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                        |  
                            
 Photo de M. Chappaz: 
                              Yvonne Böhler | 
                             
                              | Maurice 
                                Chappaz   "Partant du désert, 
                                  lentement, lentement les poètes remontent 
                                  les assassins." Les Maquereaux des cimes 
                                  blanches, 1976 Aîné 
                                  des dix enfants de l'avocat Henri Chappaz et 
                                  d'Amélie son épouse, Maurice Chappaz, 
                                  né le 21 décembre 1916, passe 
                                  son enfance entre Martigny (Valais) et l'Abbaye 
                                  du Châble, demeure de sa famille maternelle. 
                                  Fils et neveu de notaires, il s'inscrit d'octobre 
                                  1937 à mai 1940 à la faculté 
                                  de Droit de Lausanne qu'il quitte ensuite pour 
                                  suivre des cours à la faculté 
                                  des Lettres de Genève, notamment avec 
                                  le critique Marcel Raymond qui deviendra un 
                                  de ses proches amis.  Poète avant tout, 
                                  sa première prose, "Un homme qui 
                                  vivait couché sur un banc" paraît 
                                  le 31 décembre 1939 dans la revue Suisse 
                                  romande. A cette occasion, il rencontre le poète 
                                  Gustave Roud et l'attention de C. F. Ramuz, 
                                  qui a lu les premiers poèmes de Chappaz 
                                  en juillet 1939, l'encourage à persévérer 
                                  dans l'écriture. |    |   
                        | Dès l'été 1940 la guerre vient 
                            interrompre ses études. Commencent alors les 
                            "grandes vacances": mobilisé pendant 
                            la guerre comme officier subalterne, Chappaz est appelé 
                            à parcourir les frontières du pays. 
                            De cette période datent ses premiers vagabondages 
                            à travers la Suisse. Il publie alors dans la 
                            revue Lettres plusieurs textes qui formeront en 1944 
                            Les Grandes Journées de Printemps, saluées 
                            par Paul Eluard. Dans la foulée, l'éditeur 
                            lausannois Mermod édite ses poèmes Verdures 
                            de la Nuit (1945).
 Entre 1943 et 1947, Chappaz 
                            séjourne à Geesch dans le Haut-Valais 
                            le plus sauvage. En 1946 il voyage à Paris 
                            et en Provence. Corinna Bille, future boursière 
                            du Goncourt de la nouvelle (La Demoiselle sauvage, 
                            Gallimard, 1975) devient sa femme en 1947. Sans profession 
                            régulière et désirant consacrer 
                            son temps à l'écriture, Chappaz est 
                            correspondant occasionnel dans la presse, et gère 
                            le domaine viticole de son oncle en Valais. Son Testament 
                            du Haut-Rhône obtient le prix Rambert en 1953. Traversant une grave crise 
                            personnelle, il multiplie les errances et les questions. 
                            Sommé d'entrer dans la vie sociale, il se fait 
                            vigneron-encaveur (1951-1953) puis s'engage comme 
                            aide-géomètre dans lun des plus 
                            grands barrages dEurope, la Grande Dixence (1956-1958). 
                            A la suite de cette période, il écrira 
                            Le Valais au gosier de grive (1960), le Chant de la 
                            Grande Dixence (écrit dès 1959, publié 
                            en 1965), le Portrait des Valaisans (1965), Office 
                            des Morts (écrit en 1963, publié en 
                            1966), Tendres Campagnes (écrit en 1962, publié 
                            en 1966) et un "fabliau": Le Match Valais-Judée 
                            (1968). Traducteur, avec Eric Genevay, 
                            de Théocrite (1951) et de Virgile (1954), il 
                            pratique le journalisme principalement dans Treize 
                            Etoiles (1959-1971) et la Gazette de Lausanne, s'intéresse 
                            à la vie traditionnelle du Valais d'autrefois 
                            (Lötschental secret, 1975, L'Aventure de Chandolin, 
                            1983), relate ses périples alpins (La Haute 
                            Route, 1974, La Haute route du Jura, 1977, Bienheureux 
                            les lacs, 1979, Journal des 4000). Engagé dans 
                            la lutte pour la protection de la nature, il publie 
                            en 1976 un recueil de "poèmes cartes-postales", 
                            lu comme un pamphlet, Les Maquereaux des cimes blanches 
                            suivi d'une justification La Haine du passé 
                            (1984). De son port d'attache valaisan 
                            où il demeure propriétaire-vigneron, 
                            Maurice Chappaz a également accompli de nombreux 
                            voyages (Laponie 1968, Paris 1968, Népal et 
                            Tibet 1970, Mont Athos 1972, Russie 1974 et 1979, 
                            Chine 1981, Liban 1974, Québec et New York 
                            1990). Du Népal il ramène ainsi une 
                            correspondance avec le jeune écrivain Jean-Marc 
                            Lovay, La Tentation de l'Orient (1970). Dès 
                            la mort de Corinna Bille en 1979, il quitte Veyras 
                            et s'établit dans l'Abbaye maternelle du Châble 
                            (VS). Il publie alors des poèmes balancés 
                            entre le burlesque et le ton funèbre (A rire 
                            et à mourir, 1983), commence un Journal de 
                            6000 pages, tenu sans interruption de 1981 à 
                            1987, rédige un récit et des proses 
                            poétiques sur le thème du deuil (Octobre 
                            79 et Le Livre de C., 1986). La démarche autobiographique, 
                            toujours présente dans son oeuvre, se renforce 
                            alors: outre la rédaction de L'Apprentissage, 
                            (1977, suite en 1982) et de Le Garçon qui croyait 
                            au paradis (1989), Chappaz publie des extraits de 
                            son Journal et des correspondances (avec Maurice Troillet, 
                            Le Gagne-pain du songe, 1991, avec le poète 
                            Gustave Roud, son plus proche confident, Correspondance 
                            1939-1976, 1993, avec Marcel Raymond (extraits), 1986). 
                            La forme autobiographique, inspirée du journal 
                            intime, accompagnée de longues méditations 
                            sur la mort et la foi, est très présente 
                            dans le récit de voyage au Québec L'Océan 
                            (1993) et les scènes de veille au chevet des 
                            proches mourants (Octobre 79, La Veillée des 
                            Vikings, 1990, La Mort s'est posée comme un 
                            oiseau, 1993). Préoccupé d'éditer 
                            les inédits laissés par Corinna Bille 
                            à sa mort, reprenant la traduction de Virgile 
                            pour les éditions Gallimard (1987) et Toute 
                            l'Idylle de Théocrite (1992), il ébauche 
                            une évocation de lantique civilisation 
                            alpine, Valais-Tibet (2000). En 1997, Maurice Chappaz obtient 
                            le plus prestigieux des prix helvétiques, Le 
                            Grand Prix Schiller, ainsi quen France, la Bourse 
                            Goncourt de la poésie. A lautomne 2001, 
                            Évangile selon Judas, récit de théologie-fiction, 
                            paraît chez Gallimard. Jérôme Meizoz |  Pendant la guerre, au moment décrire 
                      votre premier recueil, "Verdures de la nuit" (1945), 
                      vous rendez visite à C.F. Ramuz. Qu'est-ce qui vous 
                      a poussé à le faire? Je voulais le voir, mais uniquement 
                      le voir, comme pour un acte magique. Je ne voulais pas lui 
                      rendre visite, me lier avec lui, lui parler d'un projet. 
                      Je savais d'ailleurs qu'il recevait telle ou telle personne 
                      que je recevais. Georges Borgeaud était un des visiteurs 
                      assidus de Ramuz. Et j'ai même vu pendant assez longtemps, 
                      Borgeaud se promener à Lavaux dans les vignes, avec 
                      la pèlerine brune de Ramuz. Mais Ramuz, qui avait 
                      été l'écrivain central de mon adolescence 
                      au collège, qui était admiré par les 
                      prêtres, qui avait recréé le Valais 
                      tel que je l'aimais, je me suis dit "je veux le voir". 
                      Cela va être l'acte qui va me transmettre quelque 
                      chose. Si je vais plus loin avec des visites, des conversations, 
                      des entretiens, des conseils, j'annule cette chose-là.  
                       
                        L'écriture pour 
                          nous c'était de trouver cette chose inconnue 
                          en nous....
 L'écriture pour nous c'était 
                      de trouver cette chose inconnue en nous, comme quelqu'un 
                      qui a un coffre-fort caché, la clé est dans 
                      le coffre et il doit l'ouvrir. Alors les autres étaient 
                      des exemples de vie. Cela prouve que si quelqu'un peut avoir 
                      une vie, un autre aussi peut l'avoir. Et c'est pour cela 
                      que je me suis dit " quels sont les écrivains 
                      que j'aurais voulu voir ?". Un autre écrivain 
                      que j'ai vu auparavant, je ne lui ai pas parlé mais 
                      je l'ai bien observé, dans une librairie à 
                      Lausanne, chez Roth. On pouvait aller bouquiner chez ce 
                      libraire toute sorte de livres. C'était Blaise Cendrars. Vous le lisiez déjà 
                      à l'époque ? Ah oui, on le lisait. Le livre de 
                      Cendrars qui m'avait passionné, c'était un 
                      tout petit livre que j'avais trouvé d'ailleurs dans 
                      ma ville, à Martigny : Éloge de la vie dangereuse. 
                      Je me rappelle que ça m'avait passionné. Je 
                      me souviens encore  vous voyez, j'ai plus ouvert ce 
                      livre, je ne saurais pas dire dans quelle partie des uvres 
                      complètes il se trouve  je crois que c'est 
                      le premier récit ou le récit entier qui se 
                      termine sur quelque chose comme "J'ai tué mon 
                      premier homme à treize ans". Ça m'était 
                      resté. Vous parlez aussi souvent des écrivains 
                      des pays du Rhône, d'une famille d'écrivains 
                      qui ont un territoire d'inspiration qui serait le Rhône. 
                      Vous appelez cela la Ramuzie. Pourquoi vous vous identifiez 
                      à cette famille d'écrivains ? Il y a un monde qui a disparu et 
                      ce monde, au moment où en moi naissait l'écriture, 
                      a été incarné par Ramuz et aussi à 
                      l'autre extrémité du Rhône par Giono, 
                      dont je lisais le livre ouvert sur les genoux lors de ma 
                      dernière année de collège. Je regrette 
                      quelque chose à propos de Giono. Je sais qu'il est 
                      venu en Valais chez le curé de Fully, je n'ai pas 
                      cherché à le voir, mais je regrette, quand 
                      j'ai fait le voyage avec le peintre Palézieux à 
                      pied, on est partis à pied depuis Avignon et on a 
                      été jusqu'aux Bouches-du-Rhône, on a 
                      traversé toute la Camargue, on a vu les taureaux. 
                      Ensuite nous avons voulu voir Manosque et nous sommes montés 
                      au Contadour. Je n'ai pas voulu voir Giono, parce qu'il 
                      était un homme célèbre, un écrivain, 
                      et je me dis que j'aurais dû le voir, pas en m'approchant 
                      de lui, j'aurais dû me promener, l'apercevoir dans 
                      sa maison ou dans son jardin, bien le regarder et partir. 
                      C'était ça mon contact avec les écrivains 
                      que j'admirais. C'était le coup d'il ou la 
                      poignée de main. Le besoin de marcher pour écrire, 
                      ça a été quelque chose de constant 
                      ? Corinna Bille disait que vous aviez la "folie ambulatoire". Écoutez, c'est peut-être 
                      pour le rythme physique que j'avais en moi. J'ai besoin 
                      de marcher. Et alors il y des choses que
 marcher et 
                      penser pour moi c'est la même chose. Comme je peux 
                      très bien comprendre aussi une certaine immobilité, 
                      une immobilité calculé avec la respiration. 
                      Mais marcher, c'est le meilleur moyen. Il y a un livre que 
                      j'aimais et que j'ai lu il y a quatre ou cinq ans, alors 
                      que je le connaissais depuis 50 ans, c'est Les Rêveries 
                      de Rousseau. Il écrivait en marchant, en se promenant. 
                      Je le comprends très bien. Les flexions du corps, 
                      la respiration, l'ouverture de sa propre nature à 
                      la nature qui vous entoure, surtout quand elle reste naturelle, 
                      pure, avec le bruit de l'eau, le bruit du vent, le bruit 
                      d'une feuille, une goutte de pluie, un rayon de soleil, 
                      une ombre. Tout cela est une pensée de la nature 
                      qui joue avec votre propre pensée et à travers 
                      toutes ces associations d'idées et d'images confuses 
                      et inutiles qui vous traversent sans arrêt comme un 
                      chaos, il y a tout à coup une chose extrêmement 
                      fluide qui s'énonce en vous et qui se fait par la 
                      promenade. Et dans la vie, ce que j'aurais pu penser faire, 
                      mais enfin il y a eu la guerre, ensuite il y a eu la famille
 
                      J'aurais aimé faire à pied les voyages de 
                      Rousseau, c'est-à-dire faire à pied et écrire 
                      l'itinéraire de Rousseau, de Paris à travers 
                      toute la Bourgogne, puis revenir sur Genève et arriver 
                      à Turin et repasser les cols. Je trouve ça 
                      extraordinaire. Je me suis dit que j'aurais volontiers refait 
                      tout cet itinéraire à pied. Je suis parti 
                      un jour à pied pour aller trouver Georges Borgeaud, 
                      c'est là où j'ai passé dans le pays 
                      de Giono. J'ai traversé le Val d'Aoste, je suis arrivé 
                      à Ivrea, j'ai traversé un col, puis ensuite 
                      je suis remonté sur Manosque. Alors j'aurais volontiers 
                      fait à pied ces voyages là. Marcher ou penser, 
                      ce sont deux choses vraiment parentes. Quand vous avez commencé 
                      à écrire le "Testament du Haut-Rhône" 
                      (1953), par exemple, est-ce que pour vous, cette guerre 
                      à peine achevée vous posait de nouvelles questions. 
                      Par exemple, je pense à Philippe Jaccottet qui y 
                      a consacré un recueil entier en 47, "Requiem", 
                      a essayé de repenser ce drame à partir duquel 
                      il devait se redéfinir comme poète. Est-ce 
                      que vous, vous avez dû vous redéfinir? Non. L'événement qui 
                      s'est imposé pour moi après a été 
                      une autre guerre qui commençait et qui bat son plein 
                      maintenant. On entre dans une société avec 
                      une autre course qui s'appelle le progrès, qui peut 
                      être aussi dévastatrice et aussi démoniaque 
                      que la guerre, parce qu'elle peut tout détruire d'une 
                      façon très sournoise, et tout d'un coup. "Le Testament du Haut-Rhône" 
                      (1953) que vous retravaillez pendant dix ans, c'est un adieu 
                      à ce monde naturel et à la civilisation paysanne 
                      qui disparaît, et on a l'impression que c'est le premier 
                      livre qui pose vraiment cette question du "changement 
                      d'âme".  
                       
                        C'est l'adieu à ma 
                          propre poésie. J'ai cru en somme à une 
                          gratuité possible à l'intérieur 
                          d'un certain monde harmonieux, et ma poésie s'est 
                          branchée sur une gratuité qui devenait 
                          toujours plus difficile à vivre personnellement. 
                          
 Oui, et c'est l'adieu à ma 
                      propre poésie, telle qu'elle était. Cela va 
                      même plus loin qu'un adieu à la civilisation 
                      paysanne. C'est l'adieu à ma propre poésie. 
                      J'ai cru en somme à une gratuité possible 
                      à l'intérieur d'un certain monde harmonieux, 
                      et ma poésie s'est branchée sur une gratuité 
                      qui devenait toujours plus difficile à vivre personnellement. 
                      C'est un adieu, et c'est pour ça qu'à la fin 
                      du livre, il y a ce qui pouvait être amer
j'avais 
                      conscience d'une réussite poétique, d'avoir 
                      créé une teinte, et en même temps d'un 
                      échec social, du point de vue très direct, 
                      disons de situation. J'avais pu, avec l'enfance que j'avais 
                      eue, l'amour que j'avais reçu, avec Corinna, des 
                      enfants qui étaient nés, j'avais pu en somme 
                      avoir le paradis au bout des doigts et puis ça s'était 
                      volatilisé et il fallait rentrer à l'usine. 
                      Pour presque faire son devoir d'homme, il fallait devenir 
                      un esclave industriel. J'avais un ami qui me parlait toujours 
                      de la Dixence, André Guex, journaliste. Je me suis 
                      dit après "Allons, essayons, on verra bien". 
                      Et alors évidemment j'ai eu une chance immense parce 
                      que j'ai admiré à tous points de vue ce que 
                      j'ai vu, et puis mes patrons sont devenus tout naturellement 
                      mes meilleurs amis et là passionnés par l'écriture, 
                      sans écrire. C'était des géomètres 
                      italiens. C'est comme si on disait "Vous allez être 
                      en prison" et puis on vous conduit au contraire dans 
                      un magnifique parc. Le barrage de la Grande Dixence 
                      auquel vous avez travaillé, cette immense construction 
                      hydro-électrique, elle a été pour vous 
                      un de défi : "Un milliard de pages de ciment, 
                      l'in-folio qui contredisait le "Testament du Haut-Rhône". 
                      Comme une menace pour vos livres ? Je ne sais pas si c'était 
                      une menace. Disons une autre réalité, parce 
                      que le Testament du Rhône s'accordait mieux avec le 
                      torrent qui sortait du glacier et qui coulait tranquillement 
                      dans cet alpage désert qu'à cet immense bloc 
                      de béton qui s'élevait. Mais je pouvais, par 
                      un certain côté aussi, admirer comme on admire 
                      une pyramide, cette espèce de construction qui se 
                      voyait, qui était à l'échelle des montagnes. 
                      Je me rappelle mêtre trouvé sur le col 
                      du Sanetsch, en Valais, je regardais de l'autre côté, 
                      et je voyais les flancs de montagne qui venaient et une 
                      autre montagne qui s'intercalait entre eux ! Et puis ces 
                      fleuves que j'avais parcourus à pied, que j'avais 
                      vu naître dans une vallée comme celle de Zermatt, 
                      ils étaient empoignés comme une femme ou une 
                      vierge qu'on attrape, empoignée par les cheveux, 
                      tirée dans les sous-terrains des vallées d'en 
                      haut... Il y avait une force extraordinaire, et puis j'avais 
                      de la sympathie pour les gens qui travaillaient. Par exemple, 
                      dans ma fonction d'aide géomètre, on devait 
                      faire les mesurages, les contrôles, et donner la direction 
                      aux galeries, de sorte que deux jours par semaine, on passait 
                      48 heures sans sortir dans la galerie. On sortait quand 
                      il faisait nuit, on couchait à la baraque des ouvriers 
                      qui était à côté et puis on rentrait 
                      avant qu'il fasse jour aussi, pour continuer. Et alors j'avais 
                      de la sympathie directe pour les autres animaux-hommes, 
                      dont jétais, et qui se tenaient en face de 
                      moi. Quand vous publiez "Chant 
                      de la Grande Dixence" en 1965, le grand poème 
                      en prose qui rend compte de lexpérience du 
                      barrage, on y lit votre ambivalence. A la fois une admiration 
                      pour la force virile du travail mais aussi la menace. Vous 
                      dites que ce barrage, c'est "comme une tour de Babel". Oui, c'est comme une tour de Babel 
                      dans sa monstruosité, dans son élévation. 
                      La tour de Babel a quelque chose de purement gratuit. J'admirais 
                      plus peut-être la tour de Babel qui est une pure folie, 
                      que le barrage qui était une chose qui devait être 
                      un temple de l'utile, jusqu'à ce qu'ensuite, en ayant 
                      travaillé dans les barrages, j'ai vu ce qui s'est 
                      passé. On a fait ces murs énormes, et quand 
                      ces murs étaient finis, il y avait un parc de machines 
                      inactif qui était autour et des ingénieurs, 
                      je ne dirais pas les patrons qui étaient très 
                      loin, les ingénieurs ont dit : "Ces machines 
                      sont au chômage, qu'est-ce qu'on peut faire pour leur 
                      donner du travail ? Alors même si ça ne rapporte 
                      pas, elles sont là ; on va capter en aval encore 
                      toute sorte de jolis petits fleuves et des sources pour 
                      les foutre dans le barrage, il y a encore de la place. On 
                      donnera du travail aux machines". Cela, je l'ai entendu 
                      d'un ingénieur lui-même. On veut donner du 
                      travail aux machines, elles sont là pour rien. Dans les poèmes des "Maquereaux 
                      des cimes blanches" (1976), Maurice Chappaz, une imagination 
                      et un rêve vous ont tenu à cur : vous 
                      demandez le "retour au pays natal par le désert". 
                      Qu'est-ce que vous entendez par cette formule ? Je pense à des villes que 
                      j'ai vues, ou des anciens emplacements de villes que j'ai 
                      vus en voyageant en Asie
 Je me rappelle qu'en passant 
                      en Afghanistan j'avais rencontré des archéologues 
                      français et qu'on a visité des cimes. Et ils 
                      m'ont montré des endroits de désert avec des 
                      collines en me disant : "Ici il y a eu une très 
                      grande ville avec 100'000 habitants, avec des vergers, avec 
                      toutes sortes d'édifices, de basiliques anciennes." 
                      Et là, ça a disparu. Et ça a disparu 
                      très vite, on ne comprend même pas comment, 
                      soit par des événements historiques, et même 
                      des événements géologiques qui sont 
                      venus, qui ont coïncidé. Le sable a tout recouvert 
                      et il y a maintenant encore en effet quelques tentes avec 
                      des campeurs, des Afghans qui sont là avec leurs 
                      troupeaux de moutons. Et alors jai pensé quà 
                      Sion, ma capitale, si on quittait Sion un lundi matin et 
                      qu'on revenait le dimanche suivant, il n'était pas 
                      du tout sûr qu'on verrait la cathédrale en 
                      place, tellement les choses allaient vite... Alors c'est 
                      un rêve, mais ce n'est pas du tout sûr que ces 
                      rêves ne deviennent pas pure et simple réalité 
                      à une date incertaine. Vous avez donc écrit ce 
                      recueil de poèmes qui dénonce l'évolution 
                      et la spéculation du tourisme dans les Alpes. Mais 
                      vous avez voulu en faire un recueil de poèmes et 
                      ça a été reçu comme un pamphlet, 
                      cela a causé une violente polémique dans toute 
                      la Suisse. Pour vous c'était un malentendu ? Non, ce n'était pas un malentendu, 
                      parce qu'en somme, il y a un cri et dès qu'il y la 
                      création d'un style et une langue, on peut déjà 
                      dire qu'un poème commence à exister. Je ne 
                      dirais pas que toute la dimension d'un poème peut 
                      se trouver là. Il y a une dimension, une contemplation 
                      intérieure et dans laquelle s'insère, avec 
                      une plus grande énergie qu'avec le cri, tout ce qui 
                      peut se manifester par un pamphlet. Je n'exclurais pas qu'on 
                      puisse appeler "poésie" même une 
                      affiche. Je pense même à des poèmes 
                      d'Apollinaire, où il voit ce côté affiche 
                      poétique d'une ville. Il y a un écrivain qui a 
                      eu un rôle important dans votre vie, avec qui vous 
                      avez eu un compagnonnage décriture, cest 
                      le poète Gustave Roud, traducteur de Novalis et Hölderlin, 
                      celui qui a guidé Philippe Jaccottet à ses 
                      débuts en poésie. Oui, Gustave Roud a vraiment appliqué 
                      par rapport à sa vie un principe, il a donné 
                      une réponse à cette question : "Que sert 
                      à lhomme de gagner lunivers, sil 
                      vient à perdre son âme". Son premier poème 
                      sintitule Adieu. Cest un poème très 
                      court, très beau, très intense. Adieu, cest 
                      ladieu au monde, cest ladieu à 
                      ceux qui sinscrivent dans lactivité du 
                      monde, sans quon les dédaigne et sans du tout 
                      quon les méprise. Il y a cet adieu, cet adieu, 
                      pour que ce quon appelle lâme, à 
                      défaut dun autre mot, puisse sextérioriser 
                      en nous et naître. Il faut en somme quitter ce qui 
                      apparaît comme le réel, et qui est réel, 
                      pour essayer de le rejoindre par une chose qui existe, et 
                      qui nest pas encore le réel en nous. Roud a 
                      écrit ce poème, disons, au terme dune 
                      adolescence, au début dune maturité. 
                      Et je me dis, il y a eu deux grands poètes, en Suisse 
                      romande, qui dune façon différente, 
                      ont dit cet adieu. Il y a eu Roud dun côté 
                      avec disons, le grand voyage intérieur et surplace 
                      qui va, disons, se faire pendant des dizaines dannées, 
                      à lintérieur dun petit pays qui 
                      sappelle le Jorat, au centre dune civilisation 
                      encore intacte et paysanne, avec les faucheurs, avec la 
                      faux, avec les moissonneurs, et puis il participait à 
                      ces travaux. Il participait à ces travaux pour pouvoir 
                      les regarder en même temps, disons, quil collaborait 
                      avec eux. Comme lautre grand poète qui choisira 
                      lui, dune façon géniale aussi, toute 
                      la surface du monde, Blaise Cendrars. Blaise Cendrars, disons, 
                      ses poèmes, Du monde entier. Et cest lui, en 
                      même temps, le monde entier. On a ces deux extrêmes 
                      en Suisse romande, cest magnifique : Cendrars et Roud. 
                      Lun heureusement bien connu et peut-être pas 
                      assez connu. Jaurai voulu voir Cendrars édité 
                      dans la collection de la Pléiade, comme Ramuz bientôt. 
                      Et Gustave Roud, le grillon, en somme, qui reste dans sa 
                      ferme. Alors pour moi ça a été immédiatement 
                      un exemple, en somme, quune vie si elle était 
                      vraie, na pas besoin dune agitation extérieure. 
                      Il y a une attention directe à ce qui peut se produire, 
                      à ce qui peut se passer en nous, à travers 
                      ce que loeil voit en regardant un arbre, la pluie 
                      qui tombe, les feuilles qui changent, les autres hommes 
                      qui travaillent. Et notez, quen même temps que 
                      je voyais Roud choisir cette vie contemplative, dune 
                      façon violente dans lintensité, il était 
                      dune tranquillité apparente dans tous ses gestes 
                      et dans toute sa façon dêtre, il savait 
                      témoigner dune façon très pratique 
                      son amitié. La solitude de lermite nest 
                      pas du tout un retranchement à la peine des autres. 
                      Roud aimait beaucoup les jeunes paysans, il aurait même 
                      été porté tout naturellement vers eux 
                      plus que vers une femme. Il a vécu avec une pureté 
                      parfaite, pour avoir ce regard sur le monde, cette contemplation 
                      qui peut se faire en nous. Vous avez correspondu assidûment 
                      de 1939 à sa mort en 1976, les éditions Zoé 
                      ont publié cet échange. Vous le rencontriez 
                      régulièrement ? Je me rappelle quune fois  
                      jallais régulièrement le voir chez lui 
                      - jai été dans sa ferme à Carouge 
                      (Vaud), je lai vu en train dapprendre le braille. 
                      Il étudiait le braille, je le regardais avec un oeil 
                      un peu interrogatif. Il ma dit, oui, un de mes amis 
                      paysan est devenu aveugle, et je veux pouvoir correspondre 
                      avec lui. Non seulement je vais le voir chaque semaine à 
                      Lausanne où il est. Il est désespéré. 
                      Il est aveugle, il ne voit plus le soleil, il ne voit plus 
                      la rivière, il ne voit plus sa ferme. Je vais le 
                      voir, mais je vais en même temps lui écrire, 
                      pas seulement le voir et lui parler. Et alors japprends 
                      le braille, et je lui écris en braille. Alors, voilà 
                      Roud. Jaimerais que vous commentiez 
                      une citation du "Garçon qui croyait au Paradis" 
                      (1989), cest celle-ci : " Jaurais voulu 
                      être un paysan plutôt quun lettré. 
                      Hélas, limmense rêverie qui a bercé 
                      les géants rustiques, na développé 
                      en moi que le souci. "  
                       
                        "Jaurais 
                          voulu être un paysan plutôt quun lettré..."
 Je préfère de loin 
                      la vie physique à la vie intellectuelle. Mais quand 
                      je dis la vie physique, je lentends avec la présence 
                      de la poésie, qui se traduit quand le corps bouge 
                      dans la nature. Cest ce sentiment là, mais 
                      il y a peut-être une part de rêverie : ce monde 
                      paysan, comme toute civilisation quon a connu dans 
                      lenfance, malgré tout ce quon pourrait 
                      lui reprocher de cruauté, il a existé avec 
                      son harmonie. Ensuite, cette chose est perdue, et elle nous 
                      semble, à mesure que les années passent, comme 
                      une sorte de Paradis. Paradis quon situe derrière 
                      soi et devant soi. Alors on aimerait mieux être un 
                      paysan dans le Paradis quun lettré disons dans 
                      une université... Il y a toujours cette tension chez 
                      vous entre ce fort ancrage dans un lieu, dans une terre, 
                      et puis dun autre côté, on a parlé 
                      de la folie ambulatoire, un besoin de partir, dêtre 
                      sur les routes, de découvrir le monde. Cela renvoie 
                      à un autre écrivain que vous avez beaucoup 
                      admiré, qui serait un petit peu le pendant du Gustave 
                      Roud immobile, cest Charles-Albert Cingria.  
                       
                        Jaimais infiniment 
                          lesprit de vie de Cingria.  
 Jaimais infiniment lesprit 
                      de vie de Cingria. Dailleurs, en un sens, il avait 
                      comme moi lidéal de la marche. Il faisait la 
                      marche avec son vélo. Les routes existaient encore 
                      à ce moment là, où les vélos 
                      pouvaient circuler. Il faisait la marche avec le vélo, 
                      et il sarrêtait, il avait son linge au bord 
                      du lac Léman. Jai pu lapercevoir auprès 
                      du château de Glérolles, parce que de temps 
                      en temps, il habitait chez Paul Budry à Saint-Saphorin. 
                      Il ma écrit une fois et jen ai été 
                      très content. Justement pour Le Testament du Haut 
                      Rhône, il ma écrit une fois. Je ne lai 
                      vu quune fois ou deux, mais il ma accompagné 
                      avec ses livres, et non seulement avec ses livres, avec 
                      son humour, avec sa vie, toute ma vie. Cétait 
                      vraiment un coup de vent, une brise. Est-ce que quand vous cherchiez 
                      votre langue décriture, cest quelquun 
                      qui a pu être important pour vous, cette liberté 
                      de langue de Cingria, cette langue capricante ? Mes écrits valent ce quils 
                      valent, mais je peux pas dire que jai eu un modèle 
                      quelconque. Jadmirais Roud, jadmirais Ramuz, 
                      jadmirais Claudel, et si je pense aux poètes 
                      que jai aimés ? Jadmirais Cingria, jétais 
                      sensible aux poèmes dEluard, mais je me suis 
                      jamais identifié à un auteur, en me disant, 
                      jaimerais écrire comme celui-là. Il 
                      me semblait que lécriture, disons, était 
                      un art inconnu en vous, qui se forgeait au moment où 
                      vous aviez votre feuille de papier devant vous et votre 
                      crayon. Puisque pour écrire un poème, ma méthode 
                      cétait décrire une ligne, qui 
                      disait un vers. Ensuite, être attentif à cette 
                      ligne et la réécrire en pensant à la 
                      suivante, la réécrire peut-être 50 fois, 
                      et puis tout à coup, à la cinquantième 
                      fois, le deuxième vers vient. Puis on continue avec 
                      ces deux lignes, on les reprend, puis le troisième 
                      vers vient. Cest comme ça que jai écrit, 
                      dun coup, sans jamais avoir écrit de poèmes 
                      avant. Cest mon premier poème "La merveille 
                      de la femme" (1938) pour la revue Mesures.  
                       
                        Si je me rends compte 
                          quil y a quelque chose qui va pas, je dois reprendre 
                          ce que jai écrit, le réécrire, 
                          attendre sur ce que jai écrit, voir ce 
                          qui sengendre, si ça va pas, recommencer... 
                          et puis petit à petit quelque chose vient. Cest 
                          comme sil y avait une infaillibilité dans 
                          lattention ...
 Si je me rends compte quil 
                      y a quelque chose qui va pas, je dois reprendre ce que jai 
                      écrit, le réécrire, attendre sur ce 
                      que jai écrit, voir ce qui sengendre, 
                      si ça va pas, recommencer, voir ce qui sengendre, 
                      et puis petit à petit quelque chose vient. Cest 
                      comme sil y a une infaillibilité dans lattention 
                      et alors une musique toute naturelle sintroduit dans 
                      vos lignes. Tandis quun modèle, cest 
                      une autre inspiration. Donc on peut pas le suivre. La seule 
                      chose quun modèle peut faire, il vous enseigne 
                      la perfection. Alors ça, oui, de lextérieur 
                      je pouvais admirer, et puis comprendre. On a évoqué "LOcéan" 
                      (1993), ce récit-journal, qui évoque un voyage 
                      que vous avez fait en Amérique. Et jaimerais 
                      bien quon sarrête un petit peu sur larrivée 
                      à New York et limportance de cette ville tout 
                      à coup, que vous appelez la ville debout.  
                       
                        Sil y a une ville 
                          que je voulais voir, cest New York. 
 Sil y a une ville que je voulais 
                      voir, cest New York. Je voulais voir cette ville. 
                      Pour moi, cette ville cétait un symbole. Le 
                      symbole, notez bien, avec sa grandeur du monde moderne. 
                      Et quand je dis du monde moderne, jy mets tout ce 
                      quon peut mettre aussi de beau et de terrible. Jai 
                      acquiescé à la définition de New York 
                      dun de mes amis denfance, le docteur Gilbert 
                      Rossa, à qui jai dédié mon premier 
                      livre de poèmes. Il ma dit : cest la 
                      ville la plus intelligente du monde. En effet. Alors je 
                      voulais voir New York. Jai y passé 3 jours 
                      à pied, en 1991, sans arrêt, en arpentant les 
                      avenues. Et alors, .. disons, je voulais vraiment voir cette 
                      ville, aussi, disons, pour des choses que javais enregistrées 
                      disons, dans ma pensée avant. Je me rappelle dun 
                      grand reportage sur la création de New York : elle 
                      avait été achetée aux Indiens pour 
                      un prix dérisoire... 50 colliers de verres, quelques 
                      perles, quelques perles de verres ! Et, ensuite, ces indiens 
                      avaient voulu quand même rester sur ce territoire. 
                      On leur a dit : "Vous ignorez la propriété. 
                      On la acheté. Elle est à nous. Et puis, 
                      vous voyez cette ville quon est en train de construire". 
                      On a rappelé ça à un descendant de 
                      ces Indiens quand on faisait ce reportage, que jai 
                      écouté ici à Châble dans les 
                      années 70. On a dit à cet Indien, un des derniers 
                      survivants quils arrivent à trouver, qui sont 
                      entre le musée et la tombe et qui vivent probablement 
                      comme des fonctionnaires doutre-tombe. On lui a dit 
                      : "Vous avez vu cette ville, quest-ce que vous 
                      en pensez ?" Et alors jai été saisi 
                      par sa réponse, que jai entendu, que je ninvente 
                      pas, et que jai entendu cracher par lui à la 
                      radio, nest-ce pas : "Alors, pour vous cest 
                      fini, pour nous cest toujours". "Pour vous 
                      cest fini, pour nous cest toujours ?", 
                      lui disait linterlocuteur. Il a répondu : "Je 
                      vois la fin de cette ville". Et comment ? "Dans 
                      un grand éclair lumineux". Alors, avec ce qui 
                      se passe maintenant, avec la science, la désintégration 
                      de la matière, latome, ce nest pas impossible. 
                      Et alors je me suis dit, je vais voir cette ville avec ces 
                      éclairs lumineux en arrière fond. Après 
                      tout, ça serait une belle fin, non ? Léclair 
                      lumineux serait comme une étoile sidérée, 
                      qui serait magnifique, dans un sens, nest-ce pas. 
                      Jai admiré new York, je vous le dis tout de 
                      suite, je lai admirée ; larchitecture 
                      des gratte-ciel. Quand je passais à pied, la tête 
                      levée, je laissais mes regards glisser sur ces immenses 
                      parois de verres et dacier. Jy ai trouvé 
                      vraiment de la grandeur, comme jai admiré le 
                      mur de la Dixence, tout en étant du parti de la nature. 
                      Et aussi les choses insolites quil pouvait y avoir. 
                      Parce quon circulait la nuit, alors sur les trottoirs 
                      il fallait faire très attention, parce quil 
                      y avait les mendiants qui couchaient, enveloppés 
                      avec du papier journal. Et puis on nosait pas descendre, 
                      pour pas se faire écraser, il fallait quand même 
                      rester sur le trottoir, alors il fallait enjamber les corps, 
                      nest-ce pas. Il y avait ça. Alors jétais 
                      fasciné. Alors jai été fasciné 
                      par ce mélange. La seule chose que jaurais 
                      voulu voir, que jai à peine vue, cest 
                      la ville noire. On ma dit : "Harlem cest 
                      impossible". Et puis, quelquun nous a quand même 
                      guidé, dans un quartier tranquille et avons été 
                      à la messe à Harlem. Jai voulu voir 
                      la messe, la messe catholique des noirs. Dans "LApprentissage" 
                      vous notez, "Eluard né et publié en Suisse 
                      ne serait peut-être pas connu en France". Comment 
                      vous vous êtes situé par rapport à la 
                      littérature française ? On sest situé disons 
                      deux fois. Il y a la façon littéraire, il 
                      y a eu la façon politique. La Suisse devient de plus 
                      en plus une nation, alors quelle nen était 
                      pas une. Elle a commencé à le devenir en 1940, 
                      au moment où elle sest sentie liée presque 
                      les uns aux autres, par quelque chose qui dépasse 
                      malgré tout lintérêt matériel. 
                      Mais pour plusieurs de ces petits pays suisses, il y a une 
                      patrie, cest la langue française. Nous sommes 
                      dun pays, citoyens dun pays, et notre patrie 
                      intime cest la langue française, dune 
                      façon absolue. Cette langue nest pas venue 
                      toute seule. Elle sest aussi faite ici, par ce pays 
                      où simposent des choses magnifiques. Elle a 
                      vraiment été, disons, plus quengendrée, 
                      fabriquée dans le meilleur sens du terme, créée 
                      par des très grands écrivains. Et ça 
                      a tenu plusieurs siècles, avec un écrivain 
                      de génie au point de vue de la langue, qui était 
                      un Suisse romand, qui avait une musique de la langue extraordinaire, 
                      cest Rousseau. Rousseau justement, il a appris la 
                      langue en marchant. Comment êtes-vous lu, accueilli 
                      en France en tant que poète francophone non français 
                      ? Évidemment, on souhaite que 
                      la patrie qui est la langue française ne se cloisonne 
                      pas par des barrières politiques pas du tout justifiées 
                      au point de vue de la culture, quelle puisse passer 
                      dun pays à lautre. Mais, disons, les 
                      données font, le réalisme économique 
                      fait que ces barrières existent parce quil 
                      y a... largent nest pas le même, les maisons 
                      dédition fonctionnent autrement. Et alors, 
                      on est dans une petite île, ici. On est dans une petite 
                      île à côté dun très 
                      grand continent, où peut-être des lecteurs 
                      pourraient nous attendre. Ceux qui réussissent telles 
                      que sont les choses, cest presque ceux qui émigrent. 
                      Cest très difficile disons, dêtre 
                      un moineau dans lîle et quand même un 
                      rossignol de lautre côté, cest 
                      plutôt le contraire. De personne à personne, 
                      ceci dit, laccueil peut être magnifique. Parce 
                      qualors ça, je pourrais vous donner les exemples 
                      : avoir pris contact avec tel personnage influent, à 
                      propos de Corinna Bille, totalement à limproviste, 
                      arriver à Paris pour voir une exposition de Picasso, 
                      arriver à Paris et lancer un coup de téléphone 
                      comme un berger qui ne comprend rien à ce que ça 
                      peut être. Et puis jai demandé à 
                      Paulhan un rendez-vous. Il ma dit : "Je vous 
                      accueille tout de suite". Il y avait Dominique Aury, 
                      je lui ai parlé des livres de Corinna, elle a préfacé 
                      un de ses livres à la Guilde du Livre dAlbert 
                      Mermod (Lausanne) Maurice Chappaz, vous êtes 
                      maintenant devant le manuscrit de votre livre le plus récent, 
                      "Évangile selon Judas". Vous y travaillez 
                      depuis plusieurs années, pouvez-vous nous en parler, 
                      de quoi sagit-il ?  
                      
                        Il faut des années 
                          pour construire un livre, pour quil sengendre 
                          en vous. ...
 Il faut des années pour construire 
                      un livre, pour quil sengendre en vous. Cest 
                      mon dernier livre. Maintenant, jy travaille depuis 
                      des années : jai commencé à lécrire 
                      à la fin de deux livres, je crois quil sagissait 
                      de LOcéan, et de La Mort sest posée 
                      comme un oiseau. Il y a deux ans, je suis monté avec 
                      des brouillons en vrac, dans mon chalet des Vernys, hésitant 
                      de les prendre, en me disant, cest inutile, je ne 
                      peux plus retoucher ça, tant pis, cest perdu, 
                      je verrais autre chose. Et puis mon épouse, Michène, 
                      ma dit de les prendre à tout hasard. Et je 
                      my suis remis. Les choses se sont engendrées, 
                      comme les autres livres, ligne par ligne dun connu 
                      à un inconnu, sans cesse. Et je suis arrivé, 
                      au mois de mars de cette année, au terme de ce livre. Pourquoi ce titre "Évangile 
                      selon Judas" ? Une des choses qui ma toujours 
                      fasciné, mais qui simpose peut-être encore 
                      plus à la fin dune vie, cest la prédestination. 
                      Pourquoi dans les vies humaines, telle ou telle personne 
                      se dirige vers le Bien ou vers le Mal ? Mal ou Bien, qui 
                      peuvent paraître inconnu au moment où ils se 
                      manifestent. On ne sait pas encore ce que cest. Cest 
                      des actions. Cest des choix quon fait. Et petit 
                      à petit, ça se cristallise en tel ou tel bloc, 
                      horrible ou lumineux, de Bien ou de Mal. Et puis ça 
                      résume presque une vie, avec, pour peu quon 
                      croie à une autre vie, lengendrement dun 
                      autre réel. Je deviens ce que jai fait, mais 
                      je suis déjà ce que je vais devenir. Jai 
                      été élevé dans une religion 
                      où la question du Bien et du Mal sest posée 
                      dune façon nette et avec acuité, dans 
                      le catholicisme. Il y a la personne de Jésus, qui 
                      va répondre dune façon parfaite au Mal 
                      du monde, et qui va offrir ensuite en réponse à 
                      ce Mal du monde, la résurrection et une autre vie. 
                      On a un autre personnage, qui semble plein de bonne volonté, 
                      avec certainement une passion et un amour pour la personne 
                      de Jésus. 
 Or, il va le trahir. Il va le trahir, 
                      et les historiens que sont les apôtres, Mathieu, Marc, 
                      Jean, Luc, disent : "Il était dailleurs 
                      annoncé, les écritures indiquaient déjà 
                      du doigt cet homme". Quand il était parmi les 
                      apôtres, le Christ même, qui savait et qui annonçait 
                      sa propre mort, la annoncé par la trahison 
                      de lun des siens : "Lun de vous me livrera". 
                      Il le dit à une ou deux reprises aussi, en les regardant, 
                      sans les désigner tout de suite : "Il y en a 
                      un parmi vous qui est un démon". Alors ça 
                      me fascinait aussi, jusquà la scène 
                      décisive du choix. Quand le Christ se retire solitaire, 
                      met sa tête entre ses mains et appelle son père, 
                      il dit : "Je les ai tous gardés, je les ai tous 
                      sauvés, je les ai tous retenus, il ny en a 
                      pas un qui a pu être pris. Oui, il y en a un, le fils 
                      de perdition.". Comme sil y en avait un, obligatoirement, 
                      qui devait répondre au sacrifice, volontaire, et 
                      voulu, de lhomme qui se dédierait pour le Bien 
                      face au Mal. Alors, cest assez extraordinaire, avec 
                      cette scène à table, où il dit "Lun 
                      de vous me livrera". Et remarquez, les apôtres 
                      sont là. Ils se disent tous : "Est-ce moi ?" 
                      Jean se penche et dit : "Lequel ? Qui ça sera 
                      ?" Christ lui dit : "Cest celui à 
                      qui je donnerai la bouchée de pain." Il dit, 
                      comme sil le choisissait. Je me suis dit, comme sil 
                      le choisissait. Judas qui aurait pu se taire, quand 
                      le Christ tourne la tête vers lui, dit : " Est-ce 
                      moi ? " Et Christ répond : " Tu las 
                      dit ! " Et il aurait mieux fait de rien dire ! " 
                      Tu las dit ! ". Et il lui tend la bouchée, 
                      et à ce moment-là, lécriture 
                      le dit, quand il avale la bouchée, le démon 
                      entre en lui, comme sil était encore innocent 
                      avant. Cest très curieux. Il se lève, 
                      la bouchée encore dans sa bouche, lui descend dans 
                      le gosier et il sen va. Il va trouver les prêtres 
                      en leur disant : "Quest-ce que vous me donnez 
                      si je le livre ?" Et alors on peut aussi se poser les 
                      questions du pourquoi et du comment. Est-ce que cétait 
                      une véritable trahison ? Est-ce que cétait 
                      peut-être pas tout autre chose que ça ? Est-ce 
                      quil navait pas un autre dessein ? Il va trahir, 
                      mais peut-être en voulant faire tout autre chose que 
                      trahir. Mais la trame du livre est donnée 
                      en direct, comme dans un roman simultané? Cest une histoire où 
                      il y a toute une énigme du Bien et du Mal, que jai 
                      voulu réécrire comme si jy participais, 
                      comme si jy étais. Parce que dune certaine 
                      façon nous y sommes tous dans cet événement. 
                      Face aux événements de la vie, si on se reporte 
                      en arrière, qui dentre nous pourrait dire : 
                      "Tel acte, je ne laurais jamais commis, je naurais 
                      jamais tué cet homme, ou je naurais jamais 
                      violé cette femme, ou jamais volé ce sac dargent". 
                      Avec loccasion bien entendu, avec le monde qui vous 
                      offre un cadeau. Après tout, on est des ombres insignifiantes 
                      qui voyagent comme ça, avec une vie qui nous échappe 
                      des mains et qui nous offre parfois un moment de vacances, 
                      très à laise. Qui dentre nous 
                      pourrait dire : "Non, jaurai jamais fait cet 
                      acte" ? Qui peut le dire ? Dautant plus, si ensuite 
                      on imagine, que dans son propre corps on porte certains 
                      gènes, ou certaines tendances, ou certaines angoisses, 
                      ou certaines sensibilités, ou certains infirmités, 
                      qui nous déterminent, qui nous rendent violents, 
                      ou bien qui nous rendent hypocrite, ou qui nous font fuir, 
                      et quil faut bien réagir. Linstinct vital, 
                      on la. Qui de nous ? Alors le personnage, le personnage 
                      de Judas, à la fin dune vie ma littéralement, 
                      vraiment intéressé, presque fasciné, 
                      en même temps que je croyais, et que jai cru 
                      toute ma vie ; je nai jamais changé disons 
                      de point de vue, à 80 ans je crois de la même 
                      façon que je crois à 7 ans.   Propos recueillis par Jérôme 
                      Meizoz à lAbbaye du Châble 
                      les 29 et 30 mars 2001
   Cet entretien est extrait de la bande-son 
                      du film "Maurice Chappaz", co-production franco-suisse 
                      (Productions Thiébaud, Martigny/Institut national 
                      de laudio-visuel, Paris) dans la série "Un 
                      siècle décrivains" (dir. Jérôme 
                      Prieur), réalisé par Jean-Noël Cristiani 
                      (sortie octobre 2001). Information:Le film sera diffusé à la TSR, lundi 29 0ctobre- 
                      21h20, dans le cadre de l'émission Confidentiel et 
                      sur Arte au cours de ce même mois.
 La cassette vidéo est disponible auprès des 
                      : Productions PAT, Pierre-André Thiébaud, 
                      Les Rappes, CH- 1921 Martigny-Croix.
 Enfin la quasi intégralité 
                      de cet entretien avec Maurice Chappaz est donnée 
                      en 5 émissions, du 29 octobre au 2 novembre sur France-Culture, 
                      dans l'émission quotidienne "A voix nue".
 
 
 Page d'auteur - Maurice 
                      Chappaz   Page créée le 01.10.01Dernière mise à jour le 01.10.01
 
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