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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Patrice Duret - Annie Ernaux - Alexandre Voisard - Jean-François Sonnay -
Anne-Lou Steininger - Michaël Perruchoud - Nadia Coquoz - Ziva Avran

  "Les ravisseuses" de Patrice Duret, roman, Zoé, 2008.


Nouvelles ? Poèmes ? Récit autobiographique ? Les Ravisseuses *, le dernier livre de Patrice Duret (né en 1965 à Genève), frappe d'abord par son étrangeté. C'est une suite de 24 textes (allusion aux heures d'une journée d'amour ?), tantôt narratifs, tantôt poétiques, tantôt écrits sous la forme d'une lettre ou d'une carte postale

Groupés le plus souvent par trois (narration, lettre, carte postale), ils décrivent les diverses étapes d'un itinéraire amoureux qui ressemble fort à une initiation, au sens nervalien du terme (c'est-à-dire ésotérique et mystique). Balisés de symboles (la bulle, la tour, le bain, la route) qui dessinent une nouvelle Carte du tendre, ces textes évoquent, à chaque station, une figure féminine (Sylvaine, Pasqualita, Isis, Aline…), dont le narrateur réactive et ressuscite, si j'ose dire, la rencontre. C'est une manière, à la fois, de regarder en arrière vers les visages disparus ou effacés par le temps, et de rendre hommage à sa Béatrice : la femme qui guide ses pas, et vers laquelle convergent toutes les évocations. Il y a beaucoup de fraîcheur et de poésie dans ce voyage à travers les sentiments amoureux.
Cela n'étonnera personne si l'on sait que Patrice Duret, qui a reçu le Prix-Rod, en 2006, pour Le Chevreuil , est aussi, et avant tout, un poète (il dirige d'ailleurs les éditions du Miel de l'Ours, à Genève). On reconnaît, dans Les Ravisseuses , sa musique et sa poésie à fleur d'émotion. Perdu «  au milieu du chemin de la vie  », le poète tombe sous le charme des femmes qu'il rencontre, à la fois ravissantes et ravisseuses, c'est-à-dire voleuses d'âme. C'est peu dire qu'il n'en sortira pas indemne. Chacune, en même temps qu'elle lui vole une partie de lui-même, le révèle et aide le poète-pèlerin à se réapproprier («  J'aimerais que l'écriture serve à cela, à se réapproprier l'intime de notre rencontre  »). C'est pourquoi ce court récit-poème à la force d'un exorcisme et d'un aveu. Exorcisme, d'abord, parce qu'il brûle les images du passé, tout en les célébrant une dernière fois. Aveu, ensuite, parce que tout le livre, entre les lignes, est une déclaration d'amour à l'ultime ravisseuse, innommée, qui relègue dans l'ombre toutes les autres.

 

  "Les années d'Annie Ernaux", Gallimard, 2008.

Les années d'Annie

À l'origine du dernier livre d'Annie Ernaux (née en 1942 en Normandie), Les années **, il y a des photos et des souvenirs. C'est-à-dire, comme toujours, le désir d'élucider un passé personnel et obscur afin d'en exprimer l'essentiel scandale. On se souvient de ses extraordinaires livres précédents ( Une femme, La Place, La honte, La femme gelée, Une passion ) : chacun cherchait une vérité au fil du rasoir, sans masque ni concession. Comme si la vie de l'auteur, à chaque fois, en dépendait. Ce qui explique, sans doute, la réussite et le succès de cette écriture à fleur de peau et de plaie.
Dans Les années , pourtant, Annie Ernaux tente autre chose. Il ne s'agit plus de remuer le couteau dans sa propre chair, afin de sonder la vie de ses parents, la folie d'une passion amoureuse ou encore la maladie de sa mère. Non. Ici, l'auteur revisite, à sa façon, toutes les années d'après-guerre, en s'aidant de photographies et de souvenirs personnels, mais aussi en interrogeant l'Histoire qui, toujours, nous aveugle et nous porte. «  Les garçons et les filles étaient partout séparés. Les garçons, êtres bruyants, sans larmes, toujours prêts à lancer quelque chose, cailloux, marrons, pétards, boules de neige dure, disaient des gros mots, lisaient Tarzan et Bibi Fricotin. Les filles, qui en avaient peur, étaient enjointes de ne pas les imiter, de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d'or.  »
Loin d'être neutre et ennuyeuse, cette plongée dans l'histoire commune du XXe est passionnante. Annie Ernaux, au prix d'un travail impressionnant de documentation et de remémoration, restitue avec saveur les idées et les modes, les manies et les travers d'une époque qui n'est pas si lointaine. Son récit, qui ressemble à une enquête sociologique, souligne les fractures sociales, les ruptures idéologiques : en un mot, la folie de l'Histoire . Pourquoi, par exemple, dans les années 70, la profusion des choses cachait la rareté des idées et l'usure des croyances. Et pourquoi, à cette époque, les professeurs utilisaient le Lagarde et Michard de leur jeunesse, comme leurs propres professeurs l'avaient fait avant eux. Pourquoi on interdisait le film de Rivette, La Religieuse , comme les ouvrages érotiques ou certaines émissions de télévision…
Au fil des pages, s'affirme aussi une vocation d'écrivain. Celle qui est prise dans le flux et le reflux de l'Histoire (celle des hommes et la sienne propre) se raconte d'abord à la troisième personne, avant de trouver le je qui fera la singularité absolue de son écriture. «  Ce qu'elle prend pour de vraies pensées lui vient quand elle est seule ou en promenant l'enfant. Les vraies pensées ne sont pas pour elle des réflexions sur les façons de parler ou de s'habiller des gens, la hauteur des trottoirs pour la poussette, l'interdiction des Paravents de Jean Genet et la guerre du Vietnam, mais des questions sur elle-même, l'être et l'avoir, l'existence. C'est l'approfondissement de sensations fugitives, impossibles à communiquer aux autres, tout ce que, si elle avait le temps d'écrire — elle n'a même plus celui de lire —, serait la matière de son livre.  »
On l'aura compris : Annie Ernaux invente dans ce livre un nouveau type d'écriture : ni essai, ni confession, ni roman traditionnel. Il s'agirait plutôt d'une autobiographie collective, une écriture qui raconte à la fois l'histoire de tous et l'itinéraire de chacun. Car ce n'est pas le moindre des paradoxes : plus elle s'attache aux grands mouvements de l'Histoire (nécessairement impersonnelle), plus Annie Ernaux touche l'intime en chacun d'entre nous. C'est le grand tour de force des Années .

 

   "Carnets et chroniques et Autobiographie" d'Alexandre Voisard, Campoche, 2008.
  " Le Tigre en papier I et II" de Jean-François Sonnay, roman, Campoche, 2008
   "Les Contes des jours volés" de Anne-Lou Steininger, Campoche, 2008.

Du nouveau chez Campiche

Comme chaque printemps, l'éditeur Bernard Campiche, en plus des nouveautés dont nous reparlerons, enrichit sa très belle collection de li-vres de poche. Parmi les dernières livraisons en Campoche, il faut relever les 7e et 8e volumes de l'œuvre intégrale du poète jurassien Alexandre Voisard***, encore trop méconnu du grand public romand. Ces volumes comprennent les carnets et chroniques de l'écrivain jurassien, ainsi que ses textes autobiographiques (dont Le Mot musique , magnifique évocation des années de jeunesse et de la naissance d'une vocation).
On notera également la reprise, en deux volumes, de l'étonnant roman dans lequel Jean-François Sonnay fait revivre, à sa manière, les événements de mai 68. Publié en son temps par l'Âge d'Homme, sous un autre titre, ce Tigre en papier **** impressionne par la force de son imagination et la qualité de son écriture. Malgré quelques longueurs (l'auteur n'a rien retranché de la première édition), il y a là un vrai souffle épique, et une relecture passionnante de l'histoire.

Notons enfin Les Contes des jours volés *****, un recueil de textes courts d'Anne-Lou Steininger (dont nous avons parlé en leur temps) qui reçut, il y a deux ans, le prix Michel-Dentan. On retrouve ici l'écriture à la fois grave et légère de l'auteur de La maladie d'être mouche . Un univers poétique, au commencement duquel est la douleur, et qui passe au scanner les diverses fantaisies de nos modernes paradis.

 

  La pute et l'insomniaque de Michaël Perruchoud, roman, L'Âge d'Homme, 2008.
  Les démons du hasard de Nadia Coquoz, roman, l'Âge d'Homme, 2008

Deux jeunes talents

Retenez bien ces noms : Nadia Coquoz et Michaël Perruchoud. Si le second n'est pas un inconnu (il a publié plusieurs romans à l'Âge d'Homme et dirige les éditions Cousumouche), son dernier livre, La pute et l'insomniaque ******, est à recommander à tous les amateurs de littérature forte et originale. Scandé par des chansons des années 80 (Capdevielle, Bashung, Manset, etc.), ce roman déjanté nous entraîne dans les bars surchauffés où règnent les filles de l'Est, l'argent facile, l'humiliation quotidienne. Comme son titre l'indique, c'est aussi le roman de la nuit, des errances sans fin, du sommeil qu'on repousse ou qui ne vient jamais. Le roman des rêves éveillés. Écrit dans une langue à la fois souple et musclée, La pute et l'insomniaque révèle un univers personnel, frénétique, bariolé, qui s'élargit de livre en livre. Nul doute que Michaël Perruchoud (né en 1974 à Genève) fasse partie des talents les plus prometteurs de notre littérature.
Avec Nadia Coquoz (née en 1977 à Vevey), nous abordons d'autres rivages. Les démons du hasard ******* est un premier livre. Avec quelques faiblesses, peut-être, mais surtout d'indéniables qualités d'écriture. Fragiles, authentiques, les personnages de Nadia Coquoz sont pétris d'incertitude. Ils mènent tous leur vie sur le fil du rasoir, se croisent sans se rencontrer ou se reconnaître, cherchent à vivre leurs rêves sans en avoir toujours le courage. Chacun en quête de sa propre liberté ; chacun explorant ses limites. La voix de Nadia Coquoz frappe d'abord par sa sincérité, mais aussi par sa lucidité. C'est une voix qui ne triche pas. Un talent à suivre.


  "Anthologie d'écrivaines israéliennes" , nouvelles traduites de l'hébreu et préfacées par Ziva Avran, Métropolis, 2008

Anthologie israélienne

Au moment où l'état d'Israël célèbre, avec faste, son soixantième anniversaire, les éditions Métropolis ont eu la bonne idée de publier une anthologie de textes d'écrivaines israéliennes********. On y découvre des voix connues et inconnues, des écrivaines de toutes les générations. Tous les thèmes de la vie quotidienne y sont traités, mais sous l'angle singulier d'une femme (maternité ou célibat, affres de la vie conjugale). Ce n'est pas l'essentiel. Derrière ces thèmes féminins ou féministes, on retrouve la violence de la réalité israélienne, qui rappelle souvent les violences de la Shoah. Traduits de l'hébreu et préfacés par Zina Avran, ces textes âpres et singuliers, offrent une vision multiple de la vie des femmes israéliennes, en proie aux difficultés et aux soucis d'une existence souvent précaire. Mais aussi constamment portée par un espoir vital qui finira bien, un jour, par se réaliser.

Jean-Michel Olivier

* Les ravisseuses de Patrice Duret, roman, Zoé, 2008.
** Les années d'Annie Ernaux, Gallimard, 2008.
*** Carnets et chroniques et Autobiographie d'Alexandre Voisard, Campoche, 2008.
**** Le Tigre en papier I et II de Jean-François Sonnay, roman, Campoche, 2008
***** Les Contes des jours volés de Anne-Lou Steininger, Campoche, 2008.
****** La pute et l'insomniaque de Michaël Perruchoud, roman, L'Âge d'Homme, 2008.
******* Les démons du hasard de Nadia Coquoz, roman, l'Âge d'Homme, 2008.
******** Anthologie d'écrivaines israéliennes , nouvelles traduites de l'hébreu et préfacées par Ziva Avran, Métropolis, 2008.

 

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Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 23.01.09
Dernière mise à jour le 23.01.09

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