Luiz-Manuel

Né au Portugal, à Marinha Grande, en 1935, Luiz-Manuel séjourne dans la région de Lausanne depuis 1962. Il poursuit une oeuvre littéraire en deux langues et une activité de traducteur vouée essentiellement à la poésie. Ses publications sont détaillées sur la page auteur qui lui est consacrée (http://www.culturactif.ch/ecrivains/luizmanuel.htm), depuis laquelle on peut également accéder à quelques-uns de ses poèmes

 

Entretien avec Luiz-Manuel (Francesco Biamonte)

Le Culturactif: Quelles raisons vous ont-elles amené à quitter le Portugal ? Et à vous installer précisément en Suisse ?

Luiz-Manuel: Volontairement exilé en 1962, pour des raisons politiques, après avoir été arrêté à deux reprises, pendant quelques mois, sous la dictature. Des amis suisses m'ayant encouragé à les rejoindre en Suisse, je m'y suis installé... et je m'y suis enraciné.

Comment vous êtes-vous senti accueilli en Suisse en tant qu'auteur (tant du côté des lecteurs que de vos confrères et du milieu de la littérature et de la culture) ?

Arrivant en Suisse, je n'avais pas grand chose dans mon bagage littéraire. Puis, il y a eu un long processus d'acclimatation: l'insertion professionnelle, sociale et même politique; l'acquisition de la maîtrise de la langue aboutissant au bilinguisme; le début de l'activité de traducteur de poésie; l'entrée en écriture; la découverte d'une vocation de passeur s'exprimant surtout par le biais de la traduction mais empruntant parfois les chemins de l'amitié littéraire pour s'épanouir. Tout le long de ce cheminement, je me suis toujours senti bien accueilli.

Réciproquement, quel effet vous a fait le milieu littéraire suisse au moment de votre arrivée?

J'ai surtout été fasciné par la richesse de la littérature suisse, particulièrement de la littérature romande, dont j'ignorais pratiquement tout. A mon arrivée, on m'a offert un livre: Le testament du Haut-Rhône, de Chappaz. Et c'est par le biais de ce beau texte que j'ai entamé mon apprentissage de la littérature romande (du reste, Maurice Chappaz est devenu plus tard un ami pour moi et c'est lui qui a préfacé mon premier recueil en français).

La Suisse découvre les richesses des littératures d'immigration, qui bénéficient d'un début de reconnaissance - il y a quelques années on a ainsi commencé à parler d'une "cinquième littérature de Suisse". Quel regard portez-vous sur cette tendance récente? Vos impressions sur le milieu littéraire suisse ont-elle changé au fil du temps ?

Mes premières impressions n'ont pas changé: je considère toujours que la littérature suisse est d'une richesse inouïe, souvent méconnue à l'étranger. Quant à la "cinquième littérature de Suisse", je me réjouis de voir qu'elle bénéficie d'un début de reconnaissance: comme dans d'autres domaines, l'apport littéraire des immigrés ne saurait être que bénéfique. Cependant, c'est un processus très lent et il faut parfois attendre la deuxième ou la troisième génération pour voir émerger des écrivains "suisses" issus de l'immigration. A titre d'exemple, je citerais le cas de l'immigration portugaise en Suisse, très récente: les écrivains issus de cette communauté ayant déjà publié un ou deux livres appartiennent tous à la première génération et écrivent tous - sauf moi-même - en portugais.

Quels rapports entretenez-vous aujourd'hui avec votre pays d'origine ? Vous y rendez-vous souvent ? Y comptez-vous des lecteurs?

Pendant les douze premières années de vie en Suisse, je ne suis pas retourné au Portugal. Y retournant pour la première fois en 1974, après la Révolution des oeillets, j'étais un peu décalé par rapport à mon pays natal - comme si je lui étais devenu étranger. Et il m'a fallu un certain temps pour me réapproprier le Portugal et pour accepter totalement mon appartenance à deux pays, au demeurant très différents l'un de l'autre. J'ai encore de la famille au Portugal et j'y retourne au moins tous les deux ans. Mais j'entretiens des liens - au moins épistolaires -avec de nombreux correspondants portugais (famille, amis, etc.), surtout via courriel. Par ailleurs, il existe aujourd'hui en Suisse une forte colonie portugaise et je participe encore énormément à la vie associative dans les milieux portugais - comme dans les milieux suisses, du reste. Ayant aussi publié en portugais, je compte nécessairement des lecteurs au Portugal, surtout dans ma région natale.

Avez-vous le sentiment d'appartenir davantage à la scène culturelle suisse ou portugaise? Vous considérez-vous comme un écrivain suisse?

Actuellement, j'ai le sentiment d'appartenir davantage à la scène culturelle suisse. Et je me considère comme un écrivain suisse, voire suisse romand - lorsque j'écris en français... Cependant, je reste aussi membre des associations faîtières des écrivains et des traducteurs portugais.

Votre expérience de migrant a-t-elle directement nourri votre oeuvre littéraire? De quelle manière?

Oui, dans certains cas. Il y a eu par exemple un recueil en portugais, publié à Lausanne en 1995 par la FAPS - Fédération des associations portugaises de Suisse -, dont le titre est "Cruel Europa mãe das utopias" ("Cruelle Europe souche d'utopies": ce recueil poétique est clairement et entièrement l'oeuvre d'un migrant, même s'il est écrit en décasyllabes classiques, abordant exclusivement des thèmes liés à l'exil, à l'isolement, aux problèmes des immigrants, aux rapports étranges que le pays d'origine a noués - ou a oublié de nouer - avec ses enfants. Une sorte de catharsis, bien sûr... Mais j'ai écrit aussi des textes en français, qui approchent, sous forme poétique, la thématique de l'intégration, des racines, etc.

Vous avez été très actif en tant que médiateur culturel, et avez cherché à donner une place en Suisse à la littérature portugaise. Pouvez-vous nous parler de cette démarche, de qui vous y a conduit, et de ce que vous avez compris, appris, observé à travers elle ?

Je suis encore actif dans ce domaine. Mais mon activité de passeur s'est exercée et s'exerce encore, chaque fois que possible, dans les deux sens: diffuser la poésie portugaise en Suisse, certes, mais diffuser aussi la poésie suisse au Portugal, puisque j'ai traduit et présenté en portugais vingt et quelques poètes suisses, dont deux Tessinois (Fabio Pusterla et Solvej Albeverio-Manzoni). Cette vocation de passeur s'est aussi développée dans au moins une autre langue - le grec - par le biais des amitiés littéraires, avec l'aide de Mousse Boulanger, par exemple, en suscitant la présentation dans cette langue-là, où n'abondent pas les textes d'auteurs suisses, de trente poètes romands, traduits par une amie, la poétesse Victoria Theodorou. Laquelle, du reste, a utilisé ses honoraires de traductrice pour... financer l'impression de l'ouvrage.

La démarche me paraît aller de soi pour un écrivain et traducteur bilingue, le principe de la solidarité - au plan littéraire comme au plan social - étant très important pour moi.

Votre regard sur la littérature portugaise se modifie-t-il à travers votre expérience de la littérature suisse, ou de la Suisse en général?

Je me suis surtout rendu compte du fait qu'il s'agit de deux mondes littéraires très différents et différemment façonnés par la géographie et par l'Histoire (cf. Claude Frochaux).

Vous avez entrepris d'écrire aussi en français ; comment se joue votre rapport à la littérature dans vos deux langues d'expression ? Ecrivez-vous les mêmes choses, et si tel n'est pas le cas: à quoi est-ce dû?

Pendant longtemps, j'ai essayé de comprendre le phénomène de l'écriture en deux langues. J'écris souvent par jets (de la vapeur s'échappant d'une marmite où bouillonne Dieu sait quoi?), je veux dire que j'écris parfois jusqu'à quelques dizaines de pages suivies. Et il arrive souvent que cela commence dans une des deux langues, que cela saute ensuite à l'autre langue, pour revenir plus loin à la première langue - et ainsi de suite. Finalement, j'ai renoncé à comprendre et je me limite à dire: Pourvu que cela dure! Mais la promiscuité linguistique n'est pas sans dangers et il faut souvent recommencer à lire les classiques - dans les deux langues...

Il est rarissime de tomber sur un texte qui pourrait s'épanouir simultanément dans les deux langues - et lorsque cela se produit, il est très difficile de choisir à quelle langue il va appartenir...

En règle générale, on n'écrit pas les mêmes choses dans les deux langues - et bien des textes écrits dans une des deux langues me paraissent porteurs d'une impossibilité de transposition dans l'autre langue. Mon intuition me dit que cela tient au fait que les deux langues ont des structures différentes et que les thèmes possibles ne se chevauchent jamais entièrement, certains d'entre eux découlant l'Histoire, d'autres de la géographie: comment parler de la mer lorsqu'on est montagnard? Et comment parler de la montagne lorsqu'on est né et qu'on a vécu ses premières années au bord de la mer?

Vous publiez ces jours un nouveau recueil chez Samizdat, à Genève: Théorie du phare. Pouvez-vous nous en dire quelques mots?

Je vais citer ce que dit Claire Krähenbühl dans la présentation de Théorie du phare : "Dans son livre bilingue, Fractales & replis, on trouvait déjà des textes aux alliages peu communs, étrangement chaotiques, où la thermodynamique et les turbulences des particules côtoyaient l'abeille vespérale et la poule au pot. Dans ce chaudron-ci mijote à nouveau un drôle de mélange: une philosophie un peu noire, une pointe de saudade, beaucoup de matière prosaïque, des élans lyriques, le tout épicé d'humour, d'ironie même, saupoudré de tendresse, sentiment qu'affectionne particulièrement le gardien (et le narrateur qui a les pieds sur la falaise et la tête dans l'azur)." En somme, après une introduction - en trompe-l'oeil... - supposée autobiographique, la démarche devenue presque habituelle a été d'insérer dans le discours poétique des éléments extraits du concret et du quotidien qui normalement n'y sont pas associés.

Propos recueillis par Francesco Biamonte

 

Le Cultur@ctif Suisse