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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Agotha Kristof - Asa Lanova - Isabelle Flückiger

  L'Analphabète, par Agotha Kristof, Zoé, Genève, 2004.

Trois femmes

Depuis Hier (1995), Agota Kristof n'écrit plus. Non par angoisse de la page blanche ou choix délibéré, mais parce qu'elle estime avoir dit tout ce qu'elle avait à dire dans sa fameuse trilogie (Le Grand Cahier, La Preuve, le Troisième mensonge). Il a fallu un bien curieux concours de circonstances pour que paraisse L'Analphabète*, recueil de onze textes autobiographiques, parus il y a presque vingt ans, que l'auteur avait confiés à la revue zurichoise Du, puis totalement oubliés. Il a fallu que ses archives personnelles soient transférées à la Bibliothèque Nationale de Berne et qu'un chercheur curieux mette la main dessus pour que ces textes voient enfin le jour !

Agota Kristof nous montre que chaque écrivain est d'abord un lecteur, et que toute écriture naît du rapt d'une lecture. Nous sommes bien sûr dans la Hongrie des années 40, puis 50. La petite Agota est malade de lecture, elle aime à raconter des histoires qu'elle invente (déjà) elle-même. Puis arrive l'internat, et la séparation d'avec ses parents. Comme si elle entrait en clandestinité, Agota Kristof trouve alors son salut dans l'écriture, inventant une sorte de code secret " pour que personne ne puisse la lire ". Mais, quand survient la guerre, elle découvre avec effroi la langue allemande, langue de l'envahisseur, première langue étrangère et ennemie, puis la langue russe, quand les Communistes occupent à leur tour la Hongrie en 1945. C'est alors qu'elle commence sa lutte pour conquérir sa langue, " une lutte longue et acharnée qui durera toute sa vie. "

Sortir du silence

Nouvel exil en 1956, quand Agota Kristof quitte la Hongrie pour venir se réfugier en Suisse. Errance des personnes déplacées, nouvelles suspicions. C'est par hasard qu'elle se retrouvera dans les montagnes neuchâteloises, à Fontainemelon, où elle travaillera dans une usine d'horlogerie. Ici commence son désert - social, culturel, linguistique. Puis à nouveau l'écriture, d'abord de pièces de théâtre, puis de nouvelles, pour sortir du silence. Elle qui lisait à l'âge de quatre est devenue, selon ses propres termes, une " analphabète ". Une nouvelle vie commence pour elle avec une nouvelle langue, le français - la quatrième en date après le hongrois, l'allemand et le russe.

Cette langue, à laquelle elle trouve tous les défauts du monde (pauvreté de vocabulaire, lourdeur, absence de rythme), elle la maîtrisera au point d'en tirer sa propre musique, reconnaissable entre toutes. Musique élémentaire, phrases courtes, mot juste, expression resserrée. Tous les admirateurs d'Agotha Kristof ne seront pas déçus en lisant L'Analphabète : tout y est, comme en concentré, des qualités minimalistes de son écriture, lucidité et concision, humour diablement efficace. On attend avec impatience la suite de cette autobiographie qui devrait paraître au début de l'année prochaine aux Éditions du Seuil.

 

  La Gazelle tartare, par Asa Lanova, Bernard Campiche, 2004


Un récit envoûtant

Sous le beau titre de La Gazelle tartare**, Asa Lanova poursuit l'exploration de son passé entreprise dans le somptueux Blues d'Alexandrie. Délaissant le roman, la narratrice s'aventure ici dans le labyrinthe des souvenirs et des songes. Elle qui se croyait insensible et stérile retombe sous le charme de " Satan " qui a illuminé et terrifié son adolescence. " Tout me revenait en mémoire, tel un ruban de feu qui se déroulait impitoyablement devant moi : mes fuites restées inexplicables, Deauville et son théâtre, Monte Carlo et ses palmiers léthéens, mon impuissance à vivre depuis l'enfance, et surtout, l'amour perdu, et, sans doute, renoué dans ma seule imagination. " Ce retour au passé - à la lumière noire de l'amour - va ramener la narratrice vers le jardin de son enfance, source inépuisable d'émerveillement. Jardin rêvé des étreintes amoureuses (mais ont-elles vraiment eu lieu ?) et terre de la dernière demeure. C'est sur cette image, à la fois nostalgique et rassurante, que s'achève le beau récit d'Asa Lanova, qui tient de l'exorcisme et de la célébration mystique. Une réussite.

 

  Se débattre encore, par Isabelle Flückiger, L'Âge d'Homme, 2004.

Se débattre encore

On se souvient Du ciel au ventre, le premier roman d'Isabelle Flückiger (née à Fribourg en 1979) qui promenait sa narratrice dans une course folle à l'extase et aux paradis artificiels. Son second roman, Se débattre encore***, reprend d'une certaine manière les mêmes thèmes, mais sur un tout autre registre. Il s'agit également d'une quête - idéaliste et sensuelle à la fois - qui mène l'héroïne du livre aux portes d'une nouvelle lucidité. L'originalité, ici, c'est que cette quête n'est peut-être pas aussi personnelle qu'on croit. Car Hanna Brambour, la narratrice, a perdu la mémoire. Elle se réveille un beau matin en ayant tout oublié de qui elle est et se retrouve au milieu d'inconnus, dans un appartement où elle n'a jamais mis les pieds. Et ce qu'elle va patiemment reconstituer n'est peut-être pas sa propre vie, mais la vie projetée d'un autre dont elle subit, à son insu, les obsessions secrètes.

* L'Analphabète, par Agotha Kristof, Zoé, Genève, 2004.
** La Gazelle tartare, par Asa Lanova, Bernard Campiche, 2004.
*** Se débattre encore, par Isabelle Flückiger, L'Âge d'Homme, 2004.

Jean-Michel Olivier

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Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 19.01.05
Dernière mise à jour le 19.01.05

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