On ne présente plus Jean-François Duval :   journaliste, écrivain et bourlingueur, né en 1947 à Genève, qui distille   chaque semaine dans l’hebdomadaire Migros-Magazine, ses délicieuses   chroniques « Minute papillon ». Après deux romans, "Boston Blues" (2000) et "L’année où j’ai appris l’anglais" (2006), Duval nous propose un recueil de textes courts et savoureux, petit traité de philosophie quotidienne. Dans "Et vous, faites-vous semblant d’exister ?"* Duval excelle dans l’art du portrait, comme celui, subtil, de la fable. 
                   
           
                  À travers cent détails quotidiens, que nous   avons perdu l’habitude de voir, il nous rappelle que le monde qui nous   entoure demande sans cesse à être réenchanté. C’est-à-dire déchiffré,   interprété, investi d’émotion et de sens. Mêlant les éléments de sa   mythologie personnelle (la VW de ses parents, la corvée de bois, la   prière du soir) aux fables d’aujourd’hui, plus massives, plus   impersonnelles, Duval trace un petit état des lieux de notre société   désenchantée et nous donne, peut-être, grâce à ce petit livre, les   moyens d’y survivre.  
                  Entretien 
                  Votre livre est composé de très courts chapitres (de 1 à 3   pages), le plus souvent sans lien immédiat les uns avec les autres.   Pourquoi le choix de cette forme brève et « disparate » ? 
                  C’est Denis Grozdanovitch qui, dans sa préface à mon livre, parle de « disparate si savoureux ». Lui-même est l’auteur de Petit traité de désinvolture et de L’art difficile de ne presque rien faire,   où il pratique la forme courte, à l’instar de son propre préfacier,   Philippe Delerm. Moi-même, je n’ai jamais pu oublier une rencontre avec   Cioran, chez lui, rue de l’Odéon, en 1979, où il m’a dit (c’était à la   fois une justification de ses propres écrits, et un conseil qu’il me   donnait) : « Il y a plus de vérité dans le fragment. » C’est vrai : il   peut arriver qu’une exigence excessive de cohérence (c’est une fatalité   qui guette beaucoup de romans) débouche sur des passages inutiles et   factices. Cela dit, même si mon Et vous, faites-vous semblant d’exister ? est constitué de chapitres courts, un fil rouge court entre eux et les   relie souterrainement. J’ai pris grand soin à la construction de ce   livre, à peu près autant que Noé à la construction de son arche (rires).   Le monde est divers et il faut rendre compte de sa variété. Au travers   des mini-événements quotidiens qui font la trame de notre vie, j’ai   voulu et me suis amusé à laisser transparaître quelques anciens grands   mythes. Le narrateur, sous une forme certes minimaliste, affronte un   Déluge tel que Noé, il se réfugie sur une montagne, le MacBook qu’il y   emporte lui est un canot de sauvetage, une arche, il redescend de ses   sommets, se mêle à la foule de ses semblables, s’embarque pour une   petite odyssée en tram. Dans l’ensemble du livre, il s’efforce de   récolter, à la façon de Robinson Crusoé, les débris du naufrage… Le   petit chien qui l’accompagne est son Sancho Panza. Il vogue d’illusions   en illusions et tente tant bien que mal de se frayer un chemin à travers   les mythologies contemporaines et la réalité telle que nous la vivons.   Le mouvement général est plutôt celui d’une mini épopée. 
               
                Plusieurs chapitres développent des éléments de votre   mythologie personnelle, comme la VW familiale. Ce livre est-il une   autobiographie déguisée ? 
                Non, ça n’est pas une autobiographie. Mais il est clair que je fais   appel à des souvenirs, à des choses qui me sont personnellement   arrivées. Je crois que tout est à peu près vrai dans ce livre, y compris   lorsque je raconte qu’à six ou sept ans je suis tombé dans le Rhône,   dont le courant allait m’emporter, n’était le bras secourable d’un   pêcheur qui m’a… repêché. En principe, les Genevois qui liront ce livre   devaient humer ce qui fait le fond de l’air de leur ville. Le livre a   été écrit sous cette mer de brouillard que tous ici nous connaissons si   bien, et à laquelle, dès le deuxième chapitre, j’attribue des vertus   philosophiques. A Genève, nous avons la chance de vivre très   concrètement dans la caverne de Platon. En revanche, ce qui relève   peut-être de la fiction, c’est lorsque, au-delà de notre monde   terrestre, le narrateur assiste à une joute oratoire entre des   Inexistants. Ou encore, lorsqu’il s’envole littéralement pour rattraper   son chien. N’oublions jamais la fantaisie ! Ni que le réel est troué   comme une écumoire, pénétré d’humour. 
                On pense, en vous lisant, aux célèbres Mythologies de   Roland Barthes, dont vous avez suivi les cours. A-t-il eu une   influence sur votre écriture ? Si ce n’est lui, quels autres écrivains   ou philosophes vous ont influencé ? 
                Pas vraiment en fait, même si votre remarque est judicieuse, par exemple   pour ce chapitre où j’imagine « la prière du soir » vue comme un objet   des années cinquante digne de figurer dans un musée d’ethnographie. Là,   je me sentais proche de l’esprit du gag qui animait des bédéistes comme   Franquin, Martin Branner ou Winsor McCay, ou encore les cartoonists américains du genre Tex Avery. Quand j’écrivais, bien sûr, les ombres   familières de quantité de grands auteurs se pressaient dans ma tête,   sans qu’il y ait de rapport de cause à effet sur le plan de la qualité   du résultat final. Parmi eux, Sénèque, Epictète, Montaigne, qui parle de   son corps, qui adore digresser (le monde n’est-il pas labyrinthique ?)   et qui se réfère lui-même aux dédales de toutes les bibliothèques. Et   puis Swift, pour le point de vue de Sirius et pour la satire. Les   moralistes français aussi, Chamfort, La Rochefoucauld. Enfin, pour une   bonne part, La Fontaine et des auteurs de contes (je suis toujours   ébloui par l’histoire du Chat botté, qui me paraît la meilleure   illustration de la crise des subprimes). J’avais très envie que   le livre prenne, par endroits, le caractère de la fable. Pourquoi ?   Parce que je crois que nos existences à chacun tiennent, beaucoup plus   que nous ne croyons, à notre sens de la fable. 
                Vous évoquez avec bonheur ce qui constituait sinon les mythes   de notre jeunesse, au moins ses rituels, comme la corvée de bois ou la   prière du soir, que vous déchiffrez et relisez précisément comme des   fables. Quels seraient les mythes ou les fables d’aujourd’hui ? 
                Ah là, vous me posez une colle ! Sur ce plan-là, je crois que notre   monde s’est beaucoup rétréci. Mais d’abord, je pense qu’il serait   prudent de distinguer le mythe, ou les mythologies, de la fable. La   fable ne prétend pas à autre chose que ce qu’elle est. Les mythes et les   mythologies, eux, souvent n’hésitent pas à prétendre à la vérité. Comme   je le dis dans le livre, tout ce qu’on appelle les « grands récits »   (dont les religions ont longtemps été la clé de voûte) s’est aujourd’hui   effondré. Les églises et les cathédrales étaient d’immenses vaisseaux   qui nous portaient et nous transportaient – jusqu’à assurer notre   salut ! Aujourd’hui, nous sommes tous des naufragés. En cela, il nous   incombe chaque jour de jouer les Robinson Crusoé. Les ressources   auxquelles nous pouvons faire appel sont d’ordre minimaliste… Notre   dernier grand mythe, celui auquel nous croyons encore, c’est celui de la   science, du discours scientifique. Les autres mythologies ont-elles   complètement disparu ? Non. Un Mircea Eliade nous répondrait qu’elles   sont partout présentes sous des formes camouflées – autant sinon plus   qu’à l’époque où Barthes s’y intéressait. Eliade n’aurait aucun mal à   débusquer les mythologies contemporaines dans Desperate Housewives, Urgences, Mad Men, Les Experts, et autres séries télévisées. Quand vous-même, dans votre roman L’Amour nègre,   vous faites la satire décapante du monde people dans lequel nous sommes   en train de basculer (nous y érigeons Brad Pitt et Angelina Jolie en   héroïques et divines figures de la statuaire gréco-latine), j’ai   l’impression que vous opposez judicieusement la fable – l’arme de la   fable – aux mythologies actuelles, qui nous font prendre des vessies   pour des lanternes. 
                « Si l’on veut réenchanter le monde, écrivez-vous, ce   ne pourra être que de façon minimaliste. Non pas par de grands récits,   mais en tournant notre intérêt vers des éléments épars, débris des   grands vaisseaux qui portaient autrefois notre pensée et nos croyances. » Pourquoi, à votre avis, le monde, aujourd’hui, est-il désenchanté ? 
                Je parle du monde occidental. Dans d’autres parties du monde, hélas, on   lutte de manière très obscurantiste et fanatique contre le   désenchantement et le doute, lesquels vont tout de même de pair avec   l’esprit critique moderne. Et l’on en appelle à des formes de   convictions intégristes qui mènent au pire, comme on l’a vu. Si notre   monde est désenchanté, c’est sans doute que nous devenons de plus en   plus lucides. Et en particulier de plus en plus lucides sur nous-mêmes.   Bien, sûr, la lucidité elle-même n’est qu’une sorte d’ultime illusion.   Mais c’est le point où nous en sommes. J’ai intitulé l’un des chapitres   du livre « Que croâââ-je ? ». De plus en plus, jusque dans le monde de   la science où toute « vérité » ne le reste que le temps d’être invalidée   par la vérification expérimentale, nous « savons » que nos savoirs sont   d’abord faits de croyances. Notre problème, si c’en est un, c’est que   nous ne sommes même plus sûrs de « croire ce que nous croyons ». 
                Est-il possible de le réenchanter ? 
                Sans doute, mais c’est moins facile qu’autrefois. A nous de comprendre   que ce n’est pas tant notre monde qui est enchanté – encore que sa   simple existence a quelque chose du miracle – mais que c’est nous qui   l’enchantons de notre regard, et que beaucoup dépend donc de son pouvoir   de fertilité. Le minimalisme, c’est peut-être une façon de semer des   graines, de donner à notre réel, non pas un sens, mais des sens, aussi   minuscules et essentiels que les touches d’un tableau pointilliste. 
                Votre livre se termine sur un autre mythe : Sur la route, de Kerouac. Vous évoquez votre rencontre avec LuAnne Henderson, la belle Marylou de On the Road. Est-ce que la « beat generation » ne constitue pas le dernier mythe de la littérature ? 
                C’est vous qui m’y faites penser, mais c’est bien possible. Sur la route de Kerouac peut très bien, à l’heure actuelle du moins, être considéré   comme la dernière épopée marquante, celle qui clôt toute une série   inaugurée par L’Odyssée de Homère et, au début du XXe siècle, par Ulysse de James Joyce. Sur la route est un poème, un chant d’exaltation. Kerouac y fait précisément preuve   d’un regard fertile. Mais ce sera un chant déçu, au bout du compte.   Kerouac lui-même a fini très tristement, les yeux dessillés. Désormais,   nous sentons tous qu’il faudra nous coltiner un monde clos, avec de   nombreux culs-de-sac. D’autres voies, d’autres chemins peuvent s’ouvrir   devant nous. C’est affaire d’imaginaire d’abord. Les sociétés humaines,   et le quotidien qui va avec, prennent la forme que leur a donnée notre   imaginaire. Creusons la fable. 
                Propos recueillis par Jean-Michel Olivier 
                * Jean-François Duval, « Et vous, faites-vous semblant d’exister ? » Paris, PUF, 2010. 
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                 Page créée le 04.08.11 
  Dernière mise à jour le 04.08.11 
                 
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