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Pascale Kramer
Par Aline Delacrétaz et Pierre Lepori

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   Gens ordinaires, destins ensablés


L'allure dynamique et juvénile, le sourire éclatant, le regard à la fois rieur et timide, Pascale Kramer n'est pas de la race des écrivains recroquevillés sur une douleur ou terrassés par la vie. Pourtant, cette jeune femme née à Genève en 1961 et élevée à Lausanne donne tous les deux ans, d'une plume souple et précise, un roman d'une rare noirceur. Ses deux premiers livres ont paru aux éditions de l'Aire alors qu'elle avait à peine passé la vingtaine : Variations sur une même scène en 1982, Terres fécondes en 1984. L'écriture y était déjà nette, enlevée, et un curieux mélange de peurs, de stratégies de survie et d'atmosphères denses et inquiétantes annonçaient déjà la naissance d'un auteur de talent.

S'ensuivit un silence de plus de dix ans, laps de temps pendant lequel Pascale Kramer n'oublia pas l'écriture mais consacra ses forces à monter, à Paris où elle vit depuis 1987, son propre bureau de conception en publicité. Puis, tout en continuant dans cette voie, elle se remit à publier : Manu , paru en 1995 chez Calmann-Lévy, fut couronné par le Prix Dentan en 1996. Depuis lors, la jeune femme poursuit inlassablement une œuvre solide et profondément originale, encore trop secrète mais unanimement saluée par la critique francophone ( Les Vivants reçut d'ailleurs le Prix Lipp en 2001).

De Manu à Fracas (Mercure de France, 2007), chacun des romans de Pascale Kramer, sorte de creuset humain et stylistique, est plus intense et plus surprenant que le précédent. L'écriture y est à chaque fois plus sobre et plus incisive, la dentelle plus fine et plus précise. Pas de lyrisme, pas de phrases qui se perdent en longueurs inutiles, aucun bavardage. Le style, maîtrisé au point de sembler couler de source, est d'un classicisme peu fréquent de nos jours. D'où vient alors que, de tant de précision, procède un sentiment général de flou, d'insaisissable ? Comment l'auteur parvient-elle, de tant d'équilibre, à faire naître la disharmonie ?

A première lecture, le lecteur croira percevoir dans les romans de Pascale Kramer quelque chose du langage cinématographique, qui permet à différents niveaux de narration de se développer en parallèle, de suivre les pensées de plusieurs personnages par de brefs cadrages (c'est le cas, par exemple, et de manière très efficace, dans L'adieu au Nord ). Mais ce n'est pas encore cela : si l'on tentait de mettre en image l'un de ces textes, il en ressortirait certes un chant secret d'une grande force poétique, mais surtout une trame d'une lenteur accablante, une histoire sans action et dépourvue de dialogues, l'un de ces interminables films où il ne se passe rien. Peut-être un film de Kaurismäki, artiste avec lequel Pascale Kramer partage d'ailleurs la précieuse capacité de nous faire éprouver des sensations physiques, presque à fleur de peau – le froid, l'humidité, le poids des jours -, ou bien un film d'Ozu, avare de dialogues mais très riche d'atmosphères et de regards ; ou encore un « film immobile », une peinture : dans le très récent Fracas , premier roman à se dérouler en Californie (où l'auteur vit aujourd'hui quatre mois par an), il est impossible de ne pas se sentir littéralement immergé dans un tableau d'Edward Hopper.

Cependant, la source du malaise naissant au fil des pages est, plutôt que dans le style ou dans un supposé pocédé cinématographique, à chercher dans les textes eux-mêmes, dans le talent narratif de Pascale Kramer. C'est que, d'un bout à l'autre de ces récits, le malheur affleure en permanence - comme dans Fracas , par exemple, où un rocher tombe et s'arrête en équilibre sur la maison des protagonistes – et que, comme l'a si bien résumé Jérôme Garcin dans Le Nouvel Observateur , « le ressentiment et le désespoir [y] cuisent à l'étouffée ». Non que toute action soit bannie de l'intrigue : bien au contraire, le malheur fond brusquement sur les êtres à la fin de Manu , et Les Vivants s'ouvre in medias res , sur un drame absolu, un inconcevable accident : deux enfants perdent la vie, et c'est alors la vie elle-même qui déraille (Benoît, l'oncle des victimes, a très vite la sensation de « flotter à l'intérieur de lui-même »). S'installe ensuite une inaction douloureuse, la paradoxale et angoissante attente de ce qui est déjà définitivement advenu.

Au total, l'histoire peut se terminer sur un drame ou commencer par lui, il peut même ne rien se passer d'autre que d'apparemment banal ( Retour d'Uruguay , L'adieu au Nord ), peu importe : une impression de malaise, de quelque chose d'inintelligible qui poisse et dont on n'arrive pas à se défaire s'empare du lecteur ainsi que, lors des moments de calme plat, la sourde certitude d'un malheur imminent. Ce climat angoissant se fait alors moteur narratif et les protagonistes, et le lecteur avec eux, se trouvent englués, s'embourbent peu à peu dans une nébuleuse muette dont ils sentent confusément qu'il n'est pas possible de se dépêtrer.

Ces personnages sont des gens ordinaires, des gens comme vous et moi, des anti-héros malhabiles et impuissants à saisir les ressorts et la complexité de leurs rapports (qu'ils ne cherchent d'ailleurs pas à démêler), des êtres qui plus est « pas nécessairement aimables », dit l'auteur. Comme souvent dans la vie, la vraie, l'action n'en est pas une et le quotidien n'a rien d'héroïque, parfois même rien qui soit digne d'être simplement relevé. Et, comme souvent dans la vie, les drames ne sont pas forcément spectaculaires. C'est pourtant là ce que Pascale Kramer dissèque méticuleusement, tournant autour des faits et gestes, des sentiments et des maladresses de ses personnages et les clouant sur la page avec précision, comme pour restituer au plus juste la cruauté banale d'un quotidien contre lequel la révolte n'est ni envisagée, ni même envisageable.

Tout cela sans cynisme aucun, et sans jugement non plus, l'une des caractéristiques de cette œuvre consciente et méticuleuse étant en effet, sans aucun doute, l'absence quasi complète de morale, ou de moralisme. Le tour de force de Pascale Kramer est en somme de construire au fil des pages un chant ému mais d'une grande lucidité sur une humanité de gens simples, de destins inaccomplis, et de nous asséner de manière presque bergmanienne, avec un détachement serein servi par une écriture précise et somptueuse, cette saisissante vérité que Sisyphe n'est pas heureux et que c'est là une fatalité.

 

  Entretien

Un premier aspect intéressant de vos romans, Pascale Kramer, est la situation géographique de vos personnages : ce qui leur arrive - ou ne leur arrive pas - n'a jamais pour décor un vaste engrenage urbain et social. Au contraire, à vous lire, il ressort toujours une impression de marginalité spatiale, d'éloignement de tout centre. Qui permet peut-être de tendre une oreille plus fine aux incertitudes humaines...

Il est vrai que, de par mes origines, je suis restée très attachée à la nature, au plaisir d'être dans la nature, et que j'ai besoin de parler d'elle quand j'écris. Cependant, du point de vue narratif, cette situation périphérique que je privilégie provient du fait que je choisis des personnages issus de milieux sociaux simples. Fracas fait un peu exception puisqu'il met en scène des gens relativement intellectuels, mais mes héros sont habituellement des gens modestes. Non par souci social, mais parce que les êtres sans ego, bruts de fonderie, qui n'ont pas une conscience trop élevée d'eux-mêmes, me paraissent réellement plus intéressants que les autres. C'est ce goût des milieux sociaux modestes qui m'a conduite à aimer les endroits un peu perdus, hors du monde, ainsi d'ailleurs qu'une certaine esthétique de la laideur. Ce sont également des souvenirs personnels : ma famille était certes assez aisée (mon père était universitaire), mais nous avions l'habitude de passer nos vacances dans des endroits populaires ou paysans. Plus tard, j'ai vécu dans le Nord de la France avec mon compagnon, qui était boucher et provenait d'une famille de 17 frères et sœurs. J'ai donc eu l'occasion de naviguer entre différents milieux sociaux et de découvrir des lieux oubliés ou délabrés, qui me sont devenus chers.

Ces lieux, dans vos romans, ne sont pourtant presque jamais nommés : ils restent géographiquement indéterminés, comme perdus dans la brume. Sont-ils inventés ou rééls ?

Mis à part Manu , qui se déroule à Athènes (mais c'est une Grèce rêvée, où je n'ai jamais passé que quinze jours de vacances), et L'adieu au Nord , qui se passe dans le Nord de la France et à Londres, il est vrai que je n'ai pas souvent désigné nommément les lieux dans lesquels se déroulait l'histoire. Pourtant, ils existent bel et bien, mais sous la forme d'un patchwork, d'une géographie mentale toute personnelle. Ainsi, pour moi, la première partie de Retour d'Uruguay a pour décor Les Paccots (petite station fribourgeoise où se trouvait un chalet de mon enfance), alors que la ville des scènes finales est Lausanne. Dans Les Vivants sont réunis ces deux lieux totalement étrangers l'un à l'autre que sont une station-service valaisanne et un bois du Nord de la France. C'est peut-être pour cela que j'évite les noms : je visualise des lieux précis, mais qui n'ont aucun rapport entre eux dans la réalité. Ce sont souvent des réminiscences de lieux de mon enfance, mais également d'endroits que je n'ai connus que pour de brèves périodes. Il m'arrive aussi de faire des repérages, comme ce fut le cas pour les cressonnières du Nord de la France mises en scène dans L'adieu au Nord . J'y étais allée une première fois, un peu par hasard, puis y suis retournée pour affiner un peu mon enquête.

Votre image, souriante et accueillante, contraste de manière frappante avec la noirceur de vos romans. Comment vivez-vous cette disparité ? L'extrême pessimisme de vos livres a-t-il des racines biographiques ou intellectuelles ?

Il m'arrive en effet de rencontrer des lecteurs qui, après avoir lu mes romans, m'imaginent, sinon sinistre, du moins très tourmentée. A l'inverse, les amis qui me lisent ont quelque peine à faire coïncider mon caractère sociable et enjoué avec la tristesse qui émane de mes textes. Mais c'est là une confusion sur les termes : j'ai en réalité un fond très gai, mais je ne suis pas optimiste du tout, bien au contraire. Je n'ai pas eu d'enfants, par exemple, parce que j'ai peur de l'avenir, du monde dans lequel je les aurai précipités. Et puis, en ce qui concerne le pessimisme qui domine mon écriture, je dois avouer que j'ai toujours été fascinée par les drames, mêmes infimes, que chacun porte en soi. Je pense par exemple aux femmes qui tuent leurs propres enfants et dont on parle beaucoup en France en ce moment. Le mystère qui se dégage de ce genre d'acte me touche, m'attire, du point de vue humain. En fin de compte, le fait d'être sociable m'est très utile : les gens me racontent ainsi facilement leur vie et cela nourrit mon travail.

Dans deux romans, Manu et Les Vivants , nous assistons justement à des morts infantiles tragiques. C'est là un choix romanesque délicat, qui place le lecteur de façon brutale face à votre pessimisme...

La mort d'un enfant me semble vraiment constituer l'horreur absolue. Un fait divers récent m'a beaucoup frappée : une fille-mère de 19 ans a tué son nourrisson par épuisement, parce qu'elle ne voyait plus d'issue à sa situation. J'imagine que c'est aussi pour cela que je n'ai pas eu d'enfants : notre responsabilité envers eux m'apparaît tellement énorme, tellement terrifiante ! Tout au fond de moi, j'arrive parfaitement à comprendre les gens qui, à un certain point, n'en peuvent plus, se sentent écrasés par une responsabilité, une charge bien trop lourde pour eux, et déciment leur famille. Cela dit, ce n'est pas pour cette raison que je « tue » des enfants dans mes livres : mes motifs sont exclusivement romanesques ! Dans le cas des Vivants , par exemple, mon point de départ était un amour absolu entre un frère et une sœur, Benoît et Louise ; je voulais que Benoît soit responsable d'un malheur arrivé à sa sœur afin de pouvoir aborder le thème de l'amour confronté à la culpabilité. Au début, j'avais pensé à un accident qui laisse Louise défigurée, mais cela m'a paru ensuite trop laborieux, et probablement trop difficile à décrire. C'est alors que j'ai eu l'idée de la mort des enfants, événement beaucoup plus fort, définitif, utilisé ici en quelque sorte comme déclencheur dramaturgique.

Les enfants sont très présents dans vos livres : dans votre dernier roman paru, Fracas , ils semblent même remplir une fonction de papier de tournesol tant la protagoniste, Valérie, mesure son propre embarras d'être au monde (embarras physique, affectif, familial) à l'aune de ses rapports, d'admiration ou de gêne, avec son fils ou sa nièce...

Les enfants me fascinent. J'ai l'impression qu'on n'écoute pas assez, qu'on ne comprend pas assez leur monde intérieur. Cela aussi provient peut-être de mon enfance : j'ai des souvenirs très intenses de ma propre fragilité, de mes complexes, de ma pudeur d'enfant, et de ce que les adultes étaient incroyablement, quoique certainement involontairement, insensibles et écrasants. Aujourd'hui, d'ailleurs, j'ai très besoin d'écouter les enfants, de respecter leurs pudeurs. Leur complexité m'impressionne et j'adore la décrire dans mes romans. C'est vrai que la protagoniste de Fracas a un rapport particulier avec sa nièce Lucie, très différent de celui, plus distant, qu'elle entretient avec son propre fils. Comme si elle avait besoin d'admirer et de comprendre cette enfant dans toute sa complexité, mais en était en même temps un peu effrayée.

Dans vos romans, les personnages ont entre eux des relations souvent délétères ou ambiguës. Même le regard que posent les enfants sur les adultes procède de cette ambiguïté : dans Retour d'Uruguay , Adrien est fasciné par la figure un peu louche de Raphaël. Pourquoi ?

Dans ce cas aussi, je suis partie d'une interrogation intérieure, de la volonté de sonder un problème et un état d'esprit. Bien que je n'aie pas fait entrer la politique dans ce roman, Raphaël représente pour moi l'exemple d'un personnage qui pourrait être un extrémiste de droite, un homme assez répugnant mais, par ailleurs, très charismatique. Avec quelque chose d'animal, de fortement lié à la virilité. D'après moi, il y a une part d'homosexualité latente, de projection, d'émulation virile, dans la fascination que, surtout chez les jeunes, ce genre de personne sait éveiller. J'avais envie d'enquêter sur cette attraction maladive dans ses aspects les plus communs et les plus humains.

A vous entendre, contrairement à ce que donne à penser l'impressionnante force de vos descriptions, l'impulsion de vos romans ne naît pas d'un personnage ou d'une atmosphère mais bien plutôt d'un besoin de creuser un thème, une préoccupation. Même si vous n'abordez pas de front des thématiques sociales ou politiques, vous suivez donc d'abord un thème précis ?

Je ne me sens pas capable d'aborder les grands sujets, même si je nourris une admiration sans bornes, d'ailleurs non dénuée de jalousie, pour ceux qui réussissent avec brio des fresques historiques ou des romans politiques. Je n'ai pas les moyens expressifs qu'il faut pour cela et je suis incapable, par exemple dans le cadre d'un roman social, de travailler à partir d'une documentation. Ce que je sais faire, c'est décrire les hommes et sonder les détails infimes ou les non-dits qui caractérisent les relations humaines. Avec Retour d'Uruguay , j'ai dû affronter cette impossibilité qui est la mienne d'écrire sur des thèmes sociaux. A l'origine, j'avais prévu une fin différente, avec une espèce de morale. Mais je me ne m'y trouvais pas à mon aise. J'ai alors récrit le livre et suis à grand-peine parvenue à en effacer totalement le point de vue moral, toute espèce de jugement porté sur mes personnages, laissant une fin ouverte. La thématique principale est ainsi redevenue ce qu'elle était censée être dès le début : l'admiration maladive de l'adolescent prénommé Adrien pour le torve Raphaël. J'ai ainsi pu traiter mon sujet de manière plus sensuelle, moins intellectuelle.

Vous reconnaissez-vous dans une conception complètement amorale (qui ne signifie bien entendu pas dénuée d'éthique) de l'écriture ?

Je crois sincèrement qu'il n'existe rien au monde qui soit à même de me choquer. Tout ce qui appartient à l'humain est, selon moi, compréhensible. Même la fille-mère qui a tué son nouveau-né, je ne peux pas la rejeter. J'éprouve de la compassion. Si l'on se donne la peine de creuser dans la vie intérieure des gens, on s'aperçoit que tout peut être expliqué. Condamner est, de mon point de vue, pur manque d'imagination, incapacité à se mettre à la place de l'autre.

D'un point de vue pratique, presque pour parler boutique, comment se passe pour vous l'écriture d'un roman ? Quel est l'élément déclencheur qui vous fait passer de l'idée à la page noircie ?

Je dirai que l'étincelle est pour moi l'impression d'avoir mis le doigt sur un point brûlant, d'avoir perçu profondément quelque chose. Pour L'adieu au Nord , j'ai eu l'impression d'avoir intimement compris la frustration des hommes dont la virilité est bafouée et qui manquent d'armes sociales ou culturelles pour s'affirmer ; dans l'impossibilité de vivre pleinement leur virilité, ces hommes deviennent violents. Dans Les Vivants , je ressentais avec force l'idée selon laquelle il est possible de haïr une personne profondément aimée à cause d'un sentiment de culpabilité nourri à son endroit. Dans un deuxième temps, je trouve les personnages et construis autour d'eux une atmosphère, les lieux. En regardant en arrière, je m'aperçois que c'est toujours le thème qui a lancé la création. Et aussi que chacun de mes romans est caractérisé par une couleur : le jaune pour Les Vivants , le vert sapin pour Retour d'Uruguay , le marron et le vert argenté pour Fracas .

Ces couleurs nous amènent à l'une des caractéristiques fondamentales de votre écriture, dont la première impression que nous recevons est éminemment physique : le lecteur est par exemple d'emblée plongé dans un bain météorologique – l'humide, le froid, le chaud, le gluant. Y a-t-il une recherche scripturale pour arriver à cette atmosphère chargée de sens ?

Ma façon de travailler se rapporte à mon discours sur la moralité. En écrivant, je cherche à suspendre tout jugement, à ne pas donner de morale, mais bien plutôt à faire partager une expérience, l'expérience intérieure que je vis moi-même. Je voudrais que le lecteur puisse s'approcher de la même manière du thème traité, c'est-à-dire plus par la sensation que par l'intelligence. Je cherche donc à immerger le lecteur dans la situation décrite. En outre, je suis depuis toujours extrêmement sensible aux tensions entre personnes, aux atmosphères de malaise qui envahissent un endroit. Les conditions instables, anxiogènes, me fascinent et je voudrais comprendre de quelle manière elles se créent. Décrire ces atmosphères, du point de vue narratif, est très gratifiant. Si nous prenons Fracas , mon point de départ est le thème de la vieillesse et du mensonge ; tout autour, j'ai construit une atmosphère, une situation – l'inondation, le glissement de terrain, le rocher éboulé – qui oblige tous les protagonistes à se salir les mains, à gratter la terre. Encore une fois, j'essaie de mettre à profit l'aspect physique des situations pour m'immerger dans leur atmosphère.

Il y a dans tout cela quelque chose d'apparemment très cinématographique, même si ce n'est, justement, qu'une apparence. Cependant, vous passez une partie de l'année à Los Angeles pour promouvoir l'adaptation de romans français par des cinéastes américains. N'êtes-vous pas, alors, tout de même influencée par le cinéma ? Vous reconnaissez-vous d'une manière ou d'une autre dans l'écriture cinématographique ?

Tout le monde perçoit mes romans comme cinématographiques, précisément parce qu'ils sont extrêmement visuels, fondés sur la description. Il est vrai que, au commencement, je n'ai pas en tête des mots, mais bel et bien des images. Je ne pense cependant pas que mes romans soient adaptables au cinéma, et je ne pense pas non plus que le cinéma m'ait influencée. Seule la vie elle-même m'influence. Je suis une observatrice. Selon moi, l'écriture cinématographique n'a pas grand-chose à voir avec la vie puisqu'elle est basée sur un découpage, sur la concentration des situations en une dramaturgie. Le cinéma propose un monde fantasmé, construit, où chaque élément doit être signifiant et trouver une place adéquate dans le scénario. Il n'est pas réaliste alors que, en ce qui me concerne, je préfère être au plus près des rythmes de la vie, même quand il ne se passe rien, quand la situation est comme suspendue. Il y a des gestes, dans la vie, dont nous ne saurons jamais la signification, qui nous échapperont toujours, qui sont par essence anti-cinématographiques, et c'est cela qui m'intrigue. Au risque de me répéter, je dirai donc que mon but est que le lecteur ressente quelque chose, qu'il soit immergé dans une situation, et non de lui expliquer quoi que ce soit.

De là un sentiment d'instabilité, comme dans l'attente d'un coup de tonnerre. Le lecteur, qui se sent un peu mis en danger dans vos romans, ne sait pas très bien où il va. Cette incertitude, cette suspension sont-elles également votre lot dans votre travail d'écriture ?

Non, au contraire, lorsque j'écris, je sais parfaitement bien où je vais. Comme je l'ai dit, je construis d'abord ma trame à partir d'un thème, je crée des personnages, j'imagine les situations, les lieux, les sensations. Toutefois, tout cela se passe dans ma tête : je ne prends pas de notes, ne fais pas de brouillons. A un moment donné, tout cela prend vie et je le visualise clairement, comme s'il s'agissait de scènes que j'avais vécues. Le roman, alors, existe, et j'en rédige la première version très rapidement, avec une sorte d'urgence, de peur que le tout ne m'échappe. Puis je travaille avec assiduité, je récris, je corrige, je peaufine. Je privilégie le travail sur les détails, sur la langue, sur la tension, non pas tant pour que le texte soit beau que pour qu'il soit juste. Cela peut également être un défaut : j'ai tellement peur des passages trop appuyés que je tends à assécher au maximum la narration, à dégraisser afin que ce que je souhaite exprimer soit seulement suggéré. C'est à tel point que je constate parfois que certains lecteurs ne perçoivent pas les thèmes profonds du roman. Je prends pourtant ce risque, entre autre parce que je voudrais obtenir attention et émotion avec un minimum de moyens, laissant ensuite le lecteur (comme c'est le cas dans L'adieu au Nord ou dans Fracas ) imaginer ou deviner sa propre part de roman. Le roman intellectuel ne m'intéresse pas. Ce qui me plaît, et il en va de même dans la vie, c'est ce qui est concret : bricoler, par exemple, ou marcher, comme le font d'ailleurs mes personnages. Par conséquent, en écrivant, j'évite absolument le commentaire et l'interprétation.

L'extrême cohérence de votre style et des atmosphères de vos romans donne inévitablement l'impression d'une grande continuité, un peu comme si vous écriviez toujours le même roman, et cela bien que les situations décrites et les personnages mis en scène soient extrêmement différents les uns des autres. Cette sensation d'unité vous gêne-t-elle ?

Je peux comprendre ce que vous me dites mais, quant à moi, je sais parfaitement que j'aborde à chaque fois un thème différent, que je fais à chaque fois baigner de nouveaux personnages dans une ambiance inédite. Je suis déstabilisée par l'idée d'écrire toujours le même roman, mais peut-être est-ce inévitable.

 

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