retour à la rubrique
retour page d'accueil

Le Passe Muraille
Revue des livres des idées et des expressions
http://www.revuelepassemuraille.ch
N°51 - Décembre 2001

  Editorial


Nous sommes toujours là

Si le miracle existe, écrivait Charles-Albert Cingria, il est exigible. Or, nous sommes toujours là, et c’est un miracle. Mais encore fallait-il que ce miracle advînt et faudra-t-il exiger qu’il se renouvelle: ce miracle d’être là et de pouvoir transmettre à ceux qui viennent tout ce que ceux qui nous ont précédés nous ont transmis.

Transmettre sa foi ou son doute, sa joie ou sa peine, son savoir ou sa nostalgie, son désir ou son utopie.

De multiples signes, autour de nous, justifient pourtant, aujourd’hui, le désespoir de certains qui vont proclamant qu’il n’y a plus rien à faire. Jamais on n’a autant produit en matière culturelle, affirme par exemple un Claude Frochaux, mais jamais on n’a été si peu créateur.

Or cette assertion n’est-elle pas en elle-même, dans sa généralisation sans appel, un consentement à la dissolution ?

Tous tant que nous sommes, en Occident, nous ressentons certes ce doute face au triomphe apparent des stéréotypes les plus vulgaires d’un bonheur conditionné. Beaucoup d’entre nous ressentent en outre, avec un Noam Chomsky, ce complot des puissants visant à infantiliser les gens afin de mieux asseoir leur pouvoir. Dans le domaine culturel, le délire hyperfestif analysé par un Philippe Murray réalise les prédictions, remontant aux années 20, d’un Stanislaw Ignacy Witkiewicz pour qui le “nivellisme” serait l’état final de nos sociétés. Mais ces observations, par leur lucidité même, ne nous engagent-elles pas à une réaction d’autant plus vive ?

Ce qui est sûr, c’est que nous sommes toujours là, avec notre exigence de miracle, et voici qu’il se multiplie alentour.

Miracle renouvelé de Cendrars. Relisez donc Moravagine: le terrorisme y est perçu en germe, non pas réduit à la barbe d’un épouvantail mais saisi aux tripes de notre plus vieux démon. Lisez Evangile selon Judas, de Maurice Chappaz, qui dit le trop humain dans une langue revivifiée. Lisez J.M. Coetzee qui n’en finit pas d’opposer, aux débats coupés de la vie, son expérience de romancier-médium. Lisez Le principe d'humanité de Jean-Claude Guillebaud, qui observe les dérives vertigineuses de l’apprenti sorcier contemporain en matière d’économie, de biologie et d’information. Lisez la vie de Joyce par dessus l’épaule anguleuse de Frédéric Pajak, qui prouve que du nouveau peut être exprimé sous de nouvelles formes, dans la foulée familière de génies de tous les siècles. Prenez et humez Mozart lu par Sollers, qui nous rappelle qu’une odeur n’est jamais si bien dite que par la musique, quand celle-ci est faite chair...

Prenez et lisez, partagez et exigez le miracle.

Jean-Louis Kuffer
Extrait de: LE PASSE-MURAILLE - N°51 - Décembre 2001

 

  Hommage : Cendrars, aller simple, par Christine Le Quellec Cottier

Cendrars, aller simple

Blaise Cendrars est entré dans ma vie il y a plus de dix ans, au détour d'un étalage de librairie ! La lecture de Moravagine fut un véritable électrochoc qu'ensuite je n'eus de cesse de répéter : lire Cendrars est un acte réactif, qui renverse son lecteur, le déstabilise ou alors, comme par miracle, l'apaise en le faisant changer d'univers. Les textes de l'écrivain chaux-de-fonnier sont si divers que toutes les expériences, aussi affectives qu'intellectuelles, sont possibles. Je ne suis sûrement pas seule à vivre un grand moment de quiétude, de bonheur lorsque, solitaire, je lis à haute voix le poème Les Pâques à New-York (1912). L'intimité d'un auteur et son lecteur se mesure aussi à ces instants si rares :

[...]

Pourtant, Seigneur, j'ai fait un périlleux voyage
Pour contempler dans un béryl l'intaille de votre image.

Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans les mains
Y laisse tomber le masque d'angoisse qui m'étreint.

Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma bouche
N'y lèchent pas l'écume d'un désespoir farouche.

Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous,
Peut-être à cause d'un autre. Peut-être à cause de Vous.

[...]

Que dire de Dan Yack, de L'Homme foudroyé ou encore du Lotissement du ciel, textes très différents et pourtant si nécessaires ! La magie toujours actuelle de cet univers romanesque tient pour moi à son foisonnement, à ses visions, ses énigmes, sa capacité à accoucher d'êtres dignes de Dostoievski. Le monde de Cendrars n'a pas de limites et sa langue protéiforme jongle autant avec les lexiques qu'avec la mémoire, métaphore qui permet d'annuler le temps et l'espace, qui réunit ou brise les liens puisque sa fonction est d'afficher la liberté du texte : le mouvement perpétuel, la boucle ou la spirale sont des figures chères à l'auteur. En fait, chaque lecture m'ouvre une autre porte de ce monde imaginaire et me permet de tisser des liens, d'observer les résonances qui traversent les pages et les volumes. J'aime plonger dans cet univers en mouvement continu qui me laisse une vaste autonomie, qu'elle soit liée au plaisir d'un mot, de la lecture ou plus directement à un type de recherche. L'interprétation cendrarsienne ne supporte guère les grilles d'analyse et l'œil critique ne peut que s'armer d'humilité face à cette construction si dense et cependant si fragmentée...

Cendrars et les femmes...

Mon goût pour l'œuvre de Cendrars tient sûrement à cette allure hétéroclite qui laisse percevoir un monde en constante transformation. Cette ouverture est peut-être aussi un piège car l'écrivain s'est donné à lire sous de multiples aspects et il est par exemple facile de lui reprocher des propos misogynes calamiteux. Les personnages féminins qui traversent les romans sont souvent maltraités, détruits ou simplement négligés, et ce n'est guère mieux parmi les textes reconnus comme des Mémoires où le propos sort de la plume d'un certain Cendrars, sans intermédiaire. Je peux évidemment déduire que la relation de Cendrars aux femmes devait être des plus compliquées mais je ne crois pas que ce genre de constats ait la moindre utilité. Les textes et leur géniteur ne forment pas un tout et mon intérêt se concentre au niveau des mots, pour mettre au jour la fabrique de ce tissu composite. De fait, les réseaux de sens qui circulent entre les textes et les souches culturelles qui ont nourri la poétique du futur Cendrars me semblent toujours aussi passionnants et inépuisables !

En abordant Cendrars, j'ai touché à plusieurs mondes à la fois et ceux-ci m'ont permis autant de voyages en train que dans les archives ! Que demander de plus à l'œuvre d'un bourlingueur ? !

Christine Le Quellec Cottier
Extrait de: LE PASSE-MURAILLE - N°51 - Décembre 2001

Christine Le Quellec Cottier, enseignante à Lausanne, a consacré sa thèse de lettres à Blaise Cendrars: les années d’apprentissage, où elle éclaire notamment la source germanique du poète et ses relations avec l’avant-garde allemande et russe du début du siècle...

© 2000 Le Passe-Muraille, Journal littéraire, Lausanne

 

Page créée le 20.12.01
Dernière mise à jour le 20.06.02

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"