retour à la rubrique
retour page d'accueil


Heures éternelles
Les rêves de SW


Heures éternelles

Une horde de buissons-ardents se hissait sur les pentes des coteaux avoisinants, comme si elle avait voulu rejoindre leurs sommets.

Plus bas, l’herbe tendait à s’effacer au profit d’une terre fendillée sous l’effet de la sécheresse.

Des lézards téméraires y zigzaguaient comme des éclairs, en quête d’une pierre bien exposée au soleil. Une fois installés, ils savouraient des heures durant les bienfaits de la chaleur. Bien que leurs couleurs se confondissent avec celles des minéraux, un examen minutieux aurait pu révéler leur présence.

La recherche de ces dinosaures de poche représentait justement l’occupation favorite de Sonia. Tout le long de l’été, elle avait repéré les endroits qu’ils affectionnaient. En marche pour l’école, du haut de ses huit ans, elle furetait à l’écart du chemin vicinal, scrutant méthodiquement la rocaille.

Elle avait prétexté l’appréhension de la rentrée des classes afin d’expliquer sa hâte de partir de la maison ce matin. En fait, elle avait prévu ce détour et craignait d’être pressée par le temps.

Un tablier bistre masquait les églantines de sa robe. Ses cheveux blonds aux reflets de bronze coulaient le long de ses tempes et s’étalaient sur ses épaules menues. Elle était de ces fillettes à propos desquelles les commères présagent qu’elles attiseront plus tard les convoitises des hommes. À dire vrai, elle suscitait déjà l’intérêt des garçons.

Lequel n’avait pas souhaité qu’elle lui adressât un sourire, une œillade, n’eût-ce été que pour s’enorgueillir de ce succès auprès de ses camarades ?

Sonia se prêtait volontiers à ces futilités. Non qu’elle considérât son charme comme infaillible, mais sa gentillesse la poussait à ne pas les décevoir.

C’était par gentillesse également qu’elle envoyait un souffle doucereux sur les lézards cuisants, afin de leur dispenser un peu de fraîcheur.

Elle en vit un et s’agenouilla près du rocher sur lequel il reposait. Elle entrouvrit la bouche, expira légèrement contre la peau du saurien, qui frémit immédiatement. Sonia sourit devant ce spectacle, le jugeant beaucoup plus captivant que les leçons fastidieuses qui l’attendaient. À regret, elle laissa son compagnon d’un instant et regagna le chemin.

Elle marchait d’un pas alerte le long d’une futaie quand lui parvint le crissement de gravillons écrasés. Robert stoppa sa course à côté d’elle et la salua. Sa frimousse rondelette s’accommodait parfaitement à sa chevelure ébouriffée. Il avait trois ans de plus que Sonia.

En route, les lèvres de Robert remuaient sans que Sonia reçût leur message. Elle avait acquis la faculté de prêter attention aux gens qui lui parlaient sans les écouter, consacrant son ouïe à la perception des sons ambiants. En l’occurrence, elle tendait l’oreille au bruissement qui s’échappait des sous-bois.

Les deux enfants allèrent ainsi côte à côte jusqu’au portail qui donnait sur le bâtiment scolaire. Celui-ci se partageait entre les salles de classe proprement dites et la maison d’habitation du couple d’instituteurs. Madame Gimont s’occupait des petits et monsieur Gimont des plus grands. Il avait le visage cerné d’un collier de barbe brunâtre, qui en accentuait la sévérité. Une austère paire de lunettes chevauchait son nez effilé.

Elle, plutôt timide et réservée, ne présentait aucune particularité physique. Une profonde rigueur couvait toutefois sous son apparente insignifiance.

Ce n’était pas, comme Sonia et Robert s’y attendaient, la cloche de l’école qui retentissait lors de leur arrivée, mais le brouhaha des voix de monsieur Gimont, du maire et des autres notables venus célébrer cette rentrée automnale.

Une scène si inattendue se déroulait devant les deux enfants qu’ils en restèrent interdits, plantés à l’entrée de la cour de récréation. Outre les adultes qui tonitruaient, et gesticulaient, il y avait aussi des écoliers survoltés qui criaillaient autour d’eux. En face de ce groupe se tenaient les sujets de cette agitation : un homme de grande taille, au teint cuivré et à la crinière de jais, flanqué de sa copie en miniature. L’homme encaissait les insultes sans broncher. Le gosse avait enfoui sa menotte dans la patte protectrice de son père. Ils essuyaient ensemble l’affront qu’on leur imposait.

Jusqu’à ce jour, Sonia n’avait encore jamais été témoin de la méchanceté des hommes; elle était bouleversée. Quant à son camarade, il s’était déjà mêlé à l’attroupement, qui houspillait de plus belle les deux étrangers. Ceux-ci, sans un mot, sans un mouvement superflu, s’arrachèrent à la glu d’intolérance et se dirigèrent vers l’unique issue, vers Sonia. Elle se mua en statue pour les regarder passer. Quoique le fond du problème lui échappât, elle se rendait compte du rejet dont les deux personnages étaient l’objet.

La cloche tira Sonia de sa stupeur alors que l’école avait déjà happé tous les élèves. Tout en courant, elle risqua un coup d’œil en arrière. Deux silhouettes s’engouffraient sous les frondaisons. Comme elle avançait dans le couloir où résonnaient les discours de circonstance, elle se surprit à glisser vers une vague mélancolie, elle d’habitude si joviale.

***

Les idées s’embrouillaient dans la tête d’Eugenio tandis qu’il rejoignait sa caravane, installée au milieu d’une clairière. Là, il s’assit sur le perron d’accès et lâcha la main de son fils. Le petit resta près de lui, à l’observer. Eugenio pensait justement à son rejeton, qui venait d’avoir sept ans. Il tenait à ce que Mariano bénéficiât d’une éducation complète et devînt une personne cultivée. L’enfant était certes doté d’une intelligence innée, cependant certaines connaissances ne pourraient lui être inculquées qu’à l’école. C’est dans ce dessein qu’Eugenio avait quitté sa communauté.

De prime abord, ce village lui avait paru accueillant. Toutefois, il aurait dû se méfier des regards en coin qui se multipliaient sur son passage, des ricanements à peine voilés qu’il entendait dans son dos. Ce matin, il était malgré tout confiant au moment de formuler sa demande. Le refus avait été catégorique. Il n’était pourtant pas question d’argent, il en avait. Il était peut-être seulement question de son origine, de son mode de vie, de sa différence. Eugenio était écœuré, envahi d’un immense chagrin. Il n’avait plus été aussi abattu depuis le décès de sa femme, à la naissance de Mariano. Celui-ci n’avait pas bougé, il partageait le malheur de son père.

La journée du gitan se déroula sans heurts, hantée par son amertume. Il avait décidé de reprendre la route en vue de trouver un établissement qui accepterait son fils. Il s’en voulait un peu de n’avoir pas insisté davantage; c’était sa fierté qui l’avait retenu de s’abaisser devant ces imbéciles. Mariano ne fréquenterait peut-être pas leur école, mais il ne serait jamais le fils d’une mauviette.

En fin d’après-midi, Mariano demanda la permission d’aller se promener dans le bois. Son père la lui accorda, à condition qu’il ne s’éloignât pas trop sans prendre de repères. Ils partiraient demain.

***

Le soleil brillait encore haut dans le ciel quand les enfants s’égaillèrent dans la cour. Trois d’entre eux, au lieu de rentrer à la maison, bifurquèrent sur un sentier forestier.

Stéphane, dix ans, accompagnait Sonia et Robert. Les événements du matin s’étaient estompés dans leurs mémoires. Ils n’avaient plus d’intérêt que pour la chose qui brimbalait dans la serviette de Stéphane.

Ils s’arrêtèrent à un endroit convenu et tirèrent l’objet de sa gangue. Il s’agissait d’une boîte en bois qui renfermait les trente-deux pièces d’un jeu d’échecs, l’échiquier apparaissant sur le couvercle. Les deux garçons s’assirent de part et d’autre du jeu, sur un tapis de mousse, pendant que Sonia s’adossait nonchalamment à un tronc. L’enjeu de la partie avait été choisi pendant la récréation : une bise de Sonia. Attendrie par la naïveté des belligérants, elle avait accepté. Le jeu débuta.

Petit à petit, les deux armées de figurines s’amenuisèrent jusqu’à ne plus offrir aux enfants qu’un champ de bataille dégarni.

L’embryon de stratégie adopté par Robert avait suffi à acculer Stéphane aux portes de la reddition. Le pauvre n’entrevoyait aucune combinaison propre à juguler la conquête de son adversaire.

Plus la vision de l’échiquier lui confirmait la probabilité de sa défaite, plus celle dans laquelle il avait imaginé le velouté des lèvres de Sonia se troublait. Plus que deux ou trois coups, et la partie s’achèverait. Robert aurait le beau rôle. Stéphane leva les yeux sur son maître, puis sur la fille, dont la posture n’avait pas varié depuis tout à l’heure. Il planta alors son regard dans la zone d’ombre située derrière elle.

«Et bien quoi, joue ! s’exclama Robert, impatient d’assener le coup de grâce.

– M... mais, bredouilla Stéphane.

– Il y a quelque chose qui ne va pas ?» s’enquit Robert.

Sonia ne disait rien, elle avait vu aussi ! Robert amorça une volte-face afin de voir ce qui hypnotisait son ami, mais une voix le paralysa.

«Si tu déplaces ta tour pour dégager le fou qui est coincé, tu pourras lancer une offensive sur les deux flancs, avec ton cavalier...»

La voix avait contourné Robert, lui parvenait maintenant d’en face.

«... mais ne le laisse pas supprimer tes ultimes défenses !»

La voix avait à peu près le même âge que les trois enfants, peut-être était-elle plus jeune. La voix avait un visage, dont le hâle différait d’un simple bronzage estival.

Les deux garçons identifièrent l’enfant par le fait qu’ils avaient vu un étranger le matin même. Ils en conclurent que ce ne pouvait qu’être lui.

Sonia, elle, l’avait tout de suite remis.

Le visiteur avait énoncé ses instructions sur un ton qui avait impressionné tout le monde. Robert se taisait, ne lâchant pas le gitan des yeux. Stéphane, transformé comme par sortilège en automate, accomplit la manœuvre conseillée. Après la riposte de Robert, Mariano indiqua la marche à suivre à l’oreille de son poulain. Cette collaboration improvisée engendra la débâcle des pièces de Robert, avant d’aboutir à un mat indiscutable.

Le vaincu n’en croyait pas ses sens. Ce bohémien, par joueur interposé, l’avait battu, lui, le fils du notaire. Cependant, son indignation demeurait muette, tout comme la surprise de Stéphane et l’admiration de Sonia. Stéphane renonça à revendiquer sa «récompense». Il sentait qu’un courant néfaste parcourait l’assemblée, que l’heure n’était pas aux frivolités. Il avait conscience de la gravité de l’instant, de ses répercussions possibles dans l’avenir. Il remisa les figurines dans leur boîte et celle-ci dans sa serviette.

Il se leva en même temps que Robert. Ce dernier signifia à Sonia leur intention de s’en aller. Elle marcha vers eux, mais, arrivée à la hauteur du tsigane, déposa furtivement un chaste baiser sur sa joue. Puis elle emboîta le pas aux deux autres. Quelques mètres plus loin, elle se retourna et lança deux mots à l’adresse de Mariano. Il avait cru comprendre «À demain». Quoi qu’il en soit, il était déjà résolu à revoir cette fée.

***

Pendant le petit déjeuner, le père de Sonia releva chez elle une effervescence inhabituelle. Il tenta de la questionner un brin, mais n’obtint que des réponses évasives. Il renonça en se disant que la personnalité de sa fille unique avait toujours été une énigme pour lui.

Souvent, elle s’absorbait dans la contemplation d’un animal ou d’un paysage au point de faire abstraction de toute autre réalité. Malgré ses silences, ou peut-être en raison d’eux, une force étonnante émanait de son corps fragile. Son côté secret constituait néanmoins une barrière entre elle et son entourage.

Elle ingurgita deux tartines et se volatilisa.

Avant l’école, elle salua ses amis les reptiles et leur promit de s’attarder une prochaine fois. Elle était trop perturbée ce matin pour folâtrer parmi eux.

Sans vraiment savoir pourquoi, elle voyait son insouciance coutumière céder la place à une envie précise, celle de se trouver à la fin de la journée sans avoir eu à en supporter le déroulement.

Perdue dans ses pensées, Sonia ne s’inquiéta pas outre mesure de l’excitation de Robert. La rage qui animait celui-ci depuis la vexation subie la veille ne lui apparaissait pas dans toute son ampleur.

À midi, elle fit un bond de sauterelle à la maison, effleura la table, repartit en coup de vent.

L’après-midi s’étirait interminablement, comme si le temps avait été un élastique dont aurait joué une main coquine.

Quand enfin les enfants jaillirent de la cour, une agréable brise véhiculait le murmure du fleuve entre les herbes basses.

Sonia accéléra le pas afin de distancer les élèves qu’elle précédait. Elle quitta le chemin et s’introduisit dans la forêt par le même sentier qu’hier. Elle atteignit le lieu qui avait servi de cadre au duel échiquéen, n’y vit personne. Une intense déception naquit dans le berceau de ses sentiments. Elle n’eut toutefois pas le loisir de croître.

Le petit garçon, partiellement caché par d’épaisses branches, était là, assis sur une souche. Il se leva et vint à elle. Elle éprouva intérieurement une étrange sensation d’apesanteur.

Les deux enfants marchèrent longtemps, à l’écoute du décor environnant.

Soudain, le gitan lui montra un livre qu’elle ne l’avait pas vu porter jusqu’alors.

«C’est mon père qui m’a appris à lire et qui m’a offert cette grammaire, expliqua-t-il. Je la connais par cœur. Il m’a promis de me donner d’autres ouvrages, pour que je puisse me perfectionner. C’est aussi lui qui m’a appris à jouer aux échecs. Il est très fort.»

Il acheva sa phrase dans un rire contenu.

Sonia était subjuguée. Ils avaient la même taille, pourtant il s’exprimait comme une grande personne. Il commenta l’agilité d’un écureuil effrayé, enchaîna sur la quête de nourriture d’une mésange. Elle lui parla de sa passion pour la nature.

Tout à leur émerveillement, ils n’avaient pas entendu les craquements des feuilles mortes. Bien que Robert et ses complices eussent été avares de précautions, ils s’étaient approchés des deux enfants sans éveiller leur méfiance. La bande cerna ses proies.

Les sourcils froncés, les poings serrés, Robert marcha sur elles. Ce cabotinage trahissait une mauvaise influence du cinéma.

«Non seulement tu te permets de venir dans notre village, commença-t-il avec emphase, mais tu voles aussi nos filles, sale tsigane !»

Mariano ne répliqua pas. Il s’attendait à une attaque de la part de celui qu’il avait humilié sans l’avoir voulu. Cependant, Robert saisit le poignet gauche de la fillette, qu’il conduisit à quelques mètres de là. Sonia n’ouvrit pas la bouche. Elle l’aurait voulu, mais en était incapable. Cette impuissance généra en elle une angoisse telle que jamais elle n’en avait ressentie, terrifiante.

Quand elle fut de nouveau connectée au réel, ils étaient déjà sur lui. Il se débattait et tentait d’esquiver les coups que lui portaient les plus agressifs. Le nombre des assaillants eut bientôt raison de sa résistance. Sa grammaire vola au-dessus de la meute hurlante.

Sonia était désemparée. Cette violence la dépassait, comme l’avait dépassée la méchanceté à laquelle elle avait assisté hier matin. Les barbares arrachèrent les vêtements de leur victime, déchirant son pull, séparant les jambes de son pantalon de velours. Puis, exaltés par leur fureur communicative, ils mirent encore en charpie les morceaux d’étoffe.

Deux marcassins traversèrent la zone du carnage en appliquant un large détour à leur itinéraire; peu au courant des usages de l’être humain, ils craignaient une morsure de ces enragés.

Plusieurs enfants s’armèrent de branchages qui jonchaient le sol et se ruèrent sur Mariano. Les verges crépitèrent sur sa peau, jusqu’à provoquer de longs filets de sang. Ses membres étaient comme détachés de son corps meurtri, dénudé, inerte, gisant aux pieds de ses bourreaux.

Le gitan désormais à leur merci, les salauds déversèrent le contenu de leurs bouteilles d’encre sur lui. Il ne s’en rendit même pas compte. Seul un lointain cousin de son subconscient luttait encore à la frontière de la vie.

Robert sema les pages de la grammaire autour du supplicié avant de décréter la fin de l’opération.

«Ça suffit ! beugla-t-il. J’espère qu’il a compris.»

Les gestes se suspendirent instantanément, puis chacun recula de quelques pas, comme afin de mieux contempler son œuvre. Sonia n’avait pas prononcé un mot. En voyant son ami étendu, disloqué et souillé, elle pensa qu’il était la première personne qu’elle avait véritablement écouté lui parler. Elle n’avait pas seulement feint d’être attentive, comme elle avait coutume de le faire, elle avait enregistré ses paroles, négligeant la complainte du vent et les gazouillements alentour.

Robert tira Sonia par la manche de sa robe bleue et blanche, ornée d’un gouvernail rouge, tachant le tissu avec ses doigts salis. Elle maugréa, mais fut entraînée de force par la clique. Sa tristesse annihilait toute volonté de réaction en elle. Les démons abandonnèrent les lieux sans un regard pour le tableau de leur vilenie.

Dans une étincelle de lucidité, Mariano se rappela la menace qu’avait proférée jadis un Indien d’Amérique, et que son papa lui avait lue un jour : «Vous pouvez me tuer, mais je reviendrai, et je serai des millions !» Il ne pleurait pas, il maudissait ces lâches. Puis la souffrance engloutit son esprit dans un sommeil analgésique.

***

La faune nocturne régnait sur la sylve. De sinistres hululements se répandaient par-delà les cimes des arbres. Par intermittence, les appels d’un homme se greffaient sur ce colloque sibyllin.

Ses chaussures ressemelées incitaient la végétation à courber la tige devant lui. Son ample costume à carreaux éventait la nuit tranquille. Eugenio arpenta ainsi les bois pendant plusieurs heures, faisant danser le faisceau de sa torche électrique autour de lui, criant le prénom de son fils à la cantonade. Mariano s’était-il égaré ? Il lui avait pourtant montré comment s’orienter d’après les étoiles.

Mille doutes le tenaillaient quand il remarqua une forme recroquevillée par terre. Il écarta vigoureusement les broussailles qui le freinaient et se précipita jusqu’à elle.

Il sursauta en reconnaissant son fils, ensanglanté et couvert d’hématomes. S’assura aussitôt qu’il vivait toujours. Soulagé, il le prit délicatement dans ses bras, puis se redressa d’un coup de reins.

***

Avec une extraordinaire vivacité, le lézard vert et orange disparut dans une crevasse. Sonia soupira. De toute façon, le moment était venu de rejoindre l’école. Par chance, sa mère n’avait pas vu les traces de doigts sur sa robe. La petite avait ainsi échappé à toutes sortes de questions indésirables.

En chemin, Sonia essayait d’afficher l’air guilleret qui la caractérisait, même si un malaise confus la torturait. Tandis qu’hier elle était au comble de la joie à l’idée de retrouver son nouvel ami, aujourd’hui le sentiment qui l’habitait évoquait pour elle les méfaits d’une carie. Elle avait vu à l’école un dessin animé qui illustrait le pourrissement d’une dent. Celle-ci paraissait encore saine, alors que le mal s’était déjà propagé à tout son intérieur. Une dangereuse carie s’était mise à ronger le cœur de Sonia, et se développait de minute en minute. Elle songea qu’on remédie à une carie par le plombage de la dent malade ou par son extraction. Trouverait-elle un jour le moyen d’éliminer la sienne ?

En pénétrant dans la cour, Sonia lâcha son cartable sous le coup de l’émotion. Le père du garçon brutalisé s’entretenait avec l’institutrice. Quoiqu’elle n’entendît rien, la fillette avait peur. Le mal qui s’était insinué en elle n’allait-il pas perdurer, se ramifier dans tout son être ? Son avenir ne serait-il pas terni par l’obsession de s’en débarrasser, coûte que coûte ? Tant de questions qui l’effrayaient...

***

«Non, Monsieur, je n’ai rien constaté de spécial hier, soutint Mme Gimont.

– Bien sûr..., ponctua Eugenio, désabusé.

– Malheureusement, je ne peux rien faire pour vous. Comment désigner à coup sûr les coupables, les me­neurs ? Il n’y a aucun témoin... adulte, je veux dire. Quant à la police, elle a certainement autre chose à faire...»

Elle haussa les épaules en signe de fatalisme. Il sentait qu’elle cherchait finalement à se convaincre elle-même de l’inutilité d’une quelconque démarche. Il se prit à les détester, elle et ses concitoyens.

Il tourna les talons en direction de sa roulotte, stationnée derrière la grille d’enceinte. En sortant de la cour, il croisa Sonia. Il rencontra ses yeux innocents et, soudain, tout ressentiment s’évanouit en lui.

Sonia le suivit du regard. Elle aperçut le visage de Mariano derrière une vitre du véhicule. Le garçon fixait sur elle ses yeux sombres et éclatants. Ils échangèrent un sourire en dehors du temps.

En quelques heures, ils avaient découvert ensemble l’amitié et la haine, toutes choses qu’on ne vous apprend pas sur les bancs d’école, mais que la vie se charge de vous enseigner.

© Patrick Chambettaz

Page créée le 17.05.01
Dernière mise à jour le 17.05.01

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"