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Ecriture 52
Revue littéraire dirigée par Françoise Fornerod, Daniel Maggetti, Sylviane Roche

  Ecriture 52

 

Au lecteur

Rendre hommage à Anne Perrier, comme nous le faisons dans ce numéro, ce n'est pas seulement célébrer un itinéraire poétique exceptionnel, fort de bientôt cinquante ans de recherche constante du mot et de l'image qui sonnent juste: c'est aussi rappeler la vitalité de la poésie romande, celle d'hier et celle d'aujourd'hui, et mettre en évidence la manière dont, à l'écart des houles médiatiques, une parole en quête d'authenticité a continué à se frayer un chemin. Un chemin qui franchit les frontières, et qui réunit, ici et ailleurs, des voix exigeantes, vis-à-vis d'elles-mêmes comme vis-à-vis du lecteur.

Nous avons voulu, à cette occasion, placer Anne Perrier dans le voisinage de poètes de sa génération de qui elle est proche. D'où la publication d'un choix de lettres où Pierre-Albert Jourdan côtoie Philippe Jaccottet, présent par ailleurs avec la traduction de deux poèmes de Fabio Pusterla.

Extrait de la préface de la revue Ecriture 52
Préface signée:Françoise Fornerod, Daniel Maggetti, Sylviane Roche.

  Un poème d'Anne Perrier par Marion Graf


Un poème d'Anne Perrier

Si je m'égare
O que ce soit à l'heure de midi
Et au milieu d'étincelantes
Dunes leurs dômes de cannelle
Et leur fuite dorée
De gazelles

On est saisi d'abord, comme presque toujours chez Anne Perrier, par la courbe parfaite du poème: au suspens du premier vers succède la coulée passionnée: cri et allègre débandade, avec la culbute de l'enjambement, les joyeuses sonnailles de l'allitération et de l'assonance cannelle-gazelle.

Instant et durée

"Si je m'égare ... ": dans cette hypothèse, toute l'angoisse de la perte des repères. La réponse est un double optatif: "Que ce soit à l'heure de midi". Midi m'apparaît comme l'heure absolue, un pivot, un repère vertical, l'heure solaire et souveraine, sans ombre ni délai. Heure enfuie à peine sonnée, aussitôt échappée dans la durée. Et c'est, aux quatre derniers vers, l'éparpillement horizontal, divers, vivant. Cette intersection abrupte de l'heure juste et de l'illimité est le signe, fermement affirmé, de toute la Voie nomade, où l'espace immense du désert s'organise selon un système de coordonnées, rigueur implacable de midi, de l'instant, de la chute, du puits où retentit "l’appel sauvage / Et fou qui plonge dans la nuit / Comme un glaive", et fuite infinie des collines, du chemin, du désert.

Sensualité, enfance

C'est par sa fulgurance que ce poème échappe au désespoir, en associant la mort et l'enfance, indissolublement liées dès le jardin du premier poème du recueil. Naïveté intrépide de la formulation, du si qui, déjà dans d'autres livres d'Anne Perrier, rappelait les jeux enfantins: plusieurs poèmes de La Voie nomade reprennent la formule, souvent liée à l'arrêt, à la verticalité, conjurant la menace. Mais midi n'est-il pas aussi, justement, l'heure favorite des comptines, l'heure ronde, la première connue des enfants?

Les trois derniers vers télescopent non seulement le rythme, mais les images, dans une richesse de connotations culturelles, sensuelles. Ici comme souvent dans la Voie nomade, la rêverie épouse les courbes douces, longuement polies par la lumière, bijou d'ambre, ou bracelet touareg... ici, l'Orient vient à nous, avec le mirage de ses coupoles, de ses épices, pâtisseries d'où sortent en un galop liquide les gazelles qui se précipitent et s'enfuient, prolongeant le léger crépitement de sabots qui résonne dans l'univers d'Anne Perrier: le chevreuil, le cheval, les mots, "brebis de laine". C'est leur élan qui emportera encore le poète dans son dernier livre, Le Joueur de flûte, avec cet "Air grec":

Sur la route torride
Le crépitement brusque de fuyants sabots
Passe l'antique troupeau
Suivant la flûte invisible du dieu
Et s'enfonce indolente coulée solaire
Dans l'ombre douce des vieux arbres

Comment ne pas lire dans ce poème l'affirmation du pouvoir des images et du rythme de la poésie elle-même: en réponse à l'informe, à l'angoisse, le poète posera l'ordonnée de midi, l'heure boussole de l'instant juste, et l'abscisse du rythme immémorial, le mirage des images, leur venue et leur fuite, donnée, reprise, avec lucidité.

Ce poème réconcilie les deux dimensions que définissait Catherine Colomb: "Le temps, royaume des morts, et l'espace, royaume de vivants". Ici, la voix d'Anne Perrier entre en résonance avec d'autres voix, elles aussi nourries du désert. Celle d'Ungaretti:

En écoutant le ciel
Epée matutinale
Et la colline qui lui grimpe sur les genoux
Je retourne à l'accord coutumier

Ou celle de Georges Schehadé:

O mon amour il n'est rien que nous aimons
Qui ne fuie comme l'ombre

Comme ces terres lointaines ou l’on perd son nom

Et Georges Schehadé encore:

Mais les gazelles passent dans les cils endormis
Ce soir la mort est fille du Temps bien aimé.

Marion Graf

 

Page créée le 30.06.99
Dernière mise à jour le 20.06.02

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