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Janine Massard

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Janine Massard

 

Janine MassardJanine Massard est née en 1939 à Rolle, sur les bords du Léman, dans un milieu ouvrier. Elle vit aujourd’hui à Pully. Après le collège, elle fait des études d’éducatrice puis suit le gymnase du soir de Lausanne pour y préparer une maturité fédérale. S’ensuit un bref séjour à l’université et la rencontre avec l’écriture.

Son œuvre, en partie autobiographique, se caractérise par une forte réflexion sociale. Elle a reçu, entre autres récompenses, le Prix Schiller 1986 pour La petite monnaie des jours. Ce livre retrace l’histoire, dans les années 1950, d’une jeune fille pauvre qui échappe à son destin par la voie des études.

Auteure de nouvelles, de récits et de romans, Janine Massard a également publié un travail d’ethnologie régionale, Terre noire d’usine, paysan-ouvrier dans le Nord vaudois au XXe siècle.
En septembre 2010 est paru le recueil de nouvelles Childéric et Cathy sont dans un bateau, où la langue, par son inventivité et ses nouvelles possibilités, tente de rejoindre un réel qui nous dépasse. De manière générale, l’œuvre de Janine Massard se caractérise par une recherche esthétique hors des canons dominants.

Le texte présenté ici constitue les premières pages d’un récit que Janine Massard se propose d’écrire sur son oncle, pêcheur du Léman, qui a aidé des résistants français durant la Seconde guerre mondiale.
MRT

 

  Gens du lac

Dans son entourage, on était plutôt taiseux, et pourtant, Ami dit Paulus avait toujours su que parler n’était pas en rajouter mais défendre son opinion qui valait autant que celle d’un autre, comme il le prouvera plus tard. Il était enfant unique à une époque où le pays était pauvre, les familles nombreuses, tandis que lui, sans frère ni sœur, s’était senti à part, au début en tout cas, puis avait accepté la situation, entrevoyant aussi qu’il n’y aurait pour lui aucune nécessité de quitter sa bourgade au bord du lac. Observateur-né, il avait acquis l’assurance qu’un enfant unique n’aurait pas à s’exiler pour trimer dans une de ces usines avec grandes cheminées, où l’on parlait une langue éloignée de la sienne, un dialecte rocailleux qui jaillissait de la gorge; il n’aurait pas non plus à traverser l’océan pour l’Amérique. Il était du lac et, grâce à lui sans doute, il n’avait jamais eu l’impression d’avoir la tête vide. Quand il partait pêcher avec son père, il en guettait les cadences, observait l’eau pour mieux apprendre sa mobilité. Se signalant à elle, il la comprenait. Loin de la rive, son père et lui n’étaient plus que deux personnages insignifiants, soutenus par leur bateau. Le lacustre en lui savait qu’il vivrait de la pêche: les vagues lui murmuraient l’humeur de l’eau, amicale ou colérique; il interprétait brises et vents qui pouvaient tourner d’un moment à l’autre. Heureusement, le père avait un bon bateau avec une coque profonde, rassurante, pas un de ces noie-chrétien qui vous envoie par-dessus bord à la première vague sérieuse. Sur le lac, il fallait tenir par tous les temps, lui avait dit le père, soucieux de la transmission du savoir, en lui rappelant à quelques reprises que le lac était un élément exigeant, à respecter; cette affirmation lui était restée, il en saisira la portée plus tard, quand il verra des bancs de poissons morts flotter à la surface de ses eaux souillées. 

Très tôt, le garçon avait senti une sorte d’excitation de son imagination, suggérée par le lac, à condition d’accueillir avec bienveillance les étrangetés qu’il décelait, quand le jour disputait sa place à la nuit. Il existait au cœur d’un mystère dont il se demandait si une vie suffirait à le déchiffrer.
Enfant, il avait été élevé à la dure comme tous ses semblables, nés sans cuillère en argent dans la bouche: il avait à peine fini de pousser que, par gros temps, son père le réveillait dans le profond de la nuit pour l’emmener sur le lac relever les filets. Le  travail terminé, il le débarquait sur un ponton près de l’école au bord de l’eau, d’où le gamin gagnait sa classe, l’estomac vide: il n’avait qu’à attendre midi pour se le remplir, maman l’avait habitué ainsi.  

De ces équipées nocturnes et précoces il avait appris à se méfier du sommeil: il se passait des choses très intéressantes la nuit quand les pêcheurs, en provenance des deux rives, se retrouvaient au milieu du lac, posaient ou relevaient les pics, ces filets des profondeurs. Si la frontière avait un tracé précis sur les cartes de géographie, sur l’eau elle était invisible: Suisses et Français, Vaudois et Savoyards pêchaient dans les profondeurs, en droite ligne du lieu où ils vivaient, là où se trouvaient truites et féras, hommes contraints d’agir en fonction du balancement des poissons. A force de turbiner la nuit, ils s’interpellaient d’un bateau à l’autre, s’entraidaient, identifiaient leurs filets grâce aux pollets, repères flottant à la surface, faits de matériau léger, surmontés de plumes de canard. Quand les courants étaient contraires, ils dérivaient dans un sens ou dans un autre, les Français en Suisse, les Suisses en France.  
Ami père et Ami fils, dit Paulus, quittaient le petit port devant la maison entre deux et trois heures du matin, ramaient énergiquement, guidés par leur boussole, aidés par un falot, l’œil entraîné à l’obscurité, ils ralentissaient dès qu’ils apercevaient les pollets. Lors des nuits claires, ils avaient l’impression d’être rendus plus vite sur place, alors que c’était simplement plus agréable que par gros temps quand il fallait tenir les rames pour ne pas perdre le cap, composer avec les vagues hostiles, pactiser avec les contrariantes et l’air glacial.   
Les pêcheurs entre eux parlaient de leurs préoccupations, comme leurs pères avant eux: quand on exerce le même métier on est confrères, la pratique avait fait d’eux des frères. Et comme pour donner une suite naturelle à ces rencontres nocturnes, le père et le fils se sont engagés en faveur de la Résistance. Ils l’ont fait à leur façon: sans chichi, sans se vanter, n’en parlant à personne; rien ne devrait désormais venir au jour sur ce qui se passait de nuit.  
Quand ils quittaient la rive suisse, ils emportaient médicaments et nourritures et, pour le retour, embarquaient des personnes poursuivies par la Gestapo. L’échange avait lieu dans ces eaux-là, en même temps que la levée des filets. Chacun savait ce qu’il avait à faire: les fugitifs prenaient une gourde avec eux, simple mesure de précaution. Ils se taisaient surtout. Tout le monde se taisait pour éviter d’attirer l’attention.

D’un pêcheur de Thonon, les deux Ami savaient que Pierre-Mendès France avait traversé le lac au début de l’année 1942 dans les mêmes conditions sauf que le passeur, connaissant l’importance de son passager, l’avait amené personnellement  jusque sur la rive d’en face. Cette information avait été murmurée aux deux Ami par Paul, le pêcheur qu’ils connaissaient d’avant la guerre déjà; les sachant du même bord, il avait sollicité leur aide pour les résistants du Plateau des Glières. Tous trois savaient aussi que chacun ne pensait pas pareil, peut-être y avait-il parmi les bateaux sillonnant le lac la nuit des intrus qui monnayaient leurs services mais l’étendue était suffisamment importante pour le regroupement par affinité: l’obscurité, indéfectible alliée, absorbait les différences et quand on parlait à voix haute c’était pour commenter la qualité de mailles des filets, celles qui tenaient, celles qui lâchaient, l’abondance ou l’insuffisance de poissons, leur taille et, au bout de cela, la nourriture convoyée vers la rive.  

L’ombre et la lumière allaient ensemble: cette évidence les avait frappés dès leur entrée dans la pêche, métier d’hommes libres. Et dans le mitan des années commencées en 1942, ils avaient vu des choses qui resteraient dans l’ombre, s’étaient posé des questions qui n’auraient jamais de réponse: pourquoi ces gourdes, semblables à celles emportées par les fugitifs, étaient-elles capturées par leurs filets et que faisaient-elles dans l’eau? Après la guerre, ils en trouveront encore, se disant que c’était peut-être des signes envoyés par la cruauté du monde et la trahison des hommes, mais sans le transmettre plus loin: on s’était accoutumé au silence recommandé durant les hostilités; on savait aussi que, dans les bourgades des bords du lac, des hommes s’étaient enthousiasmés pour les Allemands.  

Le pêcheur Ami dit Paulus était mon oncle, côté mère; Ami comme son père, Paulus par analogie avec un clown éponyme, le garçon ayant apporté très tôt la preuve que sa tête travaillait aussi bien que ses bras de rameur. Dans une bourgade où les écoliers avaient coutume de s’incliner devant le pouvoir des instituteurs, il avait, un matin de turbulence, joint le geste à la parole. Agacé par le sale gamin, le maître d’école, de son pupitre perché sur un podium, l’avait enjoint de prendre la porte et de s’en aller: le jeune balèze n’avait eu aucune peine à la faire sortir de ses gonds et à l’emporter. Son air candide lui avait valu d’être ridiculisé devant la classe alors que, dans le préau, il avait fait un triomphe: les camarades avaient vu en lui un défenseur potentiel.

Janine Massard

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Janine Massard sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 24.06.11
Dernière mise à jour le 24.06.11

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