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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Jean-François Fournier - Jean-Pierre Keller

  Jean-François Fournier, La Nuit qui tua Juan Don, Editions L'Âge d'Homme, 2002

Une écriture charnelle

Auteur de quatre romans, d'une pièce de théâtre, d'un recueil de poésie et d'une biographie du peintre Egon Schiele (la première en français), Jean-François Fournier est un touche-à-tout de talent, ce qui, dans notre petit pays, est souvent mal considéré. Réparons donc une injustice : avec son dernier roman, La Nuit qui tua Juan Don*, cet auteur valaisan né en 1966, qui se décrit comme " un pèlerin des cafés du monde ", frappe un grand coup.

Peu de romans, en Suisse romande, mais aussi dans le domaine français, ont ce souffle à la fois épique et sulfureux, ces visions envoûtantes, cette écriture charnelle et débordant de vie. Car dans les pages de ce dernier roman, la vie éclate à chaque instant, parfois brutale et parfois tendre, toujours imprévisible. Au point de bâtir, pierre après pierre, une sorte de grand poème en prose à la gloire des femmes, toujours insaisissables, et du désir, toujours inassouvi, de l'homme qui cherche à percer leur énigme.

Mais qui est Juan Don, patronyme inversé du grand séducteur espagnol ? Un écrivain génial qui, après une vie de débauches et d'excès, est à l'instant de rendre son dernier souffle. Il lance alors à son ami Francis un défi impossible : rendre une dernière fois hommage à toutes les femmes qu'il a connues et possédées de par le monde. Francis accepte, par amitié et par fascination, comme un double timide, sans cesse en quête de lui-même.

Vertige de l'amour

" Juan dit que j'écris comme le peintre Egon Schiele. Court. Sans méthode. Avec des maladies et une loupe grossissante bien à moi. Une loupe qui dévoile la valse de nos échecs les plus profonds, l'inutilité de toute révolte, le vertige de vivre. " Tout le roman de Jean-François Fournier tourne autour de ce vertige à la fois fascinant et ineffable (comme s'il dissimulait un secret mortel). La longue quête du narrateur qui retrace toutes les conquêtes de son maître et ami le mène sur le chemin d'une libération. Grâce aux femmes qu'il côtoie (dont il décrit les charmes et les pouvoirs avec délectation), Francis découvre non seulement les plaisirs infinis de l'amour, mais surtout le chemin qui va le délivrer de ses fantômes (la mort de son père, par exemple, qu'il cherche à exorciser).

Un mystère profond est lié à la femme : image à saccager et à vénérer en même temps, " hostie ", " enveloppe magique où les mots, l'écriture, le style (de Francis) sont la chair, la sueur, le sang de Juan. " Par elle advient la grâce, la chance aussi d'un possible salut. Comme chez Jacques Chessex, le sexe de la femme - qu'elle habite Genève ou Barcelone, la Toscane ou la Finlande, car on voyage beaucoup dans les romans de Fournier - est ici la clé d'un mystère métaphysique : elle noue et dénoue ce qu'elle aime, elle livre les hommes à l'errance du désir et les délivre, elle les prend aussi sous son aile, quelquefois, puis les jette sans merci.

Ce roman fort et sensuel, d'une écriture serrée, violente, charnelle, tout en rouge et en noir, comme les peintures de Goya, est l'une des plus belles réussites de cette rentrée.

 

  Jean-Pierre Keller, La Solitude du coupeur de nattes, Editions Denoël, 2002

Un fétichiste amoureux

Il est cocasse et singulier, le dernier livre du sociologue genevois Jean-Pierre Keller, professeur d'esthétique et auteur, on s'en souvient, de plusieurs essais remarqués, comme La Galaxie Coca-Cola et Sur le pont du Titanic (tous deux aux Éditions Zoé). C'est un roman qui prend la forme d'un journal intime, et le titre tout à fait délicieux de La Solitude du coupeur de nattes**.

Nous sommes à Paris, dans les années 60. Un jeune homme étudie la philosophie (du moins est-ce là ce qu'il raconte à ses parents, restés en Suisse, et qui lui envoient de l'argent), découvre Jankélévitch et sa célèbre mèche folle, les bars de Saint-Germain-des-Prés hantés par le fantôme de Sartre. Mais sa vie est ailleurs, dans la poursuite d'un fantasme singulier : couper, classer, répertorier les nattes des belles passantes qu'il débusque dans la rue. Cette chasse occupe le plus clair de ses jours, et obsède ses nuits. Il y trouve non seulement une forme de jouissance, mais également une raison d'être, et une justification philosophique.

Il y a dans cette quête quelque chose à la fois d'érotique et de criminel, car en coupant la tresse d'une belle inconnue, le narrateur accomplit un meurtre (symbolique). Il ne tue pas vraiment sa victime, mais il la dépouille, il la viole, il lui enlève ce somptueux phallus tressé qu'elle exhibe à la vue de tous comme un trophée. " Coupeur de nattes = chasseur archaïque. La ville est sa forêt. La rue est sa piste. La femme, son gibier. La natte, son trophée. "

Quête passionnante, écrite d'une plume alerte, qui pose à sa manière la question de l'amour et du manque, du fétiche amoureux, du désir et de son vain accomplissement. Avec talent, Keller nous replonge dans les années mythiques de Saint-Germain qui associent si bien l'amour et la connaissance - ou plutôt, ici, la connaissance (de soi et du monde) à travers les fantasmes amoureux. Un roman qui mérite l'épithète d'échevelé

Jean-Michel Olivier

* La Nuit qui tua Juan Don par Jean-François Fournier, roman, L'Âge d'Homme, 2002.
** La Solitude du coupeur de nattes par Jean-Pierre Keller, roman, Denoël, 2002.

Retrouvez les pages du feuilleton littéraire sur le site culturactif.ch avec toute l'actualité culturelle de Suisse, ainsi que sur le site www.jmolivier.ch.

Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 04.03.03
Dernière mise à jour le 04.03.03

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