retour à la rubrique
retour page d'accueil

Pascal Janovjak

Télécharger la page en PDF

 

Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Pascal Janovjak

 

Pascal JanovjakPascal Janovjak est né en 1975 à Bâle, d’une mère française et d’un père slovaque. Après des études de lettres et d’histoire de l’art à Strasbourg, il effectue son service national en Jordanie, avant d’enseigner la littérature au Liban et de diriger un centre culturel au Bangladesh. Il quitte ce dernier emploi en 2005 pour se consacrer à l’écriture, et s’installe à Ramallah, en Palestine, où il réside jusqu’en 2011. Il est actuellement résident de l’Institut Suisse de Rome.
Après un recueil de proses poétiques au style et à la construction très maîtrisée, et un premier roman d’inspiration fantastique, le dernier livre de Pascal Janovjak, A toi, est une correspondance romancée menée avec l’auteure québécoise Kim Thuy. Dans cet échange de récits courts d’inspiration autobiographique, les voix des deux écrivains se répondent et se mêlent pour dire l’exil, la fragilité de la vie et l’ouverture au monde.
«Ecrire Frankenstein» est un texte inédit conçu pour les lecteurs du Courrier.
BSR


  Ecrire Frankenstein

Si Munir avait parlé un meilleur anglais, ou s’il avait eu un peu plus d’expérience, l’histoire aurait été toute différente, ou peut-être même n’aurait-elle pas été. Le chauffeur aurait emmené Marie à deux pas de la résidence, dans une vraie librairie du quartier de Gulshan, là où résident les expatriés et les Bangladais les plus riches. Ou bien il l’aurait conduite à l’Alliance Française, dont la bibliothèque aurait largement suffit à combler son désoeuvrement. Dans les deux cas, Marie aurait sans aucun doute choisi un autre livre, malgré sa réserve elle aurait peut-être fait une rencontre, une jeune fille de son âge coincée comme elle dans ce pays étrange, elles seraient allées boire un café, elles auraient peut-être découvert la ville ensemble, et la ville lui aurait paru moins hostile.
Mais lorsqu’elle avait prié Munir de la conduire dans une librairie, le chauffeur n’avait pensé qu’au marché aux livres, loin à New Market, là où lui-même achetait les ouvrages scolaires de ses enfants. Il ignorait tout du monde de ses employeurs, il n’était pas encore à même de connaître leurs goûts ou de deviner leurs désirs, et Marie ne savait rien de Dhaka. Ainsi, tout en partageant le même espace restreint, l’habitacle conditionné d’une voiture de l’ambassade, Munir et Marie vivaient dans des univers radicalement différents.
Ils étaient déjà coincés dans le flot des embouteillages, et le fleuve de métal les avait portés loin au sud. C’était la première fois que Marie sortait seule, la première fois qu’elle voyait vraiment défiler la ville. Jamais elle n’avait vu autant de monde dans une rue, autant de voitures sur si peu de bitume. Les occupants des autres véhicules la regardaient, d’un drôle de regard qui n’attendait pas de réponse, d’un regard qu’on adresse aux choses. A la faveur des feux rouges interminables, des mendiants se glissaient entre les carrosseries, dans la fournaise des pots d’échappements et la cacophonie des klaxons. Marie regardait s’approcher une femme, qui portait à bout de bras un bébé auquel il manquait un bras, quand quelqu’un toqua à sa vitre – se tournant elle se trouva face à un visage brûlé, aveugle, un vieil homme qui chantonnait tout en tapotant son moignon contre la vitre. Elle s’écarta de la portière et se renfonça dans le siège, fixant le vide devant elle. Lorsqu’ils eurent enfin redémarré, elle se pencha vers le chauffeur, inquiète de savoir s’ils allaient bien dans un bookstore, ou un bookshop, et Munir balança la tête de ce mouvement doux et hésitant dont on ne pouvait saisir le sens, yes miss, yes, à vrai dire il craignait de n’avoir pas compris ce que voulait la jeune fille, et leur deux inquiétudes hantaient le silence de la voiture.
Quand il s’arrêta enfin devant l’immense marché, elle attendit qu’il lui ouvrit la portière, elle ne se serait pas aventurée seule sur le trottoir où se pressait la foule. On évitait de se frôler, on s’écartait de l’étrangère, mais on finissait par jouer des coudes dans les allées les plus étroites, Marie suivait le chauffeur qui ouvrait la voie sans savoir où aller, inquiet de la perdre dans la cohue, peut-être plus inquiet encore d’avoir laissé la voiture sans surveillance. De part et d’autre s’élevaient des montagnes de livres scolaires, des photocopies de manuels, des rames de papier, ils arrivèrent enfin dans une allée plus calme dédiée aux livres d’occasion. Dans d’étroits boxes les vendeurs attendaient les curieux, entourés par des murs d’ouvrages qui montaient jusqu’aux plafonds de tôle ondulée. Lorsqu’elle s’arrêtait pour déchiffrer les tranchants, la tête penchée, le petit vendeur attrapait des livres au hasard qu’il lui présentait l’un après l’autre, des atlas, des livres de cuisine, d’épais bestsellers, good book, disaient-ils, good book, alors elle refusait d’une main et d’un sourire fuyant, s’échappait chez le vendeur suivant où le même manège recommençait, harassant. Elle faillit renoncer quand quelque chose attira son regard, le tranchant plus clair d’un livre de poche où le titre s’inscrivait en fines lettres noires. Elle saisit le livre, interrogea le vendeur, elle ne fut pas sûre de comprendre le prix, chercha des yeux Munir, il avait disparu. Elle sortit un billet froissé de sa poche, le vendeur s’en empara, fouilla la bourse attaché à sa taille, lorsqu’il tendit la monnaie elle était déjà partie, elle remontait les allées, anxieuse, elle scrutait les visages, elle déboucha sur le trottoir.
Munir était là, il l’avait précédée pour garer la voiture juste devant l’entrée du marché. Elle se glissa sur les sièges avec un long soupir de soulagement, la portière claqua, elle ferma les yeux. Ses doigts tremblaient un peu, en caressant la couverture du livre.

******

Je n’étais qu’un adolescent lorsque j’ai découvert Frankenstein, dans la ruelle encombrée d’un village alsacien, lors d’un marché aux puces. Il s’agissait d’un épais volume de poche, Marabout 1964, la couverture représentait un monstre façon Boris Karloff, verdâtre sur fond noir. Les pages en étaient sèches et cassantes, la colle se réduisait en poussière et les cahiers se dissociaient… Après ma première lecture, ce n’était plus qu’un cadavre de livre, aux membres épars. A l’époque cette créature de papier ne m’avait coûté que quelques francs français – je n’aurais pu imaginer qu’elle allait réapparaître dans ma vie de nombreuses années plus tard, et que j’allais payer cette découverte beaucoup plus cher.
Je travaillais alors à Dhaka, au Bangladesh, j’avais trente ans et un tiroir plein d’histoires inédites, brouillons écrits à la hâte sur des feuilles volantes, dans de gros cahiers, bouts de phrases griffonnées sur des tickets de caisses, bribes parfois illisibles, dialogues orphelins, vastes introductions, chapitres avortés. Et j’ai eu ce rêve, réutiliser toute cette matière, assembler le meilleur de ces fragments en un roman, et je tenais le seul sujet qui aurait pu donner sens à cette construction composite: une réécriture du Frankenstein de Mary Shelley. Ma vie professionnelle était pourtant toute tracée, une belle carrière m’ouvrait les bras mais l’idée a mûri, parce qu’au Bangladesh tout croît, la moindre graine lance loin ses racines et fait craquer le bitume, déchire les trottoirs en longues crevasses et soudain il y a là un arbre, qui coupe la route. L’idée monstrueuse a fini par s’imposer: j’ai démissionné, pour écrire.
Dans le silence de mon atelier j’ai préparé mes outils, patiemment. J’ai ressorti mes feuillets épars, j’ai accumulé des documents, des photos et des radiographies, le mode d’assemblage d’un robot japonais trouvé dans la rue, une planche d’anatomie tirée d’un manuel pour dessinateurs, des croquis, des notes, des coupures de presse. J’ai recouvert ainsi les murs de la pièce et de lourdes nappes de fumée ont pris possession des lieux – j’en fermais la porte à double tour, comme le faisait le docteur Frankenstein à chaque fois qu’il passait le seuil de son sinistre laboratoire.
J’ai travaillé pendant cinq ans. A toute heure du jour et de la nuit j’ai taillé la chair, j’ai aligné des points de suture, j’ai attendu des orages. Mes mains étaient toujours couvertes de sang séché, que personne ne remarquait. J’ai accumulé les tentatives, ressuscité des versions avortées, réécrit cent fois la même phrase, avant de tout recommencer. De ce Frankenstein rêvé j’ai écrit quatre versions successives, toutes boiteuses, et au sortir de mon atelier je n’avais rien qui vaille d’être publié. Les raisons de cet échec sont complexes, et nombreuses – on pourrait toutefois les résumer à ce qui aurait dû être une évidence, dès le départ: la démesure de mon ambition ne pouvait me mener qu’à créer un livre inachevé, un récit mort-né, un monstre.
Mais j’ai écrit d’autres livres, en parallèle. Et jamais je n’ai regretté d’avoir quitté mon précédent travail. Un jour je reviendrai peut-être sur ce projet, et je raconterai une nouvelle fois l’histoire du docteur Frankenstein et de sa créature, et de leur créatrice à tous deux, Mary Shelley. Dans mon imagination, la jeune Mary devient Marie, fille de diplomates expatriés au Bangladesh. Son aventure commencerait donc ainsi, par la découverte d’un livre au cœur du marché de Dhaka. Je suis convaincu de cette chose simple, qui ne concerne pas que les écrivains: tapi au fond d’une librairie ou caché sous le fatras d’un brocanteur, un livre a toujours le pouvoir d’infléchir le cours d’une vie, quand il ne la change pas.

Pascal Janovjak

Retrouvez une note biographique et les publications de Pascal Janovjak sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 19.12.11
Dernière mise à jour le 19.12.11

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"