, le bel essor de la poésie. De quoi découvrir des auteurs connus déjà à l'étranger par des oeuvres fortes. Complétant le panorama du siècle ou incarnant l'avenir, ils restent à présenter.

Wilfred Schiltknecht