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Fait divers

Comme chaque matin, la femme entrait dans la cuisine.

Elle mettait la radio très doucement pour ne pas le réveiller.

Elle enclenchait la bouilloire.

Elle posait un yaourt maigre sur une soucoupe pour qu'il fût à température ambiante puis elle écoutait les nouvelles de huit heures.

Pendant que l'eau cuisait, elle engloutissait les quelques cachets nécessaires à sa bonne santé et à sa bonne humeur.

Elle mettait les deux cuillères de Lapsang Souchong dans la théière en fonte et sortait d'une vitrine un petit bol en délicate porcelaine chinoise.

Il ne lui manquait que la lecture. C'était, soit un livre, soit un magazine.

Dans la tranquillité de la cuisine, elle savourait le crémeux du yaourt nature, l'amertume légèrement fumée du thé brûlant ainsi que le fond sonore de la radio qu'elle entendait à peine mais qui lui aurait terriblement manqué s'il n'eut été là.

Elle ne se rendait pas compte, trop plongée dans sa lecture, de la façon bizarre dont elle mangeait son yaourt.

Elle en prenait une cuillère débordante, léchait la partie supérieure pour garder la cuillère rase, puis elle la suçait avec délice en un deuxième temps. Ainsi ce petit gobelet de cent vingt-cinq grammes durait, lui semblait-il, une éternité. Il lui permettait d'avancer de quelques chapitres et d'arriver aux informations de neuf heures.

***

Comme chaque matin, l'homme entrait dans la cuisine.

Après les salutations d'usage, il préparait son petit déjeuner.

Elle restait à le regarder, fascinée par cette immuable cérémonie, tout en écoutant d'une oreille inattentive les émissions matinales, entrecoupées d'airs à la mode.

Il sortait du vaisselier un gros bol de faïence blanche et une cuillère.

Il allait chercher un " petit-suisse" et un yaourt dans le frigidaire.

Il déroulait le papier translucide entourant le délice lacté, l'appuyait contre le bord du bol, puis le tapotait avec la cuillère jusqu'à ce qu'il devînt propre comme au jour de sa fabrication.

Il vidait le yaourt "à la grecque" qu'il touillait jusqu'à fusion complète avec le "petit-suisse".

Ensuite, il sortait quatre sachets du buffet.

D'abord le son de blé, dont il saupoudrait le mélange onctueux de trois cuillères à soupe: puis les céréales mélangées aux raisins sultanines, les flocons de maïs enduits de miel et, pour finir l'avoine soufflée si énergétique.

Il versait sur le tout une goutte de lait.

Il rangeait les sachets pendant que les flocons grésillaient sous l'influence des produits laitiers.

Chaque sachet avait un bruit différent car confectionné avec un papier différent.

Le pire était le sachet de "muesli". Il était en cellophane rigide et craquant. Son bruit envahissait la cuisine, allant jusqu'à couvrir les voix des intervenants radiophoniques.

Avec une fourchette, l'homme écrasait soigneusement une banane qu'il avait exactement tranchée par la moitié.

La femme levait toujours la tête à ce moment là, le bruit l'empêchant de se concentrer.

Elle replongeait dans la lecture pendant qu'il tronçonnait méticuleusement un fruit de saison avant de l'incorporer, ainsi que la purée de banane, au mélange précédemment décrit.

Le bol était plein à l'extrême mais, comme chaque matin, il y ajoutait la cuillère à soupe de miel sans laquelle son repas eut été caloriquement incomplet.

Comme chaque matin, le bol débordait.

Comme chaque matin, l'homme disait: "Fait ch?!"

Comme chaque matin, elle le regardait, l'air étonné, par-dessus ses lunettes.

Un claquement de porte.

Il allait faire sa toilette pendant que les flocons gonflaient lentement.

Alors, elle retrouvait de nouveau le calme qui lui permettait d'apprécier sa lecture et le bruit de fond qui lui faisait croire qu'elle n'était pas totalement coupée du monde.

***

Un matin, l'homme entra dans la cuisine. Elle avait fini son yaourt. Elle buvait son thé sans lire. Elle écoutait attentivement une émission nouvelle et captivante.

Le bruit de la cuillère sur le bol lui fut insupportable, comme autant de coups frappés sur son crâne.

Elle manqua deux minutes de dialogues.

Elle faillit hurler pendant qu'il repliait scrupuleusement l'extrémité supérieure des quatre sachets.

Elle eut l'impression qu'une gigantesque montagne de verre se brisait en milliers d'éclats cristallins.

Le crissement de l'avalanche couvrit les voix amies.

Le point de non-retour fut atteint quand il ferma rageusement le poste de radio, clouant le bec d'un chanteur qui l'agaçait, mais qu'elle appréciait en secret.

***

Pendant qu'il procédait à ses ablutions, elle saisit le bol à deux mains, le regard absent, la bouche crispée sur un hurlement muet.

Elle alla d'un pas lent jusqu'aux toilettes, laissa tomber le récipient dans la lunette, n'essuyant même pas les quelques éclaboussures qui piquetaient son visage.

Elle se mit à fredonner à voix basse l'une des romances de son chanteur préféré pendant qu'elle enfilait ses chaussures, son manteau, son sac à dos?

Elle ferma doucement la porte, descendit les escaliers sans attendre l'ascenseur.

Une bouffée d'air frais lui gifla le visage.

 

© Chris Kufrin

 

Page créée le 01.06.02
Dernière mise à jour le 01.06.02


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