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Revue Arkaï

  Arkhaï 4 - 1994

Arkhaï 4

Au coucher du soleil, le peuple s’était rassemblé au pied de l’orangeraie. Le bruit avait couru que Zarathoustra avait choisi l’ombre parfumée de ses arbres pour reposer son corps durant la chaude journée. Lorsque son repos eut assez duré, il se leva et tira une figue de son habit pour s’en restaurer; et ses yeux s’éclaircirent. Puis il se tourna vers le miroir de la nuit et lui adressa ces paroles:

«Ô toi, face sombre aux mille pupilles! Toi qui recouvres d’un voile opaque les passions et les faiblesses des hommes, bénis mon chemin!»


Comme il voyait le rassemblement qui s’était fait autour de lui, il se tut et dit en son cœur:

«Ainsi donc mes épreuves ne sont pas finies. Il faut que je me porte encore au-devant des hommes pour leur faire tomber la glaise des oreilles. Que je descende donc dans leur fleuve, que je m’y enfonce jusqu’aux cuisses et que j’en assèche le cours; alors seulement je pourrais me retirer en ma montagne».

Enfin Zarathoustra se tourna vers la foule et exposa cette parabole:

«Dans un petit village de pêcheurs vivait un jeune garçon qui faisait la fierté de sa famille. Avant l’âge de dix ans, il connaissait chaque plante et ses propriétés médicinales, et comprenait l’art de prévoir l’arrivée des pluies. Il était initié aux savoirs de l’astronomie et des étrangers de passage il apprenait la langue. Mais comme il grandissait dans son corps et dans son âme, le fils de pêcheur ne découvrait plus rien qu’il ne sût déjà. Or il arriva à l’âge où l’on sort de l’enfance, et comprit qu’il manquait encore quelque chose à sa connaissance.

»En ce temps-là se répandait la rumeur que dans un village voisin vivait un vieillard qui parlait sagement de toutes choses, et que de nombreux auditeurs venaient s’asseoir dans sa cour pour l’entendre discourir. Le jeune homme quitta sa demeure et les siens, se rendit au village voisin et s’assit dans la cour du vieux sage parmi les nombreux auditeurs.

»Quand le vieillard eut parlé toute la journée, ses auditeurs se retirèrent; or il continuait à parler seul et dans la nuit. Alors il vit le jeune homme et se tut. — Vieillard, fit celui-là, je viens de loin. Éclaire-moi de ta sagesse et réponds à ma question: qu’est-ce que la philosophie?

»À ces mots, la barbe du sage se déroula et son visage s’éclaira dans la nuit. — Écoute-moi bien, et n’oublie rien de ce que je vais te dire. Le vieillard lui fit lire un dialogue de Platon, quelques exposés d’Aristote, lui décortiqua un passage obscur de Kant et citait Wittgenstein avec un à-propos très spirituel.

»Il aurait suffi de bien moins pour enthousiasmer le jeune homme. Il prit congé du vieux sage, et, animé d’une inspiration soutenue, se livra toute la nuit à d’intenses travaux.

»Les couleurs triomphantes de l’aube le surprirent à tracer les derniers mots d’une série de traités magistraux et de mémoires d’une puissante originalité. Ses pas fiers et impatients portèrent son ouvrage au vieillard. Quand le sage lut les travaux du fils de pêcheur, il fit blêmir son visage et sa barbe; sa voix se teinta de déception et de colère: — Tu n’as donc rien compris, hier soir! Ma démonstration était pourtant très claire: philosopher, c’est faire lire Platon et Aristote, décortiquer Kant et citer Wittgenstein avec à-propos».

Ainsi parlait Zarathoustra.

 

  Sommaire


Nicolas Monod
Scholie 7: pluralité et malentendu

Ákos Dobay
La notion d’exister dans l’existentialisme généralisé

Matthieu Chenal
Jankélévitch et la musique

Nicolas Monod
Le mystère du labyrinthe de Pylos

Illustrations
Márta Masszi

Couverture
Mariette Vogelezang

 

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Page créée le 05.12.08
Dernière mise à jour le 05.12.08

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