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Lucas Moreno

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Lucas Moreno

Lucas Moreno Né en 1972 à Montevideo, Lucas Moreno arrive en Suisse à l'âge de huit ans. Bilingue espagnol-français, il parle couramment l'anglais et l'italien et se débrouille en allemand et chinois. Après des études de lettres à Genève, il exerce une variété de métiers: bassiste, guitariste, prof de français, journaliste, assistant universitaire, traducteur technique et littéraire puis rédacteur aux services du Parlement, à Berne. En parallèle, il se consacre à l'écriture de romans, de nouvelles et de scénarios de BD.
En 2007, il cofonde Utopod (www.utopod.com), podcast consacré aux littératures de l'imaginaire. Depuis 2003, il coordonne des ateliers et des groupes d'écriture en Suisse romande.
Il compte une vingtaine de publications: textes personnels en revue et en anthologie ainsi que traductions de romans, nouvelles et romans graphiques, notamment pour les Humanoïdes Associés et L'Atalante.
Actuellement, il travaille à un scénario de BD ainsi qu'à Angel-sur-Coffrane , cycle de nouvelles noires et lynchiennes dont est tirée «Le meilleur' ville dou monde».
Finaliste du Prix FEMS 2010, il a été nominé en 2009 pour le Grand prix de l'imaginaire, le Prix Bob Morane et le Prix Imaginales.
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  Le meilleur’ ville dou monde

La première fois que j'ai vu Julius Sheffield, il pesait deux cent cinquante kilos et il avait le nez qui coulait. C'était dans le jardin de Manu. Des saucisses grillaient sur le feu et on se les gelait comme des cons, bien décidés à rester dehors malgré le froid: en août, à Angel, tu fais comme tu peux. J'étais planté devant le barbecue, en pleine conversation télépathique avec une merguez, quand une main m'a tapoté l'épaule.
«Tou es Alex?»
Je me suis retourné et je l'ai vu, l'homme-montagne à la barbe touffue, au regard délavé, fourré dans un Bombers de la taille d'une tente de camping. Il respirait comme un clébard qui vient de se taper un mille mètres, on aurait dit qu'il allait claquer s'il ne s'asseyait pas dans les dix secondes. J'ai descendu mon gobelet de rouge cul sec et je lui ai lancé:
«Ouais, c'est moi. Vous êtes qui ?
– Julius Sheffield.»
Ça me disait rien, il s'en est aperçu.
«Je viens de les USA, j'écris des rowmans de polar gore.
– Cool.
– Manu m'a invité. Angel-sur-Coffrane est t'rès parfait pou' mon travail: la calme, le nature, cet sentiment de la… connexion.»
Son regard s'est allumé. Ce mec avait des yeux de déséquilibré, de gros yeux bien injectés de sang qui sortaient de leur orbite pour te fixer jusqu'aux tripes. Un truc s'est mis à vibrer sous mon crâne à ce moment-là, une sorte de sixième sens, d'instinct animal: j'aurais dû me casser illico, mais le gros tas me tenait dans sa toile hypnotique.
«C'est bon, elles sont cuites!» a lancé Cyril à côté de moi, et la tension s'est relâchée un instant. Je me suis servi deux merguez, une côtelette de porc et de la salade de riz. J'ai débouché une bouteille et observé Julius timidement, comme un gamin qui attend que l'instituteur lui aboie un ordre. Ça n'a pas tardé:
«On allez là-bas!» a-t-il décidé, un gros index boudiné pointé vers le fond du jardin où traînaient des chaises en fer rouillé. Il s'est servi le triple de moi puis on est partis se poser.
La soirée s'est épaissie, filandreuse, hors du temps. L'homme-montagne me racontait sa vie et j'étais suspendu à ses lèvres, happé par son magnétisme. Il a tout déballé: les boulots merdiques dès l'adolescence, les trips à l'acide dans les années 70, les voyages trash en tant que reporter de guerre, les divorces, les dépressions, la tentative de suicide. À présent il se consacrait exclusivement à l'écriture. Le cul enfoui dans sa chaise de bureau quadruple XL, il passait six à quinze heures par jour devant l'ordi en s'arrêtant juste pour bouffer, seul comme un rat mort.
«Au fur et à maisure, je souis devenu le vrai autiste. Avant, quand j'été jeune, je voyage beaucoup, je pas trouvé mon centre, et maintenant je voyage no more mais je toujours pas trouvé mon centre. Il faut faire quelque chose, no?»
Et là, tout à coup, ses yeux se sont remis à rougeoyer. Il a froncé les sourcils, redressé son buste de colosse. Ça m'a fait l'effet d'une douche froide. Jusque-là une bulle nous enveloppait, et en une seconde l'anesthésie s'est dissipée: je percevais en bloc le brouhaha des conversations à l'autre bout du jardin, les volutes âcres des charbons agonisants, la brise glaciale, l'haleine de viande de Julius.
«Écoute, Alex! J'ai ou le révélation mystique avec Angel-sur-Coffrane! (Il a agrippé mes avant-bras avec une rapidité hallucinante.) C'est le meilleur' ville dou monde, un trouc que j'ai jamais vu ailleur', oune force... Je veux m'intégrer!»
J'ai essayé de me dégager, mais son emprise s'est resserrée et j'ai cru qu'il allait me broyer les os.
«Tou détestes ce ville, n'est-il pas vrai? Tou veux partir, Manu me l'a dit. Yes?»
J'ai gardé le silence, occupé à essayer de me libérer. Son visage s'est décomposé et il a hurlé du fond de son demi-mètre cube de poumons:
«Répooooonds quand jeu parrle!»
J'ai failli me pisser dessus.
«Je… euh… oui, ai-je hoqueté. Cette ville est pourrie, je veux me casser!
– C'est bien, Alex, c'est bien. Quoi es-tu prêt à faire pour partir?
– Je… j'ai pensé à me bouger plusieurs fois, mais ça n'a jamais rien donné…»
J'ai cru déceler du mépris dans ses yeux.
«Quoi es-tu prêt à faire?
– J'sais pas, moi, beaucoup de choses, ai-je dit dans un sursaut de fierté.
– N'importe quoi? Tout?»
Ses pupilles me déchiraient de part en part, mes os étaient sur le point de céder, il fallait que je trouve de quoi le calmer. J'ai déclaré, d'un ton aussi solennel que possible: «Oui, tout.»
Son visage s'est éclairé. Tout est allé très vite: il a sorti un canif de sa veste et m'a cisaillé la paume droite. Ensuite, il s'est infligé le même traitement puis m'a serré la main pour mêler nos sangs.
«Notre pacte est scellé, young Alex.»

***

Angel-sur-Coffrane.
Six mille âmes, population stable depuis les années 80, nichée dans une vallée de moyenne montagne au cœur d'une forêt noire et dense qui vous coupe du monde.
Pour la plupart des gens qui y vivent, c'est le paradis sur terre; personne ne vient jamais t'emmerder, l'air est pur, la vie paisible. Oh, il y a bien un cas de disparition non résolue de temps à autre, mais l'Angélien oublie vite.
La commune subvient aux besoins de la plupart d'entre nous: 50% des habitants sont au chômage, 25% aux services sociaux et le reste dans des métiers qui rapportent pas un rond. Chacun dispose d'un toit, de chauffage en hiver, d'une assurance maladie complète et d'un frigo approvisionné à l'année. Il y a même un petit hôpital, avec des installations correctes et du personnel médical qualifié.
La question, bien sûr, c'est d'où sort le fric pour faire tourner la machine. Qui remplit les caisses de la ville? Qui alimente notre faune d'assistés? La Confédération et le canton restent discrets, acceptent officieusement notre autarcie, mais en contrepartie ils nous filent que dalle.
Il aura fallu Sheffield pour que je pige: parfois, quelqu'un doit payer le prix fort pour cet éden de clodos.
Je n'ai pas toujours haï la ville. Jusqu'à la majorité, ça allait plutôt bien. Enfance heureuse au grand air, baise facile dès l'adolescence – on est peu, on fait pas les difficiles –, fiesta à longueur d'année avec les potes. Jamais rien glandé à l'école, mais côté culture je m'en sortais honorablement: à force de fréquenter Manu et son filet d'artistes, j'ai découvert la lecture, le bon cinoche, la musique qui te prend aux tripes. C'est vers vingt-cinq ans que ça a commencé à foirer, je me sentais à l'étroit, asphyxié. Les potes pigeaient pas. Angel, en gros, c'est la vie cyclique, l'art du moment présent, et moi je me suis mis à rêver de linéarité: tu te fixes un but et tu l'atteins, ce genre de dynamique. Trois ans que je veux mettre les voiles, trois ans que le rêve tourne en vase clos.
Angel-sur-Coffrane, un paradis, ils se foutent de la gueule de qui? C'est quoi, l'horizon? Timbrer le mardi après-midi en attendant les sociaux? Se marier entre nous pour jouer à qui accouche du plus attardé? Sans déconner, tu vois de ces gueules dans les rues, pas étonnant que psycho-Sheffield ait décidé de s'installer ici.
J'aurais dû foutre le camp depuis longtemps, mais au fond je suis comme tous ces zonards: pas de vision à long terme, pas de feu sacré, pas de couilles.
J'observe l'allumé qui me fait face, la folie mystique qui habite ses yeux, et je me prépare à payer le prix fort.

*

La deuxième fois que j'ai vu Blob-Man, c'était au Manoir Hanté, trois ou quatre semaines après l'épisode du jardin.
Il fallait laisser une chose à Angel : notre bled accueillait une poignée d'artistes vraiment barrés, extrêmes, experts en projets mégalos générant zéro thune, qui prenaient refuge dans une des seules villes du pays capable de digérer leur mode de vie. Manu faisait partie de ceux-là. Surgi de nulle part au début des années 80, il avait fait d'Angel-sur-Coffrane un petit nid à contre-culture.
Son bébé, c'était le Manoir Hanté. Il appelait ça un «musée privé», mais nous, les potes, on y allait souvent pour faire des fondues et fumer des pétards. Une vieille bâtisse du XIXe siècle qui avait survécu à l'incendie de 1946. Style néogothique, double cage d'escalier ornée de gargouilles, trois étages remplis de niches, de trappes, de recoins. En compagnie d'un photographe et d'un vidéaste, Manu avait investi les lieux, leur avait redonné vie, modelant chaque millimètre cube d'espace avec un acharnement de fourmi.
La visite prenait bien quatre heures. Tu traversais d'abord le couloir d'entrée, aux murs tapissés de photos noir blanc de vieux films d'horreur et de stars glamour au teint laiteux: de Béla Lugosi à Peter Lorre en passant par Avril Lavigne ou les vamps mamelues de Russ Meyer. Au premier niveau, il y avait le Labyrinthe de Pan: un enchevêtrement d'épaisses tentures écarlates et de lampions, avec à chaque croisement des sculptures en fer forgé et en plastique fondu représentant des prédateurs xénobiomorphes, gardiens immobiles du dédale. On accédait ensuite à une bibliothèque où, au milieu de tableaux de Lovecraft et de Quiroga, tu t'affalais sur une chaise longue pour lire un incunable en écoutant les violons glaçants de Mulholland Drive. Puis arrivaient les «sables mouvants», une pièce recouverte d'un tapis spongieux où des squelettes animés s'entrelaçaient dans des positions lubriques, cambrés sous une douche de bile végétale vomie par de fausses plantes carnivores. Ailleurs, un radiocassette diffusait en boucle l'enregistrement d'une vieille dame racontant l'agonie de sa petite-fille cancéreuse. Partout, des animaux étranges s'encastraient dans les cloisons. On voyait leurs membres ressortir, des globes oculaires isolés, une langue en papier mâché pendre ici, des viscères plastifiés grouiller là. Une des salles présentait une collection de Vierges Marie pulpeuses aux poignets tailladés, avec des nids de cafards fichés dans leurs bouches béantes.
Et le spectacle se poursuivait, macabre, déstabilisant. Le temps se dilatait tandis qu'on s'enfonçait dans l'organisme de la maison comme un ver solitaire sous LSD.
Je connaissais la sensation, je connaissais le Manoir.
Mais quand j'ai vu Julius Sheffield au détour du Palais des Glaces, vautré dans un fauteuil moisi, sourire figé aux lèvres, le menton rayé d'un canal de bave, j'ai cru que mon cœur s'arrêtait.
Il avait maigri. Putain comme il avait maigri. Manu m'avait raconté qu'il pesait deux cent cinquante kilos à son arrivée ; là, il avait bien dû en perdre cinquante !
Il m'a lancé d'une voix faible, craquelée :
«Tou n'avez pas oublié not're pacte, hein, Alex?»
Puis il s'est endormi d'un coup, comme un bébé gavé de lait chaud.

*

C'était à la pause de midi – le chômedu m'avait placé à temps partiel chez le cordonnier. Je marchais vers la boulangerie sous les flocons de novembre, l'estomac vide et la tronche peuplée de pensées glauques.
Des semaines que ça durait! Qu'est-ce qui leur prenait, à tous? Les potes m'évitaient. Mon boss me traitait comme une merde, répétant à longueur de journée: «Vivement la fin des quatre mois!» Manu avait fermé le musée pour travaux, et quand j'allais au bistrot les têtes se détournaient sur mon passage. Ma copine m'avait claqué la porte au nez. Les seules personnes qui me causaient encore étaient des «hors clan», en quelque sorte, des étrangers récemment établis ou les asociaux à qui personne n'adressait jamais la parole. J'avais sans doute lu trop de Philip K. Dick, mais je sentais comme une conspiration se cimenter autour de moi. Une angoisse sourde me compressait le bide.
Les choses avaient commencé à déconner dès ma première rencontre avec Julius, mais c'est la visite chez Robert-Tissot, le commissaire, qui avait déclenché la sonnette d'alarme. Le lendemain du Manoir, j'étais allé le voir pour lui raconter mon histoire, et là il m'avait sorti un truc de ouf: «Julius Sheffield? Jamais entendu parler. Mais ce gars a raison : tu n'es plus chez toi, ici, ça se sent. L'heure est peut-être venue de partir.» J'étais resté sans voix. Ça voulait dire quoi, ce bordel?
Je ressassais mes idées noires en arrivant à la boulangerie quand je l'ai vu: Sheffield, plus en os qu'en chair. L'homme-montagne s'était encore dégonflé, il flottait dans ses habits. Il avançait d'un pas boiteux sur le trottoir glacé, poings au fond des poches, voûté comme un crochet. Il a relevé la tête d'un coup sec et m'a salué d'un geste.
Il n'avait plus de main droite.
Elle avait été sectionnée au niveau du poignet.

*

Quelques jours plus tard, sur la rue principale.
Sheffield et Manu accompagnant la petite Sophie, la fille du fleuriste enceinte jusqu'aux dents, tous trois engoncés dans de grosses doudounes d'hiver.
Vus au dernier moment, pas pu les éviter.
Julius, carrément maigre à présent, m'a lancé d'une voix aussi ténue que le jet d'une seringue :
«Tou vois, Alex, on y est pr'esque.»
En disant ça, il pointait son moignon vers Sophie.

*

À partir de là tout s'est enchaîné très vite.
J'ai reçu un e-mail de Manu qui m'annonçait la réouverture du musée et m'invitait à venir y prendre « un dernier verre ». La formule m'a glacé le sang. Sheffield n'était pas le seul à péter les plombs. Je ne savais plus à qui me fier. Ne fréquentant plus personne depuis deux mois, j'ignorais qui faisait partie de ce que j'avais baptisé «le complot».
Après le message de Manu, j'ai tenu quarante-huit heures à la maison, terré comme un lapin en cage, paralysé par la peur. L'idée m'est venue de consulter le site du Manoir Hanté. Fabien, un des trois fondateurs, avait installé des caméras à tous les étages et diffusait les images en continu sur une page accessible par mot de passe. Je l'avais encore. J'ai survolé diverses pièces, m'attardant ici et là, et puis j'ai fini par zoomer sur un détail des sables mouvants : une protubérance au niveau du plafond, que je n'avais jamais remarquée.
C'était une main.
Une main énorme, potelée, boursouflée.

*

J'ai décidé de laisser une dernière chance à Robert-Tissot avant de foutre le camp d'Angel. Mon instinct de survie grésillait à plein régime.
«Il se passe quelque chose, commissaire, c'est évident!» ai-je conclu après lui avoir expliqué le coup de l'e-mail et de la main.
Silence.
«Vous n'avez jamais rencontré Julius Sheffield, vous êtes certain? La ville est petite…
— Qu'est-ce que tu insinues, Alex?» Il me foudroyait du regard.
«J'insinue rien du tout, putain, mais il est peut-être temps de se bouger, non ? Sheffield est sérieusement dérangé, et Manu… on croit connaître les gens…
— Manu est la meilleure chose qui nous soit arrivée.
— Je… vous demande pardon?
— T'imagines même pas ce qu'on lui doit ! Sans lui, Angel-sur-Coffrane ne serait pas ce qu'elle est.»
Ça commençait à puer drôlement. Sans prendre la peine de dire au revoir, je suis sorti du commissariat et j'ai foncé vers le garage de mon immeuble. Une fois dans la voiture, j'ai poussé un long soupir pour évacuer la pression. La clé a tourné dans le contact et le vrombissement feutré du moteur est venu siffler à mes oreilles comme un doux baiser.
Alors que j'atteignais la rampe de sortie, des crissements de pneu ont résonné dans le souterrain. Une seconde plus tard, une camionnette me percutait de plein fouet. Ma tête est partie faire du lèche-vitrine.
Tandis que je tâtonnais mon front pour mesurer l'étendue des dégâts, Manu a ouvert la portière et m'a tiré de la bagnole par la veste.
«Tu es pressé de nous quitter, Alex? Un peu de patience, bon sang, c'est pour bientôt.»
Ses yeux étaient rouges comme des cerises, il avait dû s'envoyer un carrousel de dope. Il a fait un geste de la main et deux ombres ont surgi de derrière une colonne. Un mec en blanc poussait une chaise roulante, et dedans il y avait Sheffield, rigide, décharné comme un phasme, la peau du visage décolorée à l'eau de Javel. Un tube reliait son avant-bras à une poche de perfusion tenue par l'aide-soignant.
Il m'a souri et j'ai perdu connaissance.

*

Je me suis réveillé le lendemain matin avec une migraine carabinée, surpris de me trouver dans mon lit. J'ai caressé mon cuir chevelu : ils avaient soigné ma blessure, placé un bandage autour de mon crâne. J'ai senti que le jour était arrivé. Je pouvais ruer dans les brancards ou partir avec dignité, ils me laissaient le choix.
Lentement, je me suis levé, je me suis habillé et j'ai appelé un taxi.
Le soleil resplendissait dans le ciel, les routes avaient été dégagées pendant la nuit. Sur le siège du passager, j'ai lâché:
« Inutile de vous demander de m'amener à la gare, n'est-ce pas?
— Trop de neige, les trains sont bloqués.
— Et les cars?» ai-je demandé d'un ton sarcastique.
Le conducteur m'a regardé. «Ne fais pas l'idiot, Alex. Tiens, voilà qui t'aidera.» Il me tendait une pilule. J'ai hésité un instant puis j'ai fini par l'avaler ; à ce stade de la course, j'étais en pilotage automatique.
Arrivé au Manoir, je suis directement monté aux sables mouvants. Je savais que ça se passerait là.
Et me voici face à eux, au milieu de vapeurs d'encens, sur le point d'accomplir mon destin. Pendant la nuit, Julius a été amputé des quatre membres. Les plaies sont propres et cautérisées. L'homme-montagne est devenu homme-tronc. Incrusté dans un des murs, les yeux révulsés, la mâchoire pendante, il se délite dans les entrailles du musée. Le filet de conscience qui le rattache à la vie sera bientôt tranché par le bourreau posté à ses côtés, prêt à lui planter un poignard dans le cœur au premier signe de Manu.
Manu qui braque le canon d'un flingue sur moi, téléphone portable collé contre l'oreille.
Il vient de m'expliquer le topo. Je l'ai pris avec hébétude, shooté par la drogue.
Tous les cinq ans, ils trouvent un volontaire pour s'«intégrer». Un allumé mystique, un ex-membre de secte en mal d'adrénaline, un suicidaire exalté, un psychotique, n'importe quoi pourvu qu'il allonge les millions. L'héritage de Julius y est passé. Le nombre d'«Angéliens purs» est fixe: 5537 âmes – le reste de la population, ce sont des «externes fluctuants». Quand un outsider comme Sheffield veut s'intégrer au noyau dur, un autochtone doit lui céder la place pour maintenir «le nombre d'or». Le Manoir, «cœur archétypal de la ville», digère le corps étranger et le recrache sous forme de nouveau-né tandis qu'un natif est sacrifié: la balance est préservée.
J'ignore si Robert-Tissot, le maire et tous les autres croient à ce gigantesque délire ou s'ils ferment les yeux à cause du blé, mais une chose est sûre: Manu, lui, y croit. Je le vois dans ses pupilles de malade.
Le téléphone portable sonne. C'est l'hôpital: la tête du bébé est sortie.
J'ai juste le temps d'entendre la détonation avant de sombrer dans les ténèbres.

— FIN —

 

Lucas Moreno

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Lucas Moreno sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 09.11.10
Dernière mise à jour le 09.11.10

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