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Quarto 19

Editorial : Français - Deutsch / Table des matières /
Article de Stéphane Michaud


  Quatro 19 / Editorial

Français

Lorsqu'en 1993 les héritiers de Marc Eigeldinger (1917-1991) firent généreusement don aux ALS de ses archives, c'est le fonds d'un poète attaché à une vision absolue et métaphysique du langage, poète reconnu par Breton, Bachelard, Bonnefoy et Pierre Emmanuel qui venait enrichir les collections des Archives littéraires. En 2002, la bibliothèque d'Eigeldinger était déposée à l'université de Neuchâtel qui lui consacra une Journée d'hommages. Une heureuse collaboration nous permet de publier les communications de Stéphane Michaud, Max Milner et Claude Pichois rappelant l'importance de ce critique hanté par le mythe solaire dans les études sur le surréalisme, l'imaginaire, le fantastique, sur Baudelaire, Gautier ou Rimbaud. Des documents extraits de son fonds manuscrit illustrent ses échanges avec André Breton, Gaston Bachelard, Julien Green, Pierre-Louis Matthey, Pierre Emmanuel ou Pierre Jean Jouve, tandis que la lecture de ses derniers poèmes inédits attestent de façon émouvante la permanence de sa quête de lumière saluée par Yves Bonnefoy.

Un second dossier est consacré à la relation entre Erwin Jaeckle (1909-1997) et Rudolf Pannwitz (1881-1969). On y trouve un article fouillé sur la correspondance que le poète et journaliste zurichois a entretenue pendant plus de 40 ans avec son " révéré maître ", l'excentrique philosophe Pannwitz ; on y découvrira aussi, provenant de son fonds, une chronique inédite de Jaeckle sur les obsèques de Pannwitz. Expérience insolite, que d'entrer dans le monde de ces deux poètes et penseurs : leurs écrits, ambitieux autant qu'exigeants, leur style, surtout, dont l'emphase doit beaucoup à une vénération fervente pour Nietzsche et George, peuvent irriter le lecteur d'aujourd'hui. Mais c'est pourtant bien ce style et ce ton qui fascinent chez ces " pansophes " méconnus que présentent notre dossier.

Archives littéraires suisses

Deutsch

Mit der grosszügigen Schenkung des Nachlasses von Marc Eigeldinger (1917-1991) im Jahr 1993 überliessen dessen Erben der Sammlung des Schweizerischen Literaturarchivs die Stoffe eines Dichters von absolutem und metaphysischem Sprachbegriff, eines Dichters, der von Breton, Bachelard, Pierre Emmanuel und Yves Bonnefoy gleichermassen geschätzt wurde. Im Jahr 2002 ging Eigeldingers Bibliothek an die Universität Neuenburg über, wo ein Tag zu Ehren des Dichters veranstaltet wurde. Dank einer glücklichen Zusammenarbeit können nun die Beiträge von Stéphane Michaud, Max Milner und Claude Pichois publiziert werden, welche die Bedeutung des Kritikers Eigeldinger hervorheben, dessen Prägung durch den Sonnenmythos in den Studien über den Surrealismus, über das Imaginäre, das Fantastische, zu Baudelaire, Gautier oder Rimbaud so deutlich zum Ausdruck kommt. Dokumente aus seinen handschriftlichen Materialien zeigen seinen Briefwechsel mit André Breton, Julien Green, Pierre-Louis Matthey, Pierre Emmanuel oder Pierre Jean Jouve, während die Lektüre der letzten unveröffentlichten Gedichte auf berührende Weise seine intensive Suche nach dem Licht belegt, was Yves Bonnefoy hervorhebt.
Ein zweites Dossier widmet sich der Beziehung Erwin Jaeckles (1909-1997) und Rudolf Pannwitz (1881-1969). Es bietet einerseits einen längeren Beitrag über den fast 40 Jahre anhaltenden Briefwechsel des Zürcher Lyrikers und Journalisten mit seinem "verehrten meister", dem exzentrischen Philosophen Pannwitz, andererseits macht es einen unpublizierten Nachlasstext Jaeckles zugänglich, dessen Aufzeichnungen über die Abdankung Pannwitz'. Sich auf die beiden Dichterdenker einzulassen, bedeutet zunächst eine Fremdheitserfahrung. Ihre - in doppelter Hinsicht - anspruchsvollen Schriften, vor allem aber ihr Schreibstil, dessen pathetische Gesten sich einer glühenden Nietzsche- und George-Verehrung verdanken, wirken auf den heutigen Leser irritierend. Aber gerade darin liegt auch das Faszinierende und Herausfordernde an den wenig zur Kenntnis genommenen "Pansophen", auf die unser Dossier hinweisen will.

Schweizerisches Literaturarchiv

 

  Table des matières - Inhaltverzeichnis


Dossier Marc Eigeldinger

Daniel Sangsue
La Journée de Neuchâtel

Claude Pichois
Portrait d'un baudelairien

Max Milner
Rencontres et complicités : le goût du fantastique

Cahier de photographies I

Stéphane Michaud
Suisse romande, romantisme et surréalisme dans l'itinéraire de Marc Eigeldinger

André Breton
Extrait de la lettre du 28.11.1956 à M. Eigeldinger - Dédicace

Yves Bonnefoy
Cher Marc

Marc Eigeldinger
Deux poèmes inédits

Cahier de photographies II

Le Fonds Marc Eigeldinger aux ALS
Documents P. Emmanuel, P.J. Jouve, J. Green, P.-L. Matthey, G. Bachelard, M. Eigeldinger
Bio-bibliographie de Marc Eigeldinger

Dossier Rudolf Pannwitz und Erwin Jaeckle

Andreas Mauz
"Wir beide blühn uns mählich zu" - Rudolf Pannwitz und Erwin Jaeckle im Briefwechsel

Erwin Jaeckle
85 Die Beisetzung von Rudolf Pannwitz

Informations / Informationen / Informazioni / Infurmaziuns

 

  Article de Stéphane Michaud

Suisse romande, romantisme et surréalisme dans l'itinéraire de Marc Eigeldinger

…atteindre à un dévoilement exclusif des gisements profonds.
Julien Gracq, in André Breton. Essais et témoignages recueillis par M. Eigeldinger, Neuchâtel, La Baconnière, 1950

… le véritable sens de cette confiance dans les rêves qu'avait Nerval : il y voyait un moyen de découverte : non seulement de découverte de soi-même, mais de connaissance de l'ultime réalité.
Dictionnaire abrégé du surréalisme, article " Nerval ", Paris, Corti, 1991

Vous me paraissez aujourd'hui un des seuls défenseurs authentiques de la vraie liberté et il me semble important de le dire maintenant.
M. Eigeldinger à André Breton, 7 juillet 947

Marc Eigeldinger n'a jamais caché sa dette au surréalisme. Une légitime pudeur l'a simplement retenu de faire ouvertement état de son amitié personnelle avec André Breton. Les liens se manifestent dès 1950 dans le recueil d'études et d'hommages qu'il dirige sur le poète. Le volume ne rassemble pas seulement les signatures de critiques proches du surréalisme (Michel Carrouges, Victor Crastre, Rolland de Renéville) et de deux membres du mouvement, Benjamin Péret et Julien Gracq. André Breton y donne plusieurs textes 1. La proximité s'approfondit tout au long de l'œuvre, Rimbaud, le poète solaire des Illuminations, donnant fraternellement la main à Breton. C'est donc très naturellement que ces liens inspirent en 1978 le titre des Mélanges - Le Lieu et la formule - qui sont offerts au critique et poète romand pour son soixantième anniversaire 2. On connaît moins, en revanche, la manière dont cet attachement au surréalisme se noue chez Marc Eigeldinger à deux autres composantes essentielles de son inspiration créatrice et critique : la Suisse romande, à laquelle il appartient, et le romantisme, qui le retient très tôt. J'aimerais aujourd'hui tenter d'approcher cette alliance.
La présente réunion y invite, plus intime, plus directement centrée sur l'homme et l'œuvre que ne l'avait été le volume de 1978 ou la soirée d'hommage de 1995 3. Max Milner et Claude Pichois viennent en effet de brosser un portrait de l'ami qu'ils ont bien connu, en éclairant respectivement un aspect, le goût du fantastique, d'un côté, la passion baudelairienne, de l'autre. Ce m'est un double plaisir de les suivre, et Daniel Sangsue, l'architecte du colloque, n'a pas laissé cet ordre au hasard. C'est en effet à leur amitié que je dois la connaissance de Marc Eigeldinger. Claude Pichois lui a soumis un " Nietzsche et Baudelaire " de ma plume, qu'il a publié à la Baconnière dans un volume collectif sur Le Surnaturalisme français, en 1979. Max Milner a provoqué la rencontre, en 1983. Leur recommandation m'a valu, à mon tour, l'amitié du maître, qui a bien voulu être sensible à mon édition des Lettres de Flora Tristan, dont André Breton avait tiré de l'oubli l'ombre " frémissante ", au volume Muse et Madone, qui allait bientôt paraître 4. Je dois à Marc Eigeldinger une invitation comme professeur à l'université de Neuchâtel en 1984-1985 et la perspective un moment caressée de lui succéder à la chaire de littérature française de cette même université. Je me souviens de son accueil à son domicile de Saint-Blaise, du vaste bureau-bibliothèque où il aimait travailler, de ses vastes curiosités, de son amour de la poésie vivante.
Dans la fidélité à ce souvenir et croisant plus d'une fois la démarche de mes deux prédécesseurs, je me pencherai sur les débuts de Marc Eigeldinger, critique et poète. J'y trouve en effet noués de façon originale et sûre les fils dont sera tissée l'œuvre ultérieure. Je dois à la générosité de la famille et des divers ayants droit l'autorisation de m'appuyer sur deux correspondances inédites - la première avec son compatriote Albert Béguin, comme lui natif de La Chaux-de-Fonds, la seconde, plus fournie et peut-être plus substantielle encore, avec André Breton. Réunir les éléments de ces échanges dispersés entre Paris, La Chaux-de-Fonds et Berne, ce sera entrer dans l'intimité du critique, assister à la naissance d'une vocation 5. Car, à s'adresser à deux aînés qui se sont mutuellement connus et estimés, ces correspondances, qui se recouvrent en partie chronologiquement, introduisent de manière privilégiée à la rencontre que je vous annonçais entre la Suisse romande, le romantisme et le surréalisme. Béguin et Breton méritent l'un et l'autre ce titre de " maître de l'image ", que le chef de file du surréalisme appliquera à Saint-Pol-Roux. Ils révèlent le caractère dynamique, conquérant, mythique de l'imagination auquel Marc Eigeldinger consacre, dès sa thèse de doctorat, le meilleur de ses forces. Ils manifestent aussi la dimension comparatiste tapie au cœur de l'œuvre.
Je partirai des relations entre Marc Eigeldinger et Albert Béguin, chronologiquement premières puisqu'elles s'étendent sur quinze ans de 1940 à 1955, pour aborder ensuite les liens que le jeune docteur ès lettres établit avec Breton dès 1947. Ces liens évoluent vers une amitié qui dure jusqu'à la mort du chef de file du surréalisme. Dans l'un et l'autre cas, ces années correspondent aux débuts de la carrière de Marc Eigeldinger - successivement professeur à l'École supérieure de commerce de La Chaux-de-Fonds, professeur au Gymnase cantonal de Neuchâtel et, à partir de 1962, professeur invité à l'université de Berne. Il ne sera nommé professeur titulaire à l'université de Neuchâtel qu'en 1968. De façon frappante, la même passion de la liberté, le même goût de la poésie et de l'écriture guide Marc Eigeldinger vers ces maîtres - le premier de quinze ans, le second de vingt ans son aîné - l'un et l'autre esprits de haute volée, grands animateurs d'entreprises éditoriales.

***

Marc Eigeldinger n'est encore qu'étudiant en doctorat, lorsqu'il s'adresse en septembre 1940 à Albert Béguin. Le chercheur a vainement cherché en librairie et à la bibliothèque universitaire de Neuchâtel un exemplaire de L'Âme romantique et le Rêve. Or le livre lui serait utile pour la thèse qu'il prépare sur l'évolution dynamique de l'image dans la poésie française. Eigeldinger s'offre de l'acquérir au prix que Béguin lui fixera 6. Quinze mois plus tard, le 5 janvier 1942, c'est au responsable de la collection des Cahiers du Rhône à la Baconnière, à l'éditeur des poètes de toutes générations (Saint-John Perse, Aragon, Eluard, Pierre Emmanuel, etc.) qui refusent de plier devant la censure et l'ennemi que va la requête. Marc Eigeldinger lui propose de rendre compte dans une revue étudiante de Suisse romande, à laquelle il participe, des ouvrages de la collection des " Cahiers du Rhône " qu'il voudra bien lui envoyer. L'audace n'était pas pour déplaire à Béguin, qui avait lui-même, vingt ans plus tôt, à Genève, animé une association culturelle d'étudiants de lettres. Il avait alors invité Valéry et Aragon à parler devant ses camarades genevois. La lettre se termine par une offre qui nous retiendra et qui témoigne de l'intérêt comparatiste de Marc Eigeldinger : il aimerait soumettre à son correspondant, lorsque celui-ci en aura le loisir, une assez libre traduction qu'il a tentée des Hymnes à la nuit de Novalis.

Le ton de cette intense correspondance - on compte au total quarante lettres échangées, les années 1942, 1943, 1944 représentant un sommet avec respectivement six, quinze et dix lettres - est donné d'emblée. La littérature, et la poésie en particulier, sont au cœur de l'échange. Albert Béguin est sollicité comme guide, référence et éditeur. Il arrive que des relations communes fassent lien, comme on le voit lorsque Béguin demande à son compatriote et cadet s'il n'aurait pas l'adresse de l'un de ses amis d'enfance qu'il a perdu de vue, et avec lequel il aimerait renouer : Édouard Rieckel. Or ce dernier, qui avait été au demeurant un camarade de classe d'Alberto Giacometti, se trouve être l'oncle maternel de Marc Eigeldinger. Béguin est alors vite éclairé : son ami, lui est-il répondu, que sa formation d'ingénieur avait conduit à travailler à l'électrification de l'Algérie, est désormais de retour en Suisse ; il s'est fixé à Genève. La demande factuelle n'occupe cependant qu'un rapide post-scriptum 7. L'essentiel de l'échange porte sur la poésie.
Albert Béguin deviendra plus d'une fois l'éditeur de Marc Eigeldinger. Il publiera, la même année 1943, sa thèse Le Dynamisme de l'image dans la poésie française et un recueil de vers, Le Tombeau d'Icare, plaquette qui figure dans la prestigieuse collection rouge " Poètes " des Cahiers du Rhône. Mais que d'hésitations, d'obstacles et de délais avant d'en arriver là ! Débordé d'activités, Béguin est régulièrement en retard dans sa correspondance. Si le trait est permanent, il n'explique pas la relative réserve qui caractérise l'échange. Béguin ne manque ni de générosité ni de franchise. Il se dit intéressé par les manuscrits qui lui sont soumis ; il en relève les rares qualités. Mais il ne peut s'empêcher d'élever des objections, et discute pied à pied. L'admiration n'est jamais entière, tant s'en faut. L'échange se ressent de cette distance : l'apostrophe initiale ne s'élève jamais au-dessus du " cher Monsieur ", tandis que la formule de politesse finale, distanciée, en demeure à des " sentiments les meilleurs ", variés en " croyez-moi votre " suivi de la signature. L'amitié est virtuelle, son aveu retenu. Une question de tempérament sépare, en dernier lieu, les deux hommes.
Béguin cherche vainement dans les poèmes d'Eigeldinger une voix qui lui soit tout à fait personnelle. Il les trouve trop marqués par Valéry, qui n'est pas son poète préféré.

Quant à Valéry, même si vous n'avez pas subi son influence très directe et si vous l'avez approfondi tardivement, vous avez nécessairement baigné dans son ambiance intellectuelle, qui est partout dans notre époque. Je ne dis pas qu'il soit un mauvais maître, ni un médiocre poète - Dieu me garde de pareils jugements ! - mais je pense qu'il ne représente qu'une des voies possibles de la poésie actuelle, et peut-être pas la plus féconde. Son expérience est précieuse, mais est-elle susceptible de beaucoup de prolongements ? Je crois qu'il y a une poésie liée à la " métaphysique de l'être ", comme vous dites, mais de façon plus complète, plus vivante, plus poétique et plus humaine, soit chez un Eluard (dont vous parlez très bien) soit chez un Patrice de La Tour du Pin (qui est aussi de vos familiers) soit chez Pierre Emmanuel. - Mais surtout, il importe que tout poète se fasse sa langue, et les imitateurs de Patrice ou d'Emmanuel (déjà nombreux si j'en juge par les manuscrits qu'on me soumet) ne me paraissent pas moins menacés que ceux de Valéry par cette fatalité que comporte une " école " trop fidèlement suivie 8.

Et plus loin :

Je sens la très grande qualité de ces poèmes, leur musique sûre, leur perfection formelle ; mais je suis encore gêné, comme dans vos œuvres antérieures, par trop de souvenirs mallarméens et valéryens, qui influencent vos rythmes, votre vocabulaire, vos images. Il m'est difficile, - et c'est pourquoi je veux vous relire très attentivement, - de bannir toute cette forme connue pour laisser apparaître ce qui est vous. J'ai peur que vous ne soyez vraiment hanté par les mots, les coupes, les artifices de Valéry, et que votre oreille ne les cherche en croyant rechercher votre musique propre. Certes, je sais ce que vous me direz : que votre idée de la poésie admet fort bien cette tradition assumée et cette fidélité à une technique qui vous paraît acquise et transmissible. Je ne conteste pas cela, mais des ressemblances trop précises me gênent pourtant. Et vous savez que si j'admire, mais un peu froidement, la poésie valéryenne, je suis assez loin d'elle pour n'être pas tout à fait apte à l'aimer chez les disciples.
Ceci n'est qu'une première impression. J'y reviendrai, et avec la sympathie que vous savez.
Quant à la publication dans notre nouvelle série rouge, je ne pourrai en décider qu'après vous avoir relu. Dès maintenant je vois que votre nouvelle suite est d'une qualité qui nous ferait honneur. Mais est-ce bien assez ? Et faut-il que j'accueille ce qui ne répond pas à l'idée que je me fais de la poésie ou à mes préférences véritables ? J'ai besoin d'y réfléchir encore 9.

En matière de critique, le jugement est plus sévère encore. Le manuscrit tiré de la thèse lui paraît très incomplet, l'information défaillante. Les réserves qui accompagnent l'acceptation d'un manuscrit laissent à penser ce qui arrive en cas de refus. La déception est franchement avouée : " J'avais espéré tout autre chose et je crois que vous devez arriver à tout autre chose 10 ". Béguin discute, éclaire, sollicite parfois un avis. Mais l'éditeur appartient à une autre famille d'esprits, plus radicale, plus exigeante, plus engagée aussi que son correspondant. Sur le point de faire suivre à Hermann Hauser, patron de La Baconnière et son fidèle second, le manuscrit de ce qui sera publié en 1945 sous le titre Poésie et tendances, Béguin écrit à Eigeldinger :

Je recommande votre manuscrit à M. Hauser, à qui je l'envoie par le même courrier. Et je le recommande sincèrement, car j'y ai trouvé un grand intérêt. Ce n'est pas que je ne continue à me sentir assez éloigné de votre position, ainsi que je crois vous l'avoir manifesté à propos de vos poèmes et de votre Traité de l'angélisme. Mais je reconnais la qualité sensible et intelligente de vos essais. Chacun d'entre eux est une esquisse valable, qui dessine le visage d'un poète. Et on reconnaît d'un bout à l'autre votre position critique immuable. Parfois je souhaiterais pour ma part des études un peu plus développées, et j'ai l'impression qu'il vous arrive de vous arrêter après les premières descriptions d'une œuvre, au moment même où un regard plus appesanti sur son objet en pénétrerait les secrets profonds 11.

Le dialogue est exigeant, sans concession. " L'éloignement " dont Béguin ne craint pas de faire état est un hommage à la loyauté de l'échange entre deux hommes que les circonstances placent l'un et l'autre sous les drapeaux en 1944-1945. La franchise n'interdit en rien la collaboration. Marc Eigeldinger sollicite Albert Béguin pour une contribution au volume collectif qu'il prépare sur Paul Valéry. Son correspondant, qui a désormais quitté la chaire qu'il occupait à l'université de Bâle pour rejoindre comme conseiller de la direction les jeunes Éditions du Seuil, décline l'offre, faute de temps 12. Mais d'autres projets communs se réalisent.
Gardons-nous en effet de tirer des conclusions hâtives des archives Béguin déposées à La Chaux-de-Fonds, où les lettres de Marc Eigeldinger s'arrêtent en 1945. La trace est loin de s'effacer aussi vite. L'échange se poursuit jusqu'à la mort de Béguin. Mais les documents sont à chercher soit dans les archives du Seuil, soit dans celles de Marc Eigeldinger.
Les dernières lettres reçues par ce dernier suivent près de dix ans de silence. Elles sont datées respectivement du 14 juillet 1954 et du 10 mars 1955, l'une et l'autre à l'en-tête de la revue Esprit, dont Béguin prend la direction à la mort de Mounier, son fondateur. Elles sont révélatrices : dans la première, Béguin décline un Breton de Marc Eigeldinger au Seuil, Gallimard retenant les droits ; dans la seconde, il décline une conférence sur Claudel devant des collégiens, mais s'engage sur un projet d'édition d'essais sur la poésie. Il doit récupérer à Milan des textes qu'il a donnés sur ce sujet et qui doivent enfin paraître dans l'année, en traduction italienne. " Nous verrons, ajoute-t-il, à composer un recueil français ". Malade, éprouvé par les rivalités intestines au sein de la revue Esprit, Béguin part pour Rome dans les premiers mois de 1957. Il y meurt le 3 mai. Si la correspondance s'arrête par nécessité, la fidélité est mutuelle et les projets ne se brisent pas tous sur la mort. Une seconde plaquette de poésie de Marc Eigeldinger, Terres vêtues de soleil, paraît encore dans la série rouge des Cahiers du Rhône. L'achevé d'imprimer de ce vingt-cinquième volume de la série porte la date du 11 novembre 1957. Le poète reste attaché au conseiller, à l'ami qui a fondé la collection. On le voit à l'hommage posthume qu'il lui offre, à l'accueil éditorial qu'il lui réserve à son tour.
L'hommage à Béguin ne figure dans aucun des grands recueils qui ont été consacrés à l'éditeur et au critique. On le chercherait en vain, par exemple, dans le volume publié en décembre 1957, à la Baconnière, dans la collection des " Cahiers du Rhône " que Béguin avait jadis dirigée 13. Il occupe trois courtes pages, l'année suivante, dans une revue de Genève et Lausanne, au comité de laquelle Béguin avait appartenu. Mais le titre, " Albert Béguin et la vocation de poésie ", marque où l'influence a porté : au cœur même de la création 14.
Marc Eigeldinger accueille dans sa collection " Langages " la réédition du Balzac et deux volumes d'écrits rassemblés par Pierre Grotzer 15. La Baconnière devient ainsi, à côté de Corti et du Seuil à Paris, respectivement éditeurs de L'Âme romantique et le rêve, et du Bernanos, du Balzac et de quelques autres grands textes, l'éditeur attitré de Béguin en Suisse. Ami et collaborateur d'Eigeldinger, Pierre-Olivier Walzer fait le reste en publiant, dans la collection " Documents " qu'il dirige, toujours à La Baconnière, un inventaire des archives et des écrits de Béguin 16. Sans partager la fougue anti-structuraliste de Grotzer, Eigeldinger sert ainsi fidèlement l'analyste du romantisme, le restaurateur de la veine imaginaire et merveilleuse dans les lettres, l'érudit familier de la tradition et de l'occultisme - autant de traits par lesquels il en était proche.

***

Venons-en maintenant à la seconde correspondance, celle qui gravite autour de Breton. Béguin, l'ami de Breton, son conseiller en matière de romantisme allemand depuis 1933, son collaborateur même, a-t-il pesé dans le contact ? Il en a sans doute contribué au désir de l'établir. Eigeldinger ne se recommande pourtant pas de lui au moment d'entrer en relations, en mai 1947. Il prend l'initiative de son propre chef, en tant que fondateur d'une collection aux Éditions de La Baconnière. Il propose à Breton, dont bien des textes publiés en revues n'ont pas encore été repris en volume à cette date (et ne le seront pas avant 1953, dans La Clé des champs), de les éditer. Il fait valoir que la Suisse, qui n'a encore rien publié de lui, présente une lacune qu'il s'emploierait volontiers à combler. Deux autres lettres de la même année ne seront encore suivies que d'une première attention lointaine : l'envoi d'Arcane 17 dédicacé et d'un numéro de revue, le Cahier d'art consacré à Jacques Hérold. Mais que Marc Eigeldinger annonce, en octobre de l'année suivante, son passage à Paris et son désir de rencontrer le chef de file du surréalisme, et la réponse est aussitôt chaleureuse, déjà amicale.
À vrai dire, un petit retard s'est glissé dans la réponse, et la lettre arrivera trop tard pour que la visite projetée se réalise. Mais Marc Eigeldinger a, depuis quelques mois, retenu l'attention de son correspondant par plusieurs propositions ou déclarations. Il l'a assuré d'abord de son intention d'écrire un article de revue sur lui. " Vous me paraissez aujourd'hui un des seuls défenseurs authentiques de la vraie liberté et il me semble important de le dire maintenant ", lui a-t-il confié le 7 juillet 1947. Au début de l'automne de la même année, il précise qu'il " prépare une anthologie de la poésie française moderne dans laquelle [il] voudrai[t] à tout prix [lui] consacrer une place importante ". Et la même lettre ajoute : " Par la suite je rédigerai également une brochure d'une quarantaine de pages sur votre conception de la liberté, en la rapprochant de celle de certains révolutionnaires de 89 et de certains socialistes français du XIXe siècle 17." Deux gestes supplémentaires déterminent la réponse de Breton. En premier lieu, l'envoi par son correspondant d'une étude que l'un de ses élèves au Gymnase de Neuchâtel, Gérald Schaeffer, a rédigée sur lui 18. Breton, vivement touché, rectifie de menues erreurs d'interprétation sur des points délicats des États généraux et d'Arcane 17, et propose même son aide, en cas de publication du travail. Il ne manquera pas, par la suite, d'associer maintes fois Gérald Schaeffer aux pensées amicales qu'il adresse à Eigeldinger. La seconde attention qui touche Breton est l'annonce d'un projet de volume en son honneur, qui ferait appel à quelques-uns de ses disciples ou amis préférés. Cette fois, les distances tombent. Breton répond le 12 octobre 1948. Et dès cette première lettre conservée de sa plume - la quatrième lettre de l'échange - le ton est trouvé. Breton communique aussitôt son adresse personnelle 19.
La préparation du volume occupe les mois suivants et correspond à des échanges exceptionnellement fournis : trois lettres en 1948, sept l'année suivante. Breton prend part à l'élaboration du livre, une fois qu'il s'est assuré qu'il ne s'agissait pas d'une commémoration, genre qu'il n'apprécie guère. Mais d'abord, le 8 janvier 1949, il inscrit en tête d'un exemplaire de l'édition originale de l'Ode à Charles Fourier, plaquette allongée publiée par les soins de la revue Fontaine, avec mention de la collection " L'Âge d'or ", dirigée par André Parisot, publiée en février 1947, sous une couverture et avec des illustrations de Frederick Kiesler (1890-1965), artiste que Breton avait connu aux États-Unis, cette superbe dédicace, datée du 8 janvier 1949 : " "Les attractions sont proportionnelles aux destinées"/ et mon plaisir est de remettre/ cet exemplaire aux mains de mon ami/ Marc Eigeldinger " 20. Le chef de file du surréalisme aide au choix des contributeurs, les relance, le cas échéant. Dans l'été, tandis qu'il passe quelques jours en Bretagne, en compagnie de Benjamin Péret, il se réjouit de faire suivre le poème que ce dernier avait annoncé et vient de composer, " Toute une vie ". Sa " note aiguë ", commente-t-il, brisera l'excès de sérénité et de bien-dire des autres textes 21. Mais lui-même, qui a généreusement promis des textes inédits, accumule les retards et fait traîner les choses. Il apprécie la patience de son correspondant, qui le ménage.
Cependant, le livre ne tient pas ses promesses éditoriales. Il n'est pas diffusé à Paris, à la différence de celui de Jean-Luc Bédouin, chez Seghers, présent dans toutes les vitrines des libraires ; le service de presse est défaillant, et les auteurs ne reçoivent pas l'exemplaire qui leur a été promis. Breton s'en montre déçu, sans charger notre ami, souffrant à l'époque 22. Marc Eigeldinger a d'ailleurs rendu visite à Breton, lui remettant la réédition de sa plaquette de poésies, Tombeau d'Icare, d'abord parue en 1943. Elle reste à portée de main du destinataire, qui y revient souvent, dit-il, " chaque fois peut-être (et c'est souvent) que par ailleurs je vois le ciel se voiler dans la voix humaine 23. "
Les échanges s'espacent un peu dans les mois et années suivants, ponctués par des échanges de livres, avant de renaître plus intenses à l'occasion d'une crise qui affecte gravement Breton. Il se plaint de persécutions de la part d'un groupe de détracteurs suisses. Celles-ci l'affectent si gravement qu'il a glissé une note dans la revue Medium. Eigeldinger prend la chose à cœur, enquête à Lausanne avec le fidèle Gérald Schaeffer, et rassure bientôt son correspondant 24. Cette même année 1953, la publication de La Clé des champs donne l'occasion à Eigeldinger de préciser la part qu'il aime particulièrement chez son correspondant : la célébration du rêve, de l'analogie et de l'amour absolu. Il a relu " Fronton-Virage ", " qui est si essentiel ". Et il ajoute :

Je n'ai pas manqué de relire aussi Signe ascendant pour lequel j'ai un faible, car il touche de près à mes préoccupations les plus chères en poésie.
Bien que composé de textes très variés, l'ensemble de La Clé des champs constitue un tout, une unité qui me paraît centrée sur le problème de la philosophie hermétique. Les révélations de l'occultisme et les interprétations qu'il autorise sont parmi d'autres un des apports les plus riches de votre dernier livre. Je m'en rends peut-être assez bien compte, parce que je suis actuellement penché sur le problème de la vocation chez Balzac (la vocation artistique et non littéraire) et que je suis amené à faire certains rapprochements avec la pensée de la tradition 25.

La correspondance aurait pu connaître une passe difficile lorsqu'elle reprend trois ans plus tard, dans l'été de 1956. Eigeldinger vient d'achever une étude sur le peintre Odilon Redon, qu'il envisage comme " l'un des plus authentiques annonciateurs du surréalisme " et dont il propose en conséquence le texte à son correspondant pour la revue Le Surréalisme même 26. Breton, particulièrement embarrassé, dans la mesure où il est " aussi peu conquis que possible " par le peintre dont le " tour d'esprit lui reste fondamentalement étranger ", temporise. Il ne répond que trois mois plus tard, après une nouvelle lettre d'Eigeldinger lui précisant qu'il a apporté des compléments à son texte. Breton est sur des charbons ardents. Il lui en coûte de décevoir celui que la formule initiale apostrophe comme " Très cher Marc Eigeldinger ". Il se doit cependant de refuser pour des motifs qu'il expose longuement. Il termine sur l'espoir que le refus n'altère en rien leurs rapports, et assure son correspondant de sa parfaite estime et de sa vive affection 27. Marc Eigeldinger, dont on a dit plus d'une fois la franchise, répond sans tarder : comme il ne met aucune vertu plus haut que la sincérité, il n'a aucune raison d'en vouloir à Breton auquel il renouvelle son attachement. Il ne quitte pas pour autant son point de vue, et défend Redon contre des accusations qui ne lui paraissent pas toutes méritées 28.
La dissension sur Redon ne laisse effectivement aucune trace. Témoin cette dédicace que le maître porte dans un exemplaire de l'édition originale d'Arcane 17, datée de 1944 à New York, chez Brentanos : " À Marc Eigeldinger/en faisant intégralement mienne/sa conception d'une/ poésie gnostique,/à l'AMI TOUT DE LUMIERE/ André Breton ". Le correspondant qui lui avait adressé le livre, cher entre tous à son cœur, en le priant d'y inscrire un mot, pouvait-il rêver de meilleure reconnaissance que cet accord sur le sens à donner à l'ésotérisme et à la magie, qui, - selon les termes mêmes de l'ouvrage - quelques réserves que l'on puisse faire sur leur principe, maintiennent à l'état dynamique le système poétique du symbolisme universel ? L'envoi s'éclaire de cet autre, déposé sur un exemplaire de La Clé des champs, en 1953 : " À mon Ami/ Marc Eigeldinger/ homme d'avant le mal, de tout cœur/ André Breton " 29. La communion entre les deux hommes, on le voit, engage loin dans la compréhension de l'œuvre de chacun.

Sans m'arrêter sur le détail des relations, j'en retiendrai deux éléments encore. En premier lieu, le dévouement avec lequel Marc Eigeldinger s'investit en faveur de la publication d'un volume de Benjamin Péret, Les Arts du Brésil. Le refus des éditeurs, qui jugent déficiente la qualité des clichés photographiques qui accompagnent le texte, ne décourage pas notre ami, qui, fort d'une amitié vraie pour Benjamin Péret, explore toutes les pistes. Le décès de Benjamin Péret, le 18 septembre 1959, ne met pas fin aux efforts de M. Eigeldinger qui se déploient en vain jusqu'en janvier 1961. Je m'arrêterai ensuite sur les riches éléments de l'année 1964. La chaleur des relations y est attestée par non seulement par les échanges intellectuels, Breton fournissant par exemple à Marc Eigeldinger un court texte pour son étude sur Vigny, publiée chez Seghers, mais par une visite de Marc Eigeldinger et de sa femme Lylette à la résidence d'été des Breton, à Saint-Cirq-Lapopie. Je n'omettrai surtout pas un détail pittoresque : la manière dont à la demande de Breton, Eigeldinger collabore aux collections de curiosités qu'affectionne Breton, grand amateur de marché aux puces. Deux lettres au moins font état de recherche en Suisse de moules à gaufres. Lylette Eigeldinger les portera elle-même à Paris, à la faveur d'un voyage - les moules à gaufres, me confiait-elle, s'étant changés en moules à hosties.

***

Il est temps de rassembler les fils de ces échanges et amitiés qui n'excluent pas le pittoresque. Je n'aurai sélectionné dans l'exceptionnelle richesse de la correspondance de Marc Eigeldinger que deux ensembles. L'arbitraire est évident. Un coup d'œil sur l'inventaire des lettres reçues, désormais déposées aux Archives littéraires suisses de Berne, en convainc. On trouve représentés parmi les créateurs et dans la critique - outre les figures que nous avons croisées (Gracq et Blanchot, les Genevois Marcel Raymond et Jean Starobinski, le Jurassien Pierre-Olivier Walzer, les Français Gaston Bachelard et Rolland de Renéville, Jean-Pierre Richard) - une foule de noms parmi lesquels il serait coupable d'oublier Jouve et Bonnefoy. L'un et l'autre poètes occupent en effet une place de choix chez notre ami, dont témoigne le nombre des lettres qu'ils lui adressent. Jouve, sur lequel Eigeldinger dirige un ouvrage collectif en 1946, est à lui seul représenté par soixante-douze lettres et cartes autographes, de 1941 à 1960 30. L'auteur de Douve vient aussitôt après puisque la correspondance, resserrée sur dix ans, de 1977 à 1987, compte quarante-trois lettres. On sait que Bonnefoy, non content de participer au volume d'hommages de 1978, préface la sélection de poèmes que Marc Eigeldinger donne en 1987 et prend encore la parole à la soirée commémorative de 1995.
Mon propos, insoucieux de dresser aucun inventaire ni palmarès, aura été d'envisager la naissance d'une vocation. Je me réjouirais si ma contribution, nettement circonscrite, attire à nouveau l'attention sur un auteur dont on comprend mieux désormais comment il est devenu l'un des pionniers des études sur l'imaginaire. Peut-être ces lignes ouvriront-elles la voie à des études sur les grandes figures qui, de Rousseau à Jouve et Breton, sans oublier les peintres, accompagnent ou cristallisent sa méditation 31. Au jour où l'université fête le legs qui lui est fait par la famille de la Bibliothèque de Marc Eigeldinger, je suis convaincu que Daniel Sangsue saura présider à ces travaux de jeunes chercheurs et les encourager.
L'évolution ultérieure du critique est contenue en germe dans les correspondances que j'évoquais. La part faite à la création romande aura été un peu sacrifiée dans ces pages, et je m'en excuse. Béguin et Marcel Raymond ne suffisent pas à la représenter. La commande passée par le Conseil d'État de Neuchâtel pour les célébrations marquant le cent cinquantième anniversaire de l'entrée de ce canton dans la confédération helvétique, Les Voix de la forêt, en témoigne plus immédiatement. Le texte fut composé sous forme de cantate par Samuel Ducommun 32. La Suisse romande inspire une série d'articles, sur le peintre Pierre-Eugène Bouvier, les écrivains Pierre-Louis Matthey, Jean-Paul Zimmermann, Philippe Jaccottet ou Ramuz, par exemple 33. Si j'ai cédé à la fascination des maîtres que Marc Eigeldinger s'est librement élus, on voit cependant sur l'exemple de la postface donnée à l'édition posthume de deux recueils de Jean-Paul Zimmermann comment l'inspiration jurassienne, chaux-de-fonnière ou neuchâteloise, s'accorde à l'autre versant de l'écriture : par son horizon mythique. Que cette mythologie soit celle de l'innocence ou de la faute, elle rejoint celle que Marc Eigeldinger, éveillé par la lecture de Béguin et de Breton, avait passionnément interrogée chez les écrivains de langue française, de Rousseau à ses contemporains 34.

Béguin et Breton ont été des maîtres d'écriture. Mais la chaleur personnelle de la relation, l'accord s'établissent électivement avec le chef de file du surréalisme. Ils imprègnent la création de Marc Eigeldinger. Je ne pouvais en suivre la trace dans l'œuvre sans excéder les limites de cette contribution. Si Breton a une dette éminente à l'égard de Béguin, qui l'a introduit à la connaissance de l'Allemagne romantique, et s'il l'a ouvertement avouée, au risque de se détacher du critique plus ouvertement engagé, il est, en revanche, resté discret sur le lien qui l'unissait à son ami neuchâtelois. Il n'en a jamais, semble-t-il, fait état sur l'extérieur. " Je ne cite pas tous mes amis ", confie-t-il légitimement dans ses Entretiens. Poétique, liée à la matérialité rêveuse des éléments, l'amitié pour Marc Eigeldinger - selon Breton, un " homme d'avant le mal ", un veilleur " qui veille au "vivier d'eau claire" 35" - était réelle. On a pu en juger à l'embarras éprouvé, lorsque le directeur du Surréalisme même a été conduit à refuser la publication d'un texte sur Redon. Le refus n'a en rien affecté la prégnance du poète dans la pensée de Marc Eigeldinger : lumière majeure, il représente le pôle affirmatif, solaire, le pendant victorieux du déchirement des Baudelaire, Nerval et Jouve.

Stéphane Michaud

Notes

1 : André Breton, essais et témoignages, Neuchâtel, La Baconnière, 1950. Une nouvelle édition remaniée, augmentée de contributions Michel Beaujour, Jean Starobinski et Pierre Olivier Walzer, avec un nouveau choix de textes de Breton, paraît chez le même éditeur en 1970.

2 : Le Lieu et la formule. Hommage à Marc Eigeldinger, Neuchâtel, La Baconnière, coll. " Langages ", 1978. L'expression, reprise du poème " Vagabonds " dans les Illuminations, est citée par André Breton dans Arcane 17 (A. Breton, Œuvres complètes, éd. Marguerite Bonnet, " Bibl. de la Pléiade ", éd. en cours, 3 vol. publiés, 1988 et suiv., t. I, p. 48. Sauf exception mentionnée, toutes les références à Breton renvoient à cette édition, abrégée en OC).

3 : Un certain nombre de poètes et critiques accompagnent, dans Le Lieu et la formule, la démarche créatrice de M. Eigeldinger, parmi lesquels Pierre Emmanuel et Yves Bonnefoy, Michel Jeanneret, Max Milner, Jean-Pierre Richard et Jean Starobinski. La simple liste des contributeurs marque sa place dans la vie des Lettres. À l'exception toutefois de quelques rares textes, la " Célébration de Marc " de Pierre Emmanuel, les pages de Claude Pichois et de Pierre-Olivier Walzer, les discrètes lignes enfin des Éditions de la Baconnière pour saluer le poète, l'essayiste, le critique d'art et le directeur de collections dont le nom est si largement représenté dans le catalogue de cette maison, l'œuvre de notre ami n'était pas directement au cœur du propos. La Faculté des Lettres de l'université de Neuchâtel et les Archives littéraires suisses, à Berne, invitaient le 24 janvier 1995 à un hommage au poète et critique. S'y sont exprimés Yves Bonnefoy, André Gendre et John E. Jackson.

4 : Deux volumes aux Éditions du Seuil, respectivement en 1980 et 1985.

5 : Mes remerciements vont à tous ceux qui ont permis la consultation de ces documents : Mmes Aube Elléouët-Breton et Monique Paul-Béguin, M. Frédéric Eigeldinger, respectivement ayants droit d'A. Breton, d'A. Béguin et de M. Eigeldinger ; Mme Sylvie Béguelin, conservateur des fonds spéciaux (et donc du fonds Béguin) à la Bibliothèque de la ville de La Chaux-de-Fonds, Mme Marie-Thérèse Lathion, conservatrice du fonds Eigeldinger aux Archives littéraires suisses (désormais abrégées en ALS), à Berne, et M. Yves Peyré, conservateur de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, à Paris.

6 : Pour une appréciation récente de l'œuvre critique de Béguin et en particulier de L'Âme romantique et le rêve (1937), voir mon article " Le moment Béguin ", Œuvres et Critiques, XXVII, 2, 2002, p. 91-104.

7 : Lettre d'A. Béguin, Bâle, 14 juin 1942 (Berne, ALS) et réponse de M. Eigeldinger, Faouy, 4 août 1942 (Bibliothèque de la ville de La Chaux-de-Fonds).

8 : Bâle, 14 juin 1942, Berne, ALS.

9: Bâle, 12 décembre 1942, Berne, ALS.

10 : Bâle, 14 mars 1944, Berne, ALS.

11: Bâle, 1er février 1945, Berne, ALS.

12 : Réponse d'A. Béguin, Saint-Maur, Indre, 10 août 1945 (ALS). Dirigé par M. Eigeldinger, Paul Valéry, essais et témoignages paraît à La Baconnière, en 1945.

13 : Albert Béguin, essais et témoignages, Neuchâtel, 1957. Textes notamment de Jean Cayrol, Julien Green, Georges Poulet, Marcel Raymond et Jean Rousset.

14 : Revue de Belles Lettres, 6, 1958, 41-44. Daté de novembre-décembre 1958, le numéro spécial qui est consacré à Béguin paraît en août de l'année suivante. Il comporte, parmi d'autres extraits de la correspondance de Béguin, la transcription intégrale de la lettre que celui-ci adresse à M. Eigeldinger, le 9 octobre 1943 (ibid., p. 28-29).

15 : Création et destinée, I et II, La Baconnière, 1973 et 1974.

16 : Pierre et Béatrice Grotzer, Les Archives Albert Béguin ; P. Grotzer, Les Écrits d'Albert Béguin. Essai de bibliographie.

17 : Neuchâtel, 23 octobre 1947 (Paris, Bibl. littéraire Jacques Doucet).

18 : Suite à ce travail, Gerald Schaeffer (1929 -1979) se voit proposer par Marc Eigeldinger une interprétation de l'Ode à Charles Fourier. L'auteur n'a pas vingt ans lorsque sa contribution paraît, sous le titre " L'Ode à Charles Fourier et la tradition ", dans le volume André Breton, essais et témoignages, 1950, p. 83-109. L'étude est reprise et amplifiée dans l'édition de 1970, sous le titre " Un petit matin de 1937 " (p. 241-278). Disciple préféré de M. Eigeldinger, G. Schaeffer, exégète de Nerval et de Breton, meurt prématurément. M. Eigeldinger lui consacre une notice nécrologique dans Romantisme , 1980, n°27, p. 152.

19 : Paris, 12 octobre 1948 (Berne, ALS).

20 : Coll. Vincent Eigeldinger, Saint-Blaise, Suisse.

21 : Sein, 29 juillet 1949 (Berne, ALS).

22 : Lettres de Paris, 3 et 20 mars 1950 (Berne, ALS).

23 : Lettre citée du 3 mars 1950.

24 : Lettres de Breton, Saint-Cirq-Lapopie, 5 et 24 juillet 1953 (Berne, ALS) ; réponses d'Eigeldinger, Neuchâtel, 8, 12 et 21 juillet 1953 (Paris, Bibl. littéraire Jacques Doucet).

25 : Neuchâtel, 27 septembre 1953 (Paris, Bibl. littéraire Jacques Doucet).

26 : Neuchâtel, 25 août 1956, (Paris, Bibl. littéraire Jacques Doucet).

27 : Paris, 28 novembre 1956 (Berne, ALS). M. Eigeldinger a publié de larges extraits de cette réponse dans Suite pour Odilon Redon, Neuchâtel, La Baconnière, 1983, p. 65-66.

28 : Neuchâtel, 5 décembre 1956 (Paris, Bibl. littéraire Jacques Doucet).

29 : Collection Vincent Eigeldinger, Saint-Blaise, Suisse.

30 : Jouve vient toutefois après Pierre Oster et André Rolland de Renéville, dont le fonds Eigeldinger conserve respectivement cent quatre et quatre-vingt-une lettres.

31 : Le volume dirigé par Jean-Claude Mathieu, Territoires de l'imaginaire. Pour Jean-Pierre Richard (Éd. du Seuil, 1986), qui regroupe un certain nombre de grands noms de la critique de l'imaginaire, ne comporte par exemple aucune contribution de M. Eigeldinger. Le dernier hommage à notre ami se trouve dans le volume collectif recueilli par André Guyaux : Dix études sur Une saison en enfer. In memoriam Marc Eigeldinger, Neuchâtel, La Baconnière, coll. " Langages ", 1994.

32 : La Baconnière, coll. " La mandragore qui chante ", 1964 (achevé d'imprimer du 12 septembre). Un livret programme a été publié à La Baconnière pour l'exécution de la Cantate à Neuchâtel, La Chaux-de-Fonds, Le Locle et Lausanne, les 12, 13 et 18 septembre. L'orchestre de la Suisse romande était dirigé par Robert Faller.

33 : Voir l'inventaire du fonds aux Archives littéraires suisses, établi par Mme Marie-Thérèse Lathion, p. 9, 11, 20.

34 : J.-P. Zimmermann, Progrès de la passion, suivi de Le Pays natal, postface de Marc Eigeldinger, Lausanne, Coopérative Rencontre/ Éd. Payot/ Feuille d'avis de Lausanne, Bibliothèque romande, s. d. [1989 ?]. J.-P. Zimmermann (1889-1952), auteur de poèmes, de récits et de drames, passe toute sa vie dans le canton de Neuchâtel, à l'exception de deux années de formation à la Sorbonne et d'une année d'enseignement à Moscou. M. Eigeldinger avait été son élève au lycée de La Chaux-de-Fonds.

25 : Dédicaces portées respectivement sur l'exemplaire de La Clé des champs (Sagittaire, 1953) et de l'édition Pauvert des Manifestes du surréalisme (1962). On y ajoutera celle-ci, portée dans une édition antérieure des Manifestes, au Sagittaire, en 1955 : " À Marc Eigeldinger/ au charmeur de papillons/ à l'Ami/ André Breton " (coll. Vincent Eigeldinger).

 

Page créée le 15.02.06
Dernière mise à jour le 15.02.06

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