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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Milan Kundera - Carlos Bauvert - Franz Kafka - Jérôme Garcin

  Milan Kundera, L'Ignorance, Gallimard, 2002

Kundera, le retour

En quittant la Tchécoslovaquie, il y a bientôt trente ans, pour s'installer en France, où il vit actuellement, Milan Kundera a sans doute perdu plus qu'une patrie, des amis, ses racines, mais aussi une langue. Il ne cesse, dans ses derniers romans, très différents de ceux publiés avant son exil, de thématiser cette perte et cette douleur. L'Ignorance* en est un exemple poignant.

Étrange destin que ce roman, écrit en français, comme tous ses derniers livres, mais publié d'abord en traduction italienne, il y a trois ans, comme si Kundera voulait faire payer au public hexagonal l'accueil assez réservé fait à son livre précédent, L'Identité ! Le romancier y noue le destin d'Irena et de Josef, deux personnages déracinés, ayant quitté la Tchécoslovaquie, comme l'auteur, il y a bien longtemps, l'un pour Paris, l'autre le Danemark, et qui se retrouvent, par le plus grand des hasards, dans leur pays. Mais est-il encore le leur, ce pays, après toutes ces années d'exil ? Que peuvent-ils en attendre, eux qui ont désormais construit leur vie ailleurs ?

Dans une construction toujours aussi habile, Kundera rapproche ces deux destins de celui d'Ulysse, lequel rentre chez lui, sur la petite île d'Ithaque, après une errance de dix ans. Ulysse souffre-t-il de nostalgie, autrement dit de " mal du pays " ? Est-ce un hasard si, de retour sur sa terre natale, personne ne reconnaît le voyageur, mis à part son chien ? Tout le monde non seulement l'a oublié, mais n'exprime nul désir de son retour !

Telle est la destinée de tous les errants, exilés plus ou moins volontaires, qui n'ont plus de " chez soi " nulle part. Kundera creuse cette question avec une acuité particulière, en chassant toutes les fausses évidences (par exemple celle qui veut que plus longtemps on est éloigné de son pays, plus irrésistible est la voix qui nous invite au retour). Irena et Josef ne reconnaissent plus Prague (où les ados portent désormais des t-shirts avec le portrait de Kafka). Leur amour, plus virtuel que réel, ne peut s'appuyer sur aucun souvenir. Non pas que leur mémoire les trahisse, mais le pays où ils sont nés a subi tant de révolutions (1948, 1968, 1988) qu'ils ne le reconnaissent plus. Ils sont donc condamnés à l'exil, condamnés également à accepter, comme tant d'autres, leur condition de migrants. Plus autobiographique que ses précédents romans, L'Ignorance décrit en profondeur cette douleur on ne peut plus post-moderne.

 

  Carlos Bauvert, Post Mortem, lettre à un père fasciste, Phébus, 2003 /
   Franz Kafka, Lettre au père, nouvelle traduction de Monique Laederach, Mille et une nuits, 2003

Le père maudit

Né en Espagne en 1953, sociologue, écrivain, engagé depuis vingt ans dans l'action humanitaire, Carlos Bauvert règle ses comptes, dans Post Mortem**, avec un homme qui fut, dans les années 30 et 40, un nazi notoire - mais aussi son père. Sa lettre ouverte a des accents de colère et de haine, de vengeance et d'incompréhension. Mais, curieusement, cette colère et cette haine, si elles trouvent leur source chez ce père infréquentable, sont dirigées, par un effet de contagion sournois, contre le monde entier.
Adressée au défunt, cette longue lettre au père, qui rappelle la fameuse et extraordinaire lettre de Kafka***, trace moins le portrait d'un père fasciste que l'autoportrait d'un fils encore habité par la honte et l'esprit de vengeance. C'est peut-être ce qui déçoit un peu dans le récit de Carlos Bauvert : on aimerait en savoir plus sur les exactions paternelles, ses mauvaises fréquentations - en un mot ce qui justifie le courroux de son fils. Or le texte prend plutôt la forme d'un exorcisme intime, comme si l'auteur était d'abord en proie à des démons intérieurs. Peut-être cela vient-il de l'ultime coup de théâtre final, grâce auquel l'auteur apprend qu'il n'est pas le fils de cet homme odieux (qui pourtant l'a aimé), partisan de la première heure de Franco, " flanqué de curés à la graisse jaune et malsaine comme leurs cierges de sodomites ".

 

  Jérôme Garcin, Théâtre intime, Gallimard, 2002

L'élégance de Garcin

Peu de livres, aujourd'hui, dégagent ce sentiment de plénitude et d'élégance qu'on retrouve dans Théâtre intime****, le dernier livre de Jérôme Garcin, journaliste et critique de théâtre, animateur de la célèbre émission " Le Masque et la Plume " et auteur, on s'en souvient, d'un très beau livre sur Jean Prévost et d'un récit autobiographie, La Chute de cheval.

Le théâtre - ses personnages, ses émotions, sa scène et ses coulisses - est au cœur de ce récit à la fois pudique et bouleversant dans lequel Jérôme Garcin raconte sa rencontre avec Anne-Marie Philipe, qui va devenir sa femme. Mais l'amour d'Anne-Marie commence par l'amour du théâtre. L'image première est déjà floue, hantée d'autres fantômes, d'autres scènes, d'autres émotions (inutile de rappeler, sans doute, qu'Anne-Marie est la fille de Gérard, Rodrigue inoubliable dans la Cour d'Honneur d'Avignon, et d'Anne, écrivain de talent, que Jérôme Garcin admire et fréquente). C'est pour répondre au mystère de cette " première " rencontre que Garcin entreprend une profonde et très belle plongée dans ce théâtre intime, fait d'ombres et de lumières, de voix et de regards, que chacun porte en soi. Avec grâce et talent, il restitue la figure exigeante d'Anne Philipe, de son ami Georges Perros et bien sûr du miraculeux Gérard Philipe, qui rassemblait en lui " une grâce modiglianienne faite de nonchalance et de sérieux, de tristesse en liberté, de force brute et de langueur ". L'écriture de Garcin, comme un cheval impétueux, trace son chemin à toute allure, mais ne triche jamais, s'examine sans complaisance, " lutte contre le gras et la sensiblerie ", ne montre pas son émotion, pour mieux restituer celles des autres. Fidèle en cela à son modèle Stendhal qui déjà fuyait l'ennui comme le bonheur, de peur qu'ils ne le quittent.

Jean-Michel Olivier

* L'Ignorance, roman, par Milan Kundera, Gallimard, 2002.
** Post Mortem, lettre à un père fasciste par Carlos Bauvert, Phébus, 2003.
*** Franz Kafka, Lettre au père, nouvelle traduction de Monique Laederach, Mille et une nuits, 2003.
**** Théâtre intime, récit, par Jérôme Garcin, Gallimard, 2002.

Retrouvez les pages du feuilleton littéraire sur le site culturactif.ch avec l'actualité littéraire de Suisse, ainsi que sur le site: www.jmolivier.ch.

Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 30.09.03
Dernière mise à jour le 30.09.03

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