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Scènes Magazine - Feuilleton littéraire
Anne-Sylvie Sprenger

  "Vorace" par Anne-Sylvie Sprenger, Fayard, 2007

Parmi les bonnes surprises de ce début d'année, le roman d'une jeune Lausannoise, née en 1977, qui fait ses premiers pas dans la littérature. Un premier livre au titre âpre et intrigant, Vorace *, d'une tension constamment soutenue et d'une écriture remarquable. Nul doute qu'avec Anne-Sylvie Sprenger, la littérature — romande en particulier — compte non seulement une voix nouvelle, mais aussi un talent fort et original dont on va reparler. Entretien.

Quel est votre parcours ?

Anne-Sylvie Sprenger : Mon parcours est assez révélateur de ma personnalité. C'est-à-dire qu'aux chemins balisés, j'ai souvent préféré les petits sentiers. Une ouverture dans un bois épais, et je m'y enfonce, sûre d'avoir trouvé, si ce n'est un raccourci, du moins un chemin qui sera le mien. Je m'explique. J'avais deux rêves, écrire et mettre en scène pour le théâtre. Et pour ces rêves, il n'y a pas de parcours type. Alors après ma Maturité au Gymnase du Bugnon à Lausanne, je m'inscris à l'Université, en Lettres. Or, pendant l'été, le court-métrage que j'avais réalisé pendant ma dernière année de Gymnase remporte un prix : une bourse pour un stage de quatre mois à la New York Film Academy. Je quitte donc les bancs de l'Université de Lausanne, et je m'envole pour la Grosse Pomme et reviens quatre mois plus tard avec un Filmmaker's Diploma en poche. À mon retour, je décide de donner toutes mes chances à l'écriture de scénario et tente le concours de l'ECAL. Je suis prise, mais ne tiens pas le coup de la première année qui regroupe tous les beaux arts ensembles : il n'y a pas plus gauche que moi ! Je me réinscris donc à l'Université de Lausanne, en Lettres, section cinéma, journalisme et communication et spécialisation cinéma. Parallèlement à mes études, je commence à écrire de nombreuses piges culturelles dans différentes journaux, et petit à petit, mes collaborations ont augmenté, jusqu'à aujourd'hui où je travaille exclusivement comme journaliste de théâtre, cinéma et littérature.

Comment est né ce premier roman ?

Vorace est né dans une sorte d'extase où tout se mêlait, la douleur autant que la jubilation. La peur, j'ai compris rapidement que je devais l'écarter au plus vite pour ne pas me laisser paralyser. Ce livre, je devais l'écrire. Après seulement, je m'interrogerais quant à sa possible publication, quant à mon courage à l'assumer publiquement ou non. Je me sentais comme une comédienne prise par son rôle. D'ailleurs ce texte, je l'écrivais à haute voix. Je voulais qu'il sonne, que les mots claquent, comme dans le théâtre qui me fait vibrer. Il y avait une sorte de fureur en moi qui éclatait, je pleurais lors de l'écriture de certains passages ou j'explosais littéralement de joie quand un chapitre me semblait si juste, si vrai par rapport à mes propres émotions. Je ne suis pas Clara, le personnage principal, mais par moments nos destinées se rejoignent, et son histoire, le fait qu'elle aille jusqu'au bout de sa folie, m'a aidée à calmer mes propres hantises.

Votre héroïne a faim de tout, de bonne chère comme de sexe. D'où vient cette voracité ?

Ramuz a écrit Besoin de grandeur , et je crois que c'est ce besoin de grandeur qui dévore Clara, Clara Grand, justement… Sa voracité de chair, de toutes les chairs, aliments ou corps, n'est qu'un symptôme de son mal. Clara a faim dans l'absolu, c'est pourquoi elle a faim de la totalité. On vit dans un monde tellement fractionné, divisé, où tout n'est que morceaux, éclats, brisures. Où tout est voué à ne durer qu'un temps. Manger tout, aller jusqu'à manger Dieu ou son amant malade, c'est pour Clara une façon de revendiquer l'accès à l'absolu. Ce n'est pas de l'ordre du défi, mais elle sait qu'il n'y a que dans cet absolu que l'apaisement peut se trouver.

Votre héroïne joue constamment avec le sacré et le sacrilège. Quelle est l'importance, pour vous, du sacré, dans la vie quotidienne comme dans l'écriture ?

Je n'aime pas la notion de sacré, je lui préfère la notion de Dieu, et celles du bien et du mal. Il y a quelque chose dans le terme de sacré qui met à distance, alors qu'au contraire je vis Dieu, et le bien et le mal, au quotidien. Élevée par des parents protestants très pratiquants, d'anciens salutistes ayant travaillé comme missionnaires en Haïti, j'ai grandi avec une conscience exacerbée du bien et du mal. Je n'ai par exemple jamais pu tricher à l'école, non pas que je craignais que le maître me découvre, mais je savais que c'était mal. Pire : que « j'attristais Dieu » en agissant ainsi. C'est un poids très lourd que d'assumer dans ma vie cette part de « mal », qui est pourtant en chacun de nous. Je ne ressens pas les excès de Clara comme un sacrilège. Elle n'est pas dans une sorte de défi, ou de révolte face à Dieu. Elle cherche à comprendre ce qui la pousse vers le mal, alors qu'elle aimerait tant être bonne.

Quels sont vos « maîtres d'écriture » ?

Je ne peux pas vraiment dire que j'ai des maîtres en écriture, dans le sens où j'ai une démarche très instinctive. Il y a bien entendu des auteurs que j'adore véritablement (Flaubert, Ramuz, Duras, Beckett, Chessex…), mais lorsque je suis en phase d'écriture j'évite violemment toute lecture. Quand j'écris, je préfère me nourrir d'autres formes d'art, comme la musique ou le cinéma. En écrivant Vorace par exemple, j'écoutais beaucoup les opéras de Verdi pour me plonger dans une certaine fureur émotionnelle. Comme j'écris mes livres de façon très visuelle, j'aime aussi emprunter des sensations aux réalisateurs que j'affectionne particulièrement. Et si Vorace était très bunuélien, le deuxième sera très hitchcockien.

Vous rattachez-vous (ou non) à la littérature romande dans ce qu'elle a de plus noble et de plus singulier ?

Il y a des auteurs romands dont je me sens très proche, de là à savoir si c'est dû à notre terre commune, je ne saurais vraiment le dire. J'ai été bouleversée par Cendrars, notamment le poème « Pâques à New York », j'ai tremblé avec Ramuz et sa Grande Peur dans la Montagne ou encore La Beauté sur la terre , et j'ai reconnu en Chessex, comme dans un double, certaines de mes hantises personnelles, notamment tout mon rapport à Dieu et au mal. Je crois que j'ai de la peine à voir ces auteurs comme des auteurs régionaux, d'où ma peine à vous répondre plus précisément sur la « littérature romande ».

Jean-Michel Olivier

* Vorace par Anne-Sylvie Sprenger, Fayard, 2007

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Cet article de Jean-Michel Olivier
a été reproduit avec l'autorisation de la revue SCENES-MAGAZINE
http://www.scenesmagazine.com

 

Page créée le 03.02.09
Dernière mise à jour le 03.02.09

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