Entretien avec Maurice Chappaz
Jérôme Meizoz
octobre 2001

Maurice Chappaz

"Partant du désert, lentement, lentement les poètes remontent les assassins."

Les Maquereaux des cimes blanches, 1976

Aîné des dix enfants de l'avocat Henri Chappaz et d'Amélie son épouse, Maurice Chappaz, né le 21 décembre 1916, passe son enfance entre Martigny (Valais) et l'Abbaye du Châble, demeure de sa famille maternelle. Fils et neveu de notaires, il s'inscrit d'octobre 1937 à mai 1940 à la faculté de Droit de Lausanne qu'il quitte ensuite pour suivre des cours à la faculté des Lettres de Genève, notamment avec le critique Marcel Raymond qui deviendra un de ses proches amis.

Poète avant tout, sa première prose, "Un homme qui vivait couché sur un banc" paraît le 31 décembre 1939 dans la revue Suisse romande. A cette occasion, il rencontre le poète Gustave Roud et l'attention de C. F. Ramuz, qui a lu les premiers poèmes de Chappaz en juillet 1939, l'encourage à persévérer dans l'écriture.

Dès l'été 1940 la guerre vient interrompre ses études. Commencent alors les "grandes vacances": mobilisé pendant la guerre comme officier subalterne, Chappaz est appelé à parcourir les frontières du pays. De cette période datent ses premiers vagabondages à travers la Suisse. Il publie alors dans la revue Lettres plusieurs textes qui formeront en 1944 Les Grandes Journées de Printemps, saluées par Paul Eluard. Dans la foulée, l'éditeur lausannois Mermod édite ses poèmes Verdures de la Nuit (1945).

Entre 1943 et 1947, Chappaz séjourne à Geesch dans le Haut-Valais le plus sauvage. En 1946 il voyage à Paris et en Provence. Corinna Bille, future boursière du Goncourt de la nouvelle (La Demoiselle sauvage, Gallimard, 1975) devient sa femme en 1947. Sans profession régulière et désirant consacrer son temps à l'écriture, Chappaz est correspondant occasionnel dans la presse, et gère le domaine viticole de son oncle en Valais. Son Testament du Haut-Rhône obtient le prix Rambert en 1953.

Traversant une grave crise personnelle, il multiplie les errances et les questions. Sommé d'entrer dans la vie sociale, il se fait vigneron-encaveur (1951-1953) puis s'engage comme aide-géomètre dans l’un des plus grands barrages d’Europe, la Grande Dixence (1956-1958). A la suite de cette période, il écrira Le Valais au gosier de grive (1960), le Chant de la Grande Dixence (écrit dès 1959, publié en 1965), le Portrait des Valaisans (1965), Office des Morts (écrit en 1963, publié en 1966), Tendres Campagnes (écrit en 1962, publié en 1966) et un "fabliau": Le Match Valais-Judée (1968).

Traducteur, avec Eric Genevay, de Théocrite (1951) et de Virgile (1954), il pratique le journalisme principalement dans Treize Etoiles (1959-1971) et la Gazette de Lausanne, s'intéresse à la vie traditionnelle du Valais d'autrefois (Lötschental secret, 1975, L'Aventure de Chandolin, 1983), relate ses périples alpins (La Haute Route, 1974, La Haute route du Jura, 1977, Bienheureux les lacs, 1979, Journal des 4000). Engagé dans la lutte pour la protection de la nature, il publie en 1976 un recueil de "poèmes cartes-postales", lu comme un pamphlet, Les Maquereaux des cimes blanches suivi d'une justification La Haine du passé (1984).

De son port d'attache valaisan où il demeure propriétaire-vigneron, Maurice Chappaz a également accompli de nombreux voyages (Laponie 1968, Paris 1968, Népal et Tibet 1970, Mont Athos 1972, Russie 1974 et 1979, Chine 1981, Liban 1974, Québec et New York 1990). Du Népal il ramène ainsi une correspondance avec le jeune écrivain Jean-Marc Lovay, La Tentation de l'Orient (1970). Dès la mort de Corinna Bille en 1979, il quitte Veyras et s'établit dans l'Abbaye maternelle du Châble (VS). Il publie alors des poèmes balancés entre le burlesque et le ton funèbre (A rire et à mourir, 1983), commence un Journal de 6000 pages, tenu sans interruption de 1981 à 1987, rédige un récit et des proses poétiques sur le thème du deuil (Octobre 79 et Le Livre de C., 1986).

La démarche autobiographique, toujours présente dans son oeuvre, se renforce alors: outre la rédaction de L'Apprentissage, (1977, suite en 1982) et de Le Garçon qui croyait au paradis (1989), Chappaz publie des extraits de son Journal et des correspondances (avec Maurice Troillet, Le Gagne-pain du songe, 1991, avec le poète Gustave Roud, son plus proche confident, Correspondance 1939-1976, 1993, avec Marcel Raymond (extraits), 1986). La forme autobiographique, inspirée du journal intime, accompagnée de longues méditations sur la mort et la foi, est très présente dans le récit de voyage au Québec L'Océan (1993) et les scènes de veille au chevet des proches mourants (Octobre 79, La Veillée des Vikings, 1990, La Mort s'est posée comme un oiseau, 1993). Préoccupé d'éditer les inédits laissés par Corinna Bille à sa mort, reprenant la traduction de Virgile pour les éditions Gallimard (1987) et Toute l'Idylle de Théocrite (1992), il ébauche une évocation de l’antique civilisation alpine, Valais-Tibet (2000).

En 1997, Maurice Chappaz obtient le plus prestigieux des prix helvétiques, Le Grand Prix Schiller, ainsi qu’en France, la Bourse Goncourt de la poésie. A l’automne 2001, Évangile selon Judas, récit de théologie-fiction, paraît chez Gallimard.

Jérôme Meizoz

 

Pendant la guerre, au moment d’écrire votre premier recueil, "Verdures de la nuit" (1945), vous rendez visite à C.F. Ramuz. Qu'est-ce qui vous a poussé à le faire?

Je voulais le voir, mais uniquement le voir, comme pour un acte magique. Je ne voulais pas lui rendre visite, me lier avec lui, lui parler d'un projet. Je savais d'ailleurs qu'il recevait telle ou telle personne que je recevais. Georges Borgeaud était un des visiteurs assidus de Ramuz. Et j'ai même vu pendant assez longtemps, Borgeaud se promener à Lavaux dans les vignes, avec la pèlerine brune de Ramuz. Mais Ramuz, qui avait été l'écrivain central de mon adolescence au collège, qui était admiré par les prêtres, qui avait recréé le Valais tel que je l'aimais, je me suis dit "je veux le voir". Cela va être l'acte qui va me transmettre quelque chose. Si je vais plus loin avec des visites, des conversations, des entretiens, des conseils, j'annule cette chose-là.

L'écriture pour nous c'était de trouver cette chose inconnue en nous....

L'écriture pour nous c'était de trouver cette chose inconnue en nous, comme quelqu'un qui a un coffre-fort caché, la clé est dans le coffre et il doit l'ouvrir. Alors les autres étaient des exemples de vie. Cela prouve que si quelqu'un peut avoir une vie, un autre aussi peut l'avoir. Et c'est pour cela que je me suis dit " quels sont les écrivains que j'aurais voulu voir ?". Un autre écrivain que j'ai vu auparavant, je ne lui ai pas parlé mais je l'ai bien observé, dans une librairie à Lausanne, chez Roth. On pouvait aller bouquiner chez ce libraire toute sorte de livres. C'était Blaise Cendrars.

Vous le lisiez déjà à l'époque ?

Ah oui, on le lisait. Le livre de Cendrars qui m'avait passionné, c'était un tout petit livre que j'avais trouvé d'ailleurs dans ma ville, à Martigny : Éloge de la vie dangereuse. Je me rappelle que ça m'avait passionné. Je me souviens encore – vous voyez, j'ai plus ouvert ce livre, je ne saurais pas dire dans quelle partie des œuvres complètes il se trouve – je crois que c'est le premier récit ou le récit entier qui se termine sur quelque chose comme "J'ai tué mon premier homme à treize ans". Ça m'était resté.

Vous parlez aussi souvent des écrivains des pays du Rhône, d'une famille d'écrivains qui ont un territoire d'inspiration qui serait le Rhône. Vous appelez cela la Ramuzie. Pourquoi vous vous identifiez à cette famille d'écrivains ?

Il y a un monde qui a disparu et ce monde, au moment où en moi naissait l'écriture, a été incarné par Ramuz et aussi à l'autre extrémité du Rhône par Giono, dont je lisais le livre ouvert sur les genoux lors de ma dernière année de collège. Je regrette quelque chose à propos de Giono. Je sais qu'il est venu en Valais chez le curé de Fully, je n'ai pas cherché à le voir, mais je regrette, quand j'ai fait le voyage avec le peintre Palézieux à pied, on est partis à pied depuis Avignon et on a été jusqu'aux Bouches-du-Rhône, on a traversé toute la Camargue, on a vu les taureaux. Ensuite nous avons voulu voir Manosque et nous sommes montés au Contadour. Je n'ai pas voulu voir Giono, parce qu'il était un homme célèbre, un écrivain, et je me dis que j'aurais dû le voir, pas en m'approchant de lui, j'aurais dû me promener, l'apercevoir dans sa maison ou dans son jardin, bien le regarder et partir. C'était ça mon contact avec les écrivains que j'admirais. C'était le coup d'œil ou la poignée de main.

Le besoin de marcher pour écrire, ça a été quelque chose de constant ? Corinna Bille disait que vous aviez la "folie ambulatoire".

Écoutez, c'est peut-être pour le rythme physique que j'avais en moi. J'ai besoin de marcher. Et alors il y des choses que… marcher et penser pour moi c'est la même chose. Comme je peux très bien comprendre aussi une certaine immobilité, une immobilité calculé avec la respiration. Mais marcher, c'est le meilleur moyen. Il y a un livre que j'aimais et que j'ai lu il y a quatre ou cinq ans, alors que je le connaissais depuis 50 ans, c'est Les Rêveries de Rousseau. Il écrivait en marchant, en se promenant. Je le comprends très bien. Les flexions du corps, la respiration, l'ouverture de sa propre nature à la nature qui vous entoure, surtout quand elle reste naturelle, pure, avec le bruit de l'eau, le bruit du vent, le bruit d'une feuille, une goutte de pluie, un rayon de soleil, une ombre. Tout cela est une pensée de la nature qui joue avec votre propre pensée et à travers toutes ces associations d'idées et d'images confuses et inutiles qui vous traversent sans arrêt comme un chaos, il y a tout à coup une chose extrêmement fluide qui s'énonce en vous et qui se fait par la promenade. Et dans la vie, ce que j'aurais pu penser faire, mais enfin il y a eu la guerre, ensuite il y a eu la famille… J'aurais aimé faire à pied les voyages de Rousseau, c'est-à-dire faire à pied et écrire l'itinéraire de Rousseau, de Paris à travers toute la Bourgogne, puis revenir sur Genève et arriver à Turin et repasser les cols. Je trouve ça extraordinaire. Je me suis dit que j'aurais volontiers refait tout cet itinéraire à pied. Je suis parti un jour à pied pour aller trouver Georges Borgeaud, c'est là où j'ai passé dans le pays de Giono. J'ai traversé le Val d'Aoste, je suis arrivé à Ivrea, j'ai traversé un col, puis ensuite je suis remonté sur Manosque. Alors j'aurais volontiers fait à pied ces voyages là. Marcher ou penser, ce sont deux choses vraiment parentes.

Quand vous avez commencé à écrire le "Testament du Haut-Rhône" (1953), par exemple, est-ce que pour vous, cette guerre à peine achevée vous posait de nouvelles questions. Par exemple, je pense à Philippe Jaccottet qui y a consacré un recueil entier en 47, "Requiem", a essayé de repenser ce drame à partir duquel il devait se redéfinir comme poète. Est-ce que vous, vous avez dû vous redéfinir?

Non. L'événement qui s'est imposé pour moi après a été une autre guerre qui commençait et qui bat son plein maintenant. On entre dans une société avec une autre course qui s'appelle le progrès, qui peut être aussi dévastatrice et aussi démoniaque que la guerre, parce qu'elle peut tout détruire d'une façon très sournoise, et tout d'un coup.

"Le Testament du Haut-Rhône" (1953) que vous retravaillez pendant dix ans, c'est un adieu à ce monde naturel et à la civilisation paysanne qui disparaît, et on a l'impression que c'est le premier livre qui pose vraiment cette question du "changement d'âme".

C'est l'adieu à ma propre poésie. J'ai cru en somme à une gratuité possible à l'intérieur d'un certain monde harmonieux, et ma poésie s'est branchée sur une gratuité qui devenait toujours plus difficile à vivre personnellement.

Oui, et c'est l'adieu à ma propre poésie, telle qu'elle était. Cela va même plus loin qu'un adieu à la civilisation paysanne. C'est l'adieu à ma propre poésie. J'ai cru en somme à une gratuité possible à l'intérieur d'un certain monde harmonieux, et ma poésie s'est branchée sur une gratuité qui devenait toujours plus difficile à vivre personnellement. C'est un adieu, et c'est pour ça qu'à la fin du livre, il y a ce qui pouvait être amer…j'avais conscience d'une réussite poétique, d'avoir créé une teinte, et en même temps d'un échec social, du point de vue très direct, disons de situation. J'avais pu, avec l'enfance que j'avais eue, l'amour que j'avais reçu, avec Corinna, des enfants qui étaient nés, j'avais pu en somme avoir le paradis au bout des doigts et puis ça s'était volatilisé et il fallait rentrer à l'usine. Pour presque faire son devoir d'homme, il fallait devenir un esclave industriel. J'avais un ami qui me parlait toujours de la Dixence, André Guex, journaliste. Je me suis dit après "Allons, essayons, on verra bien". Et alors évidemment j'ai eu une chance immense parce que j'ai admiré à tous points de vue ce que j'ai vu, et puis mes patrons sont devenus tout naturellement mes meilleurs amis et là passionnés par l'écriture, sans écrire. C'était des géomètres italiens. C'est comme si on disait "Vous allez être en prison" et puis on vous conduit au contraire dans un magnifique parc.

Le barrage de la Grande Dixence auquel vous avez travaillé, cette immense construction hydro-électrique, elle a été pour vous un de défi : "Un milliard de pages de ciment, l'in-folio qui contredisait le "Testament du Haut-Rhône". Comme une menace pour vos livres ?

Je ne sais pas si c'était une menace. Disons une autre réalité, parce que le Testament du Rhône s'accordait mieux avec le torrent qui sortait du glacier et qui coulait tranquillement dans cet alpage désert qu'à cet immense bloc de béton qui s'élevait. Mais je pouvais, par un certain côté aussi, admirer comme on admire une pyramide, cette espèce de construction qui se voyait, qui était à l'échelle des montagnes. Je me rappelle m’être trouvé sur le col du Sanetsch, en Valais, je regardais de l'autre côté, et je voyais les flancs de montagne qui venaient et une autre montagne qui s'intercalait entre eux ! Et puis ces fleuves que j'avais parcourus à pied, que j'avais vu naître dans une vallée comme celle de Zermatt, ils étaient empoignés comme une femme ou une vierge qu'on attrape, empoignée par les cheveux, tirée dans les sous-terrains des vallées d'en haut... Il y avait une force extraordinaire, et puis j'avais de la sympathie pour les gens qui travaillaient. Par exemple, dans ma fonction d'aide géomètre, on devait faire les mesurages, les contrôles, et donner la direction aux galeries, de sorte que deux jours par semaine, on passait 48 heures sans sortir dans la galerie. On sortait quand il faisait nuit, on couchait à la baraque des ouvriers qui était à côté et puis on rentrait avant qu'il fasse jour aussi, pour continuer. Et alors j'avais de la sympathie directe pour les autres animaux-hommes, dont j’étais, et qui se tenaient en face de moi.

Quand vous publiez "Chant de la Grande Dixence" en 1965, le grand poème en prose qui rend compte de l’expérience du barrage, on y lit votre ambivalence. A la fois une admiration pour la force virile du travail mais aussi la menace. Vous dites que ce barrage, c'est "comme une tour de Babel".

Oui, c'est comme une tour de Babel dans sa monstruosité, dans son élévation. La tour de Babel a quelque chose de purement gratuit. J'admirais plus peut-être la tour de Babel qui est une pure folie, que le barrage qui était une chose qui devait être un temple de l'utile, jusqu'à ce qu'ensuite, en ayant travaillé dans les barrages, j'ai vu ce qui s'est passé. On a fait ces murs énormes, et quand ces murs étaient finis, il y avait un parc de machines inactif qui était autour et des ingénieurs, je ne dirais pas les patrons qui étaient très loin, les ingénieurs ont dit : "Ces machines sont au chômage, qu'est-ce qu'on peut faire pour leur donner du travail ? Alors même si ça ne rapporte pas, elles sont là ; on va capter en aval encore toute sorte de jolis petits fleuves et des sources pour les foutre dans le barrage, il y a encore de la place. On donnera du travail aux machines". Cela, je l'ai entendu d'un ingénieur lui-même. On veut donner du travail aux machines, elles sont là pour rien.

Dans les poèmes des "Maquereaux des cimes blanches" (1976), Maurice Chappaz, une imagination et un rêve vous ont tenu à cœur : vous demandez le "retour au pays natal par le désert". Qu'est-ce que vous entendez par cette formule ?

Je pense à des villes que j'ai vues, ou des anciens emplacements de villes que j'ai vus en voyageant en Asie… Je me rappelle qu'en passant en Afghanistan j'avais rencontré des archéologues français et qu'on a visité des cimes. Et ils m'ont montré des endroits de désert avec des collines en me disant : "Ici il y a eu une très grande ville avec 100'000 habitants, avec des vergers, avec toutes sortes d'édifices, de basiliques anciennes." Et là, ça a disparu. Et ça a disparu très vite, on ne comprend même pas comment, soit par des événements historiques, et même des événements géologiques qui sont venus, qui ont coïncidé. Le sable a tout recouvert et il y a maintenant encore en effet quelques tentes avec des campeurs, des Afghans qui sont là avec leurs troupeaux de moutons. Et alors j’ai pensé qu’à Sion, ma capitale, si on quittait Sion un lundi matin et qu'on revenait le dimanche suivant, il n'était pas du tout sûr qu'on verrait la cathédrale en place, tellement les choses allaient vite... Alors c'est un rêve, mais ce n'est pas du tout sûr que ces rêves ne deviennent pas pure et simple réalité à une date incertaine.

Vous avez donc écrit ce recueil de poèmes qui dénonce l'évolution et la spéculation du tourisme dans les Alpes. Mais vous avez voulu en faire un recueil de poèmes et ça a été reçu comme un pamphlet, cela a causé une violente polémique dans toute la Suisse. Pour vous c'était un malentendu ?

Non, ce n'était pas un malentendu, parce qu'en somme, il y a un cri et dès qu'il y la création d'un style et une langue, on peut déjà dire qu'un poème commence à exister. Je ne dirais pas que toute la dimension d'un poème peut se trouver là. Il y a une dimension, une contemplation intérieure et dans laquelle s'insère, avec une plus grande énergie qu'avec le cri, tout ce qui peut se manifester par un pamphlet. Je n'exclurais pas qu'on puisse appeler "poésie" même une affiche. Je pense même à des poèmes d'Apollinaire, où il voit ce côté affiche poétique d'une ville.

Il y a un écrivain qui a eu un rôle important dans votre vie, avec qui vous avez eu un compagnonnage d’écriture, c’est le poète Gustave Roud, traducteur de Novalis et Hölderlin, celui qui a guidé Philippe Jaccottet à ses débuts en poésie.

Oui, Gustave Roud a vraiment appliqué par rapport à sa vie un principe, il a donné une réponse à cette question : "Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme". Son premier poème s’intitule Adieu. C’est un poème très court, très beau, très intense. Adieu, c’est l’adieu au monde, c’est l’adieu à ceux qui s’inscrivent dans l’activité du monde, sans qu’on les dédaigne et sans du tout qu’on les méprise. Il y a cet adieu, cet adieu, pour que ce qu’on appelle l’âme, à défaut d’un autre mot, puisse s’extérioriser en nous et naître. Il faut en somme quitter ce qui apparaît comme le réel, et qui est réel, pour essayer de le rejoindre par une chose qui existe, et qui n’est pas encore le réel en nous. Roud a écrit ce poème, disons, au terme d’une adolescence, au début d’une maturité. Et je me dis, il y a eu deux grands poètes, en Suisse romande, qui d’une façon différente, ont dit cet adieu. Il y a eu Roud d’un côté avec disons, le grand voyage intérieur et surplace qui va, disons, se faire pendant des dizaines d’années, à l’intérieur d’un petit pays qui s’appelle le Jorat, au centre d’une civilisation encore intacte et paysanne, avec les faucheurs, avec la faux, avec les moissonneurs, et puis il participait à ces travaux. Il participait à ces travaux pour pouvoir les regarder en même temps, disons, qu’il collaborait avec eux. Comme l’autre grand poète qui choisira lui, d’une façon géniale aussi, toute la surface du monde, Blaise Cendrars. Blaise Cendrars, disons, ses poèmes, Du monde entier. Et c’est lui, en même temps, le monde entier. On a ces deux extrêmes en Suisse romande, c’est magnifique : Cendrars et Roud. L’un heureusement bien connu et peut-être pas assez connu. J’aurai voulu voir Cendrars édité dans la collection de la Pléiade, comme Ramuz bientôt. Et Gustave Roud, le grillon, en somme, qui reste dans sa ferme. Alors pour moi ça a été immédiatement un exemple, en somme, qu’une vie si elle était vraie, n’a pas besoin d’une agitation extérieure. Il y a une attention directe à ce qui peut se produire, à ce qui peut se passer en nous, à travers ce que l’oeil voit en regardant un arbre, la pluie qui tombe, les feuilles qui changent, les autres hommes qui travaillent. Et notez, qu’en même temps que je voyais Roud choisir cette vie contemplative, d’une façon violente dans l’intensité, il était d’une tranquillité apparente dans tous ses gestes et dans toute sa façon d’être, il savait témoigner d’une façon très pratique son amitié. La solitude de l’ermite n’est pas du tout un retranchement à la peine des autres. Roud aimait beaucoup les jeunes paysans, il aurait même été porté tout naturellement vers eux plus que vers une femme. Il a vécu avec une pureté parfaite, pour avoir ce regard sur le monde, cette contemplation qui peut se faire en nous.

Vous avez correspondu assidûment de 1939 à sa mort en 1976, les éditions Zoé ont publié cet échange. Vous le rencontriez régulièrement ?

Je me rappelle qu’une fois – j’allais régulièrement le voir chez lui - j’ai été dans sa ferme à Carouge (Vaud), je l’ai vu en train d’apprendre le braille. Il étudiait le braille, je le regardais avec un oeil un peu interrogatif. Il m’a dit, oui, un de mes amis paysan est devenu aveugle, et je veux pouvoir correspondre avec lui. Non seulement je vais le voir chaque semaine à Lausanne où il est. Il est désespéré. Il est aveugle, il ne voit plus le soleil, il ne voit plus la rivière, il ne voit plus sa ferme. Je vais le voir, mais je vais en même temps lui écrire, pas seulement le voir et lui parler. Et alors j’apprends le braille, et je lui écris en braille. Alors, voilà Roud.

J’aimerais que vous commentiez une citation du "Garçon qui croyait au Paradis" (1989), c’est celle-ci : " J’aurais voulu être un paysan plutôt qu’un lettré. Hélas, l’immense rêverie qui a bercé les géants rustiques, n’a développé en moi que le souci. "

"J’aurais voulu être un paysan plutôt qu’un lettré..."

Je préfère de loin la vie physique à la vie intellectuelle. Mais quand je dis la vie physique, je l’entends avec la présence de la poésie, qui se traduit quand le corps bouge dans la nature. C’est ce sentiment là, mais il y a peut-être une part de rêverie : ce monde paysan, comme toute civilisation qu’on a connu dans l’enfance, malgré tout ce qu’on pourrait lui reprocher de cruauté, il a existé avec son harmonie. Ensuite, cette chose est perdue, et elle nous semble, à mesure que les années passent, comme une sorte de Paradis. Paradis qu’on situe derrière soi et devant soi. Alors on aimerait mieux être un paysan dans le Paradis qu’un lettré disons dans une université...

Il y a toujours cette tension chez vous entre ce fort ancrage dans un lieu, dans une terre, et puis d’un autre côté, on a parlé de la folie ambulatoire, un besoin de partir, d’être sur les routes, de découvrir le monde. Cela renvoie à un autre écrivain que vous avez beaucoup admiré, qui serait un petit peu le pendant du Gustave Roud immobile, c’est Charles-Albert Cingria.

J’aimais infiniment l’esprit de vie de Cingria.

J’aimais infiniment l’esprit de vie de Cingria. D’ailleurs, en un sens, il avait comme moi l’idéal de la marche. Il faisait la marche avec son vélo. Les routes existaient encore à ce moment là, où les vélos pouvaient circuler. Il faisait la marche avec le vélo, et il s’arrêtait, il avait son linge au bord du lac Léman. J’ai pu l’apercevoir auprès du château de Glérolles, parce que de temps en temps, il habitait chez Paul Budry à Saint-Saphorin. Il m’a écrit une fois et j’en ai été très content. Justement pour Le Testament du Haut Rhône, il m’a écrit une fois. Je ne l’ai vu qu’une fois ou deux, mais il m’a accompagné avec ses livres, et non seulement avec ses livres, avec son humour, avec sa vie, toute ma vie. C’était vraiment un coup de vent, une brise.

Est-ce que quand vous cherchiez votre langue d’écriture, c’est quelqu’un qui a pu être important pour vous, cette liberté de langue de Cingria, cette langue capricante ?

Mes écrits valent ce qu’ils valent, mais je peux pas dire que j’ai eu un modèle quelconque. J’admirais Roud, j’admirais Ramuz, j’admirais Claudel, et si je pense aux poètes que j’ai aimés ? J’admirais Cingria, j’étais sensible aux poèmes d’Eluard, mais je me suis jamais identifié à un auteur, en me disant, j’aimerais écrire comme celui-là. Il me semblait que l’écriture, disons, était un art inconnu en vous, qui se forgeait au moment où vous aviez votre feuille de papier devant vous et votre crayon. Puisque pour écrire un poème, ma méthode c’était d’écrire une ligne, qui disait un vers. Ensuite, être attentif à cette ligne et la réécrire en pensant à la suivante, la réécrire peut-être 50 fois, et puis tout à coup, à la cinquantième fois, le deuxième vers vient. Puis on continue avec ces deux lignes, on les reprend, puis le troisième vers vient. C’est comme ça que j’ai écrit, d’un coup, sans jamais avoir écrit de poèmes avant. C’est mon premier poème "La merveille de la femme" (1938) pour la revue Mesures.

Si je me rends compte qu’il y a quelque chose qui va pas, je dois reprendre ce que j’ai écrit, le réécrire, attendre sur ce que j’ai écrit, voir ce qui s’engendre, si ça va pas, recommencer... et puis petit à petit quelque chose vient. C’est comme s’il y avait une infaillibilité dans l’attention ...

Si je me rends compte qu’il y a quelque chose qui va pas, je dois reprendre ce que j’ai écrit, le réécrire, attendre sur ce que j’ai écrit, voir ce qui s’engendre, si ça va pas, recommencer, voir ce qui s’engendre, et puis petit à petit quelque chose vient. C’est comme s’il y a une infaillibilité dans l’attention et alors une musique toute naturelle s’introduit dans vos lignes. Tandis qu’un modèle, c’est une autre inspiration. Donc on peut pas le suivre. La seule chose qu’un modèle peut faire, il vous enseigne la perfection. Alors ça, oui, de l’extérieur je pouvais admirer, et puis comprendre.

On a évoqué "L’Océan" (1993), ce récit-journal, qui évoque un voyage que vous avez fait en Amérique. Et j’aimerais bien qu’on s’arrête un petit peu sur l’arrivée à New York et l’importance de cette ville tout à coup, que vous appelez la ville debout.

S’il y a une ville que je voulais voir, c’est New York.

S’il y a une ville que je voulais voir, c’est New York. Je voulais voir cette ville. Pour moi, cette ville c’était un symbole. Le symbole, notez bien, avec sa grandeur du monde moderne. Et quand je dis du monde moderne, j’y mets tout ce qu’on peut mettre aussi de beau et de terrible. J’ai acquiescé à la définition de New York d’un de mes amis d’enfance, le docteur Gilbert Rossa, à qui j’ai dédié mon premier livre de poèmes. Il m’a dit : c’est la ville la plus intelligente du monde. En effet. Alors je voulais voir New York. J’ai y passé 3 jours à pied, en 1991, sans arrêt, en arpentant les avenues. Et alors, .. disons, je voulais vraiment voir cette ville, aussi, disons, pour des choses que j’avais enregistrées disons, dans ma pensée avant. Je me rappelle d’un grand reportage sur la création de New York : elle avait été achetée aux Indiens pour un prix dérisoire... 50 colliers de verres, quelques perles, quelques perles de verres ! Et, ensuite, ces indiens avaient voulu quand même rester sur ce territoire. On leur a dit : "Vous ignorez la propriété. On l’a acheté. Elle est à nous. Et puis, vous voyez cette ville qu’on est en train de construire". On a rappelé ça à un descendant de ces Indiens quand on faisait ce reportage, que j’ai écouté ici à Châble dans les années 70. On a dit à cet Indien, un des derniers survivants qu’ils arrivent à trouver, qui sont entre le musée et la tombe et qui vivent probablement comme des fonctionnaires d’outre-tombe. On lui a dit : "Vous avez vu cette ville, qu’est-ce que vous en pensez ?" Et alors j’ai été saisi par sa réponse, que j’ai entendu, que je n’invente pas, et que j’ai entendu cracher par lui à la radio, n’est-ce pas : "Alors, pour vous c’est fini, pour nous c’est toujours". "Pour vous c’est fini, pour nous c’est toujours ?", lui disait l’interlocuteur. Il a répondu : "Je vois la fin de cette ville". Et comment ? "Dans un grand éclair lumineux". Alors, avec ce qui se passe maintenant, avec la science, la désintégration de la matière, l’atome, ce n’est pas impossible. Et alors je me suis dit, je vais voir cette ville avec ces éclairs lumineux en arrière fond. Après tout, ça serait une belle fin, non ? L’éclair lumineux serait comme une étoile sidérée, qui serait magnifique, dans un sens, n’est-ce pas. J’ai admiré new York, je vous le dis tout de suite, je l’ai admirée ; l’architecture des gratte-ciel. Quand je passais à pied, la tête levée, je laissais mes regards glisser sur ces immenses parois de verres et d’acier. J’y ai trouvé vraiment de la grandeur, comme j’ai admiré le mur de la Dixence, tout en étant du parti de la nature. Et aussi les choses insolites qu’il pouvait y avoir. Parce qu’on circulait la nuit, alors sur les trottoirs il fallait faire très attention, parce qu’il y avait les mendiants qui couchaient, enveloppés avec du papier journal. Et puis on n’osait pas descendre, pour pas se faire écraser, il fallait quand même rester sur le trottoir, alors il fallait enjamber les corps, n’est-ce pas. Il y avait ça. Alors j’étais fasciné. Alors j’ai été fasciné par ce mélange. La seule chose que j’aurais voulu voir, que j’ai à peine vue, c’est la ville noire. On m’a dit : "Harlem c’est impossible". Et puis, quelqu’un nous a quand même guidé, dans un quartier tranquille et avons été à la messe à Harlem. J’ai voulu voir la messe, la messe catholique des noirs.

Dans "L’Apprentissage" vous notez, "Eluard né et publié en Suisse ne serait peut-être pas connu en France". Comment vous vous êtes situé par rapport à la littérature française ?

On s’est situé disons deux fois. Il y a la façon littéraire, il y a eu la façon politique. La Suisse devient de plus en plus une nation, alors qu’elle n’en était pas une. Elle a commencé à le devenir en 1940, au moment où elle s’est sentie liée presque les uns aux autres, par quelque chose qui dépasse malgré tout l’intérêt matériel. Mais pour plusieurs de ces petits pays suisses, il y a une patrie, c’est la langue française. Nous sommes d’un pays, citoyens d’un pays, et notre patrie intime c’est la langue française, d’une façon absolue. Cette langue n’est pas venue toute seule. Elle s’est aussi faite ici, par ce pays où s’imposent des choses magnifiques. Elle a vraiment été, disons, plus qu’engendrée, fabriquée dans le meilleur sens du terme, créée par des très grands écrivains. Et ça a tenu plusieurs siècles, avec un écrivain de génie au point de vue de la langue, qui était un Suisse romand, qui avait une musique de la langue extraordinaire, c’est Rousseau. Rousseau justement, il a appris la langue en marchant.

Comment êtes-vous lu, accueilli en France en tant que poète francophone non français ?

Évidemment, on souhaite que la patrie qui est la langue française ne se cloisonne pas par des barrières politiques pas du tout justifiées au point de vue de la culture, qu’elle puisse passer d’un pays à l’autre. Mais, disons, les données font, le réalisme économique fait que ces barrières existent parce qu’il y a... l’argent n’est pas le même, les maisons d’édition fonctionnent autrement. Et alors, on est dans une petite île, ici. On est dans une petite île à côté d’un très grand continent, où peut-être des lecteurs pourraient nous attendre. Ceux qui réussissent telles que sont les choses, c’est presque ceux qui émigrent. C’est très difficile disons, d’être un moineau dans l’île et quand même un rossignol de l’autre côté, c’est plutôt le contraire. De personne à personne, ceci dit, l’accueil peut être magnifique. Parce qu’alors ça, je pourrais vous donner les exemples : avoir pris contact avec tel personnage influent, à propos de Corinna Bille, totalement à l’improviste, arriver à Paris pour voir une exposition de Picasso, arriver à Paris et lancer un coup de téléphone comme un berger qui ne comprend rien à ce que ça peut être. Et puis j’ai demandé à Paulhan un rendez-vous. Il m’a dit : "Je vous accueille tout de suite". Il y avait Dominique Aury, je lui ai parlé des livres de Corinna, elle a préfacé un de ses livres à la Guilde du Livre d’Albert Mermod (Lausanne)

Maurice Chappaz, vous êtes maintenant devant le manuscrit de votre livre le plus récent, "Évangile selon Judas". Vous y travaillez depuis plusieurs années, pouvez-vous nous en parler, de quoi s’agit-il ?

Il faut des années pour construire un livre, pour qu’il s’engendre en vous. ...

Il faut des années pour construire un livre, pour qu’il s’engendre en vous. C’est mon dernier livre. Maintenant, j’y travaille depuis des années : j’ai commencé à l’écrire à la fin de deux livres, je crois qu’il s’agissait de L’Océan, et de La Mort s’est posée comme un oiseau. Il y a deux ans, je suis monté avec des brouillons en vrac, dans mon chalet des Vernys, hésitant de les prendre, en me disant, c’est inutile, je ne peux plus retoucher ça, tant pis, c’est perdu, je verrais autre chose. Et puis mon épouse, Michène, m’a dit de les prendre à tout hasard. Et je m’y suis remis. Les choses se sont engendrées, comme les autres livres, ligne par ligne d’un connu à un inconnu, sans cesse. Et je suis arrivé, au mois de mars de cette année, au terme de ce livre.

Pourquoi ce titre "Évangile selon Judas" ?

Une des choses qui m’a toujours fasciné, mais qui s’impose peut-être encore plus à la fin d’une vie, c’est la prédestination. Pourquoi dans les vies humaines, telle ou telle personne se dirige vers le Bien ou vers le Mal ? Mal ou Bien, qui peuvent paraître inconnu au moment où ils se manifestent. On ne sait pas encore ce que c’est. C’est des actions. C’est des choix qu’on fait. Et petit à petit, ça se cristallise en tel ou tel bloc, horrible ou lumineux, de Bien ou de Mal. Et puis ça résume presque une vie, avec, pour peu qu’on croie à une autre vie, l’engendrement d’un autre réel. Je deviens ce que j’ai fait, mais je suis déjà ce que je vais devenir. J’ai été élevé dans une religion où la question du Bien et du Mal s’est posée d’une façon nette et avec acuité, dans le catholicisme. Il y a la personne de Jésus, qui va répondre d’une façon parfaite au Mal du monde, et qui va offrir ensuite en réponse à ce Mal du monde, la résurrection et une autre vie. On a un autre personnage, qui semble plein de bonne volonté, avec certainement une passion et un amour pour la personne de Jésus.

Or, il va le trahir. Il va le trahir, et les historiens que sont les apôtres, Mathieu, Marc, Jean, Luc, disent : "Il était d’ailleurs annoncé, les écritures indiquaient déjà du doigt cet homme". Quand il était parmi les apôtres, le Christ même, qui savait et qui annonçait sa propre mort, l’a annoncé par la trahison de l’un des siens : "L’un de vous me livrera". Il le dit à une ou deux reprises aussi, en les regardant, sans les désigner tout de suite : "Il y en a un parmi vous qui est un démon". Alors ça me fascinait aussi, jusqu’à la scène décisive du choix. Quand le Christ se retire solitaire, met sa tête entre ses mains et appelle son père, il dit : "Je les ai tous gardés, je les ai tous sauvés, je les ai tous retenus, il n’y en a pas un qui a pu être pris. Oui, il y en a un, le fils de perdition.". Comme s’il y en avait un, obligatoirement, qui devait répondre au sacrifice, volontaire, et voulu, de l’homme qui se dédierait pour le Bien face au Mal. Alors, c’est assez extraordinaire, avec cette scène à table, où il dit "L’un de vous me livrera". Et remarquez, les apôtres sont là. Ils se disent tous : "Est-ce moi ?" Jean se penche et dit : "Lequel ? Qui ça sera ?" Christ lui dit : "C’est celui à qui je donnerai la bouchée de pain." Il dit, comme s’il le choisissait. Je me suis dit, comme s’il le choisissait.

Judas qui aurait pu se taire, quand le Christ tourne la tête vers lui, dit : " Est-ce moi ? " Et Christ répond : " Tu l’as dit ! " Et il aurait mieux fait de rien dire ! " Tu l’as dit ! ". Et il lui tend la bouchée, et à ce moment-là, l’écriture le dit, quand il avale la bouchée, le démon entre en lui, comme s’il était encore innocent avant. C’est très curieux. Il se lève, la bouchée encore dans sa bouche, lui descend dans le gosier et il s’en va. Il va trouver les prêtres en leur disant : "Qu’est-ce que vous me donnez si je le livre ?" Et alors on peut aussi se poser les questions du pourquoi et du comment. Est-ce que c’était une véritable trahison ? Est-ce que c’était peut-être pas tout autre chose que ça ? Est-ce qu’il n’avait pas un autre dessein ? Il va trahir, mais peut-être en voulant faire tout autre chose que trahir.

Mais la trame du livre est donnée en direct, comme dans un roman simultané?

C’est une histoire où il y a toute une énigme du Bien et du Mal, que j’ai voulu réécrire comme si j’y participais, comme si j’y étais. Parce que d’une certaine façon nous y sommes tous dans cet événement. Face aux événements de la vie, si on se reporte en arrière, qui d’entre nous pourrait dire : "Tel acte, je ne l’aurais jamais commis, je n’aurais jamais tué cet homme, ou je n’aurais jamais violé cette femme, ou jamais volé ce sac d’argent". Avec l’occasion bien entendu, avec le monde qui vous offre un cadeau. Après tout, on est des ombres insignifiantes qui voyagent comme ça, avec une vie qui nous échappe des mains et qui nous offre parfois un moment de vacances, très à l’aise. Qui d’entre nous pourrait dire : "Non, j’aurai jamais fait cet acte" ? Qui peut le dire ? D’autant plus, si ensuite on imagine, que dans son propre corps on porte certains gènes, ou certaines tendances, ou certaines angoisses, ou certaines sensibilités, ou certains infirmités, qui nous déterminent, qui nous rendent violents, ou bien qui nous rendent hypocrite, ou qui nous font fuir, et qu’il faut bien réagir. L’instinct vital, on l’a. Qui de nous ? Alors le personnage, le personnage de Judas, à la fin d’une vie m’a littéralement, vraiment intéressé, presque fasciné, en même temps que je croyais, et que j’ai cru toute ma vie ; je n’ai jamais changé disons de point de vue, à 80 ans je crois de la même façon que je crois à 7 ans.

Propos recueillis par Jérôme Meizoz
à l’Abbaye du Châble les 29 et 30 mars 2001

Cet entretien est extrait de la bande-son du film "Maurice Chappaz", co-production franco-suisse (Productions Thiébaud, Martigny/Institut national de l’audio-visuel, Paris) dans la série "Un siècle d’écrivains" (dir. Jérôme Prieur), réalisé par Jean-Noël Cristiani (sortie octobre 2001).

Information:
Le film sera diffusé à la TSR, lundi 29 0ctobre- 21h20, dans le cadre de l'émission Confidentiel et sur Arte au cours de ce même mois.
La cassette vidéo est disponible auprès des : Productions PAT, Pierre-André Thiébaud, Les Rappes, CH- 1921 Martigny-Croix.
Enfin la quasi intégralité de cet entretien avec Maurice Chappaz est donnée en 5 émissions, du 29 octobre au 2 novembre sur France-Culture, dans l'émission quotidienne "A voix nue".