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Monica Cantieni

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Monica Cantieni

 

Monica CantieniMonica Cantieni est née en 1965 à Thalwil (Zurich). Elle vit aujourd’hui entre Wettingen et Vienne et travaille à la radio et télévision suisse alémanique. Elle a écrit plusieurs histoires courtes publiées en revue et dans des anthologies.
Son deuxième roman, Grünschnabel (Blanc-bec) a pour cadre la Suisse des années 1970, marquée par une flambée de xénophobie. La narratrice est une enfant placée auprès d’un couple qui désire l’adopter. L’histoire se déroule sur plusieurs années en suivant les péripéties liées à l’adoption auxquelles font écho celles des autres habitants de l’immeuble, la plupart étrangers et confrontés aux difficultés du climat social et politique de l’époque. Le texte souligne aussi la complexité de notre rapport au langage, et l’impossibilité de définir une fois pour toute la réalité. Monica Cantieni joue sur les clichés avec beaucoup d’humour, sa narratrice posant sur le monde un regard faussement naïf et d’une grande acuité.
TWR

 

  Blanc-bec

Mon père m’a achetée 365 francs à la municipalité. C’est cher payé pour une enfant qui n’a pas les yeux en face des trous, chose que j’ai cachée à mes parents aussi longtemps que possible. Il n’est pas bon de griller ses chances d’entrée de jeu quand on pourrait devenir fille. La cheffe nous l’a assez rabâché. Nous ne pouvons pas rester chez elle. Nous sommes trop nombreux, nous devons trouver notre place parmi les gens. Ceux qui ont de beaux yeux, les cheveux drus et de bonnes dents partent bien. Mais nous devons également avoir quelque chose dans la tête. C’est l’organe le plus important. Il peut remplacer un bras. Les hommes ne sont pas tous égaux. Concernant les parents, l’organe le plus important est la patience.
Quand on est venu me chercher, et que les jeunes parents attendaient nerveusement derrière la clôture, plus nerveux que le chien de la patronne, elle s’est penchée vers moi et m’a murmuré: – Tu vas devenir fille. De là, il n’y a plus loin jusqu’à la vie.
Ils m’ont emmenée dans leur appartement avec ma valise neuve. Ils m’avaient déjà prise à l’essai, comme ils l’ont fait plus tard avec les meubles du salon en velours jaune dont le remboursement leur a presque pris aussi longtemps que le mien. J’étais très contente qu’ils se soient décidés pour moi tout de suite, après m’avoir essayée; ils ne sont devenus difficiles que plus tard, avec le salon. Deux fois, ils l’ont renvoyé. Une fois à cause de la couleur. Une fois à cause du confort. Elle regardait par la fenêtre durant le trajet et fumait une cigarette après l’autre. Parfois, elle se tournait vers moi, me souriait d’un air gêné et me demandait si j’aimais le teckel qui dodelinait la tête sur la plage arrière.
Lui, au contraire, me bombardait de questions, comment on appelait ou si je connaissais ceci ou cela. Je faisais semblant de dormir. Il voulait savoir ce que j’avais dans le ventre. Ils veulent toujours savoir s’ils ont tiré le gros lot ou un billet perdant.
– On ne peut pas l’éviter, avait dit la cheffe quand j’étais revenue après trois semaines de chez des gens qui auraient eu besoin d’un enfant. Ils m’avaient fait descendre une rue trop tôt. Ils avaient été pressés de ne plus avoir d’enfant, tellement je leur avais fait peur. La cheffe avait gratté les traces de sel que j’avais sur les joues.
– Un enfant est une acquisition pour la vie. Est-ce que ceux-ci le savaient? J’ai ouvert un œil, louchant sur les sièges avant où ils étaient assis. Elle, fumant, lui, pétrissant le volant. J’ai refermé mon œil.
Il a murmuré:
– Elle ne comprend rien au langage.
– C’est parce qu’elle ne sait rien du monde, répondit-elle. La cheffe n’accordait pas d’importance à la langue, ça lui donnait mal à la tête. J’étais un peu juste en matière de mots. Mais c’est la faute de mes yeux, ils voient mal. Mes nouveaux parents s’en inquiétaient. Ils m’ont fait examiner sous tous les angles par un médecin pour s’assurer que j’avais bien un cerveau. En gros, le docteur a dit que les développements pouvaient prendre plus de temps si, comme moi, on n’était pas née dans une famille, mais qu’on y entrait par la porte. Ils ne voulurent rien entendre.

Il me montra le ciel. Le bleu était plein de bruit.
– Là, regarde, un avion. J’ai plissé les yeux, regardé son index et commencé à transpirer. Je me suis baissée, j’ai défait mes lacets et j’ai essayé de les rattacher, ils m’ont glissé des doigts, je les ai renoués.
– Tu ne le vois pas? J’ai fait un double nœud.
– C’est bon, dit-il. Viens. Je l’ai suivi à la maison. Tout à l’heure, nous avions visité sa plus grande fierté. Le jardin n’était pas plus grand que le tablier de la grosse cuisinière Helene, mais à cause de la main verte de mon père et des bouses de vache, les légumes poussaient comme s’ils avaient le train de nuit pour Paris à prendre. […]

Nous partions souvent à la chasse aux mots en voiture. Elle nous accompagnait, mais elle s’ennuyait parce qu’elle connaissait déjà tous les mots. […]
Parfois, il s’arrêtait sur le bas-côté et m’écrivait un mot. Il s’arrêtait souvent sur les bas-côté pour m’écrire un mot sur une pochette d’allumettes, sur une enveloppe, sur un ticket de caisse, sur un paquet de cigarettes vide et, s’il n’y avait rien d’autre, je devais tendre la main, il écrivait le mot sur ma paume et me l’épelait. Je conservais le mot dans ma main et dans mon oreille, et arrivée à la maison, soit je le découpais, soit je copiais ce qui était écrit dans ma main, et je rangeais ces mots dans des boîtes d’allumettes. Il les étiquetait. Ainsi, ils ne pouvaient pas se perdre. Lui, il conservait les mots dans des livres: Les Trains du monde, La Cuisine froide, Les sept mers du monde, Les Animaux sauvages du Congo, Pierres précieuses, et des romans, certains en deux langues. Il parlait rarement la deuxième. Seulement quand il s’était tapé avec un marteau sur le pouce et quand nous partions à la montagne puis descendions dans une vallée. Pour aller chez Tat, qui s’appelait grand-père ou Nonno partout ailleurs. – Imagine, un jour les diamants ont été du bois. On peut donc dire que nous brûlons notre capital.
Plus tard, j’ai mis CAPITAL dans une boîte d’allumettes, AVION dans une autre. Mon père avait dit: «Mets CAPITAL dans PLUS TARD, AVION dans MAINTENANT. VENT et PLUIE vont dans TOUJOURS.
– C’est quand, TOUJOURS? Les nerfs de ma mère ont lâché à TOUJOURS. Elle a jeté sa cigarette par la fenêtre et a hurlé que même pour sa langue maternelle, il n’est pas nécessaire de consommer autant d’essence. Il s’est à nouveau arrêté sur le bas-côté et a malaxé le volant.
– Et tu as une meilleure idée?
– Mais achète-lui des lunettes, bon dieu!
La cheffe avait dit que, par nature, les mères avaient plus d’esprit pratique, même si après, elles n’arrivaient pas à s’en sortir et devaient le déposer à l’orphelinat. Mais elles s’étaient au moins débattues avec pendant neuf mois. […]

Clair, le son de la cuillère, et doux. Comme la voix de tante Joujou qui voulait savoir si j’avais été explorée, parce qu’on pouvait attraper quelque chose à proximité d’enfants avec un tel passé. Comme femme de pharmacien, elle aurait bien aimé le savoir, d’ailleurs une chose était certaine: j’étais un peu sombre mais il y avait de bonnes chances que cela disparaisse avec le temps. Elle soupira et me passa la main dans les cheveux. […]
– Ecoute, il n’est pas rare de ne pas pouvoir avoir d’enfant. Des cas tristes comme le tien, il y en a plein. ça ne doit pas t’inquiéter.
La cheffe avait dit la même chose. Les cas comme ma mère, avec leurs organes, sont d’abord placés sous contrôle médical. S’il n’y a plus aucune chance, ils vont à l’église pour voir avec Dieu. Si Dieu n’est d’aucune aide, c’est notre tour.
– Et des cas comme la petite, il y en a plein aussi. Ce n’est rien.
Quand la tasse s’est écrasée contre le mur à côté de tante Joujou, mon père s’est frotté le front et a tripoté la deuxième pince à nappe. Faisant des allers-retours dans la cuisine, ma mère a rassemblé tout ce que tante Joujou avait apporté: les baguettes, son manteau, son sac de voyage, le fromage, une écharpe, un chapeau, des chaussures, les journaux et les fleurs, et a tout jeté par la fenêtre. Sur la route, on entendit sonneries et klaxons, crisser des freins et quelqu’un hurler: «Sales étrangers!» C’est calme, sur les toilettes. On peut y réfléchir en paix. Je me mis devant la porte des toilettes pour aider ma mère à le faire. Elle avait enfin fini de pleurer.
– Tante Joujou est partie.
– Bien.
– Tous sont partis.
– Bien.
– Veux-tu que j’aille chercher la fausse blonde?
– Certainement pas.
– Ou Eli ?
– Lui non plus.
[…] Ma collection de mots en boîtes d’allumettes était déjà très grande. Des mots pour PLUS TARD, pour AVANT et pour MAINTENANT. Ce que j’avais s’appelait ADOPTION. Eli me l’avait expliqué. C’était mon tout dernier mot.
– Mais il n’entre plus dans la boîte MAINTENANT.
– Alors enlève le mot FAMILLE D’ACCUEIL. Tu n’en as pas besoin.
– Mais si.
– Alors mets-le dans la boîte des mots pour l’avenir. Il y a encore beaucoup de place.
Ma mère avait écrit ADOPTION, mon père, CAPITAL; Eli écrit À LA MAISON.
– Où faut-il mettre BONHEUR ?

Monica Cantieni
Extrait du roman «Grünschnabel», traduit de  l’allemand par Tanja Weber

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Monica Cantieni sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 27.05.11
Dernière mise à jour le 27.05.11

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