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Le Passe Muraille
Revue des livres des idées et des expressions
http://www.revuelepassemuraille.ch

  Sommaire N°34 Mars 1998


Antonio Lobo Antunes par Jean-Louis Kuffer
Nathalie Sarraute par Madeleine Santschi
Lewis Carroll par Gérard Joulié
Hommage à Claude Roy par Gilberte Favre
Kenn Harper par Jil Silberstein
C. Blanco Aguinaga par Michaël Rodriguez
Un entretien avec Yvette Z’Graggen par Laurence Drummond
Cavelty, Krohn, Monioudis par Patricia Zurcher
Un texte inédit de Jil Silberstein  
Denis Guelpa par Janine Massard
Alessandro Baricco par Claire Julier
Milan Kundera par Jean Romain
Rosie Delpuech par Rose-Marie Pagnard
Julian Barnes par Anne Turrettini
Jacques Chessex par Christophe Calame
Giovanni Orelli par Jean-Bernard Vuillème
L’Echappée de Gérard Joulié

  Splendeur du Portugal, par Antonio Lobo Antunes


Splendeur du Portugal

Quand j’ai dit que j’avais invité mes frères à passer le réveillon de Noël avec nous Sommaire
(nous étions en train de déjeuner dans la cuisine et on voyait les grues et les bateaux par-delà les derniers toits de l’Ajuda)
Lena a rempli mon assiette de fumée, et pendant qu’elle disparaissait dans la fumée sa voix a embué les vitres avant de s’évanouir à son tour
– Voilà quinze ans que tu n’as pas vu tes frères
(sa voix en couvrant les carreaux de vapeur a emporté avec elle les buttes d’Almada, le pont, la statue du Christ en train d’agiter tout seul ses ailes au-dessus de la brume dans un battement désemparé)
jusqu’à ce que la fumée se dilue, Lena a peu à peu réapparu les doigts pointés vers la corbeille à pain
– Voilà quinze ans que tu n’as pas vu tes frères
de sorte que je me suis soudain rendu compte du temps qui s’était écoulé depuis notre arrivée d’Afrique, des lettres de ma mère de la plantation d’abord et de Marimba ensuite, quatre huttes sur un versant planté de manguiers
(je me souviens de l’habitation du chef de poste, de la boutique, des ruines de la caserne échouées dans les herbages)
les enveloppes que je rangeais dans un tiroir sans les montrer à personne, sans les ouvrir ni les lire, des douzaines et des douzaines d’enveloppes sales, couvertes de timbres et de tampons, me parlant de ce que je ne voulais pas entendre, la plantation, l’Angola, sa vie à elle, le facteur me les remettait sur le palier et une extension de tournesols murmurait tout au long des champs, tournesols, coton, riz, tabac, je n’ai que faire d’un Angola dont la forteresse, le palais du gouvernement et les cabanes de l’île sont remplis de Noirs se prélassant au soleil en se prenant pour nous, je refermais la porte avec la lettre pincé entre deux doigts comme une bestiole qu’on trimballe par la queue
des lettres pareilles à des bestioles puantes, mortes
la baie de Luanda, oublieuse de ses cocotiers, se réduisait à un vestibule exigu réclamant une couche de peinture et garni d’une commode et d’un porte-parapluies, Lena remplissant mon assiette de fumée et effaçant le monde
– Tu les as flanqués dehors voilà quinze ans et tu voudrais à présent que tes frères reviennent
assise devant moi et usant de sa main comme d’un éventail pour chasser la vapeur
– Si j’étais toi je n’attendrais pas de visite ce soir Carlos
elle a grossi, teint ses cheveux, se plaint de je ne sais quoi au cœur, faut des examens chez le médecin et prend des remèdes, Lena s’immisçant entre moi et ma famille, la fille d’un employé de la Cuca vivant avec une tripotée de cousins à cent mètres du quartier Marçal, j’ai toujours eu honte de dire à mes camarades de lycée que je fliirtais avec elle, s’il arrivait à la sortie des cours qu’elle s’approche de moi tout sourire
(maigre, avec des tresses, n’allant pas chez le médecin ni ne prenant de remède pour le cœur)
je lui susurrais furieux
– Fiche le camp
et c’était seulement dans l’autobus, après m’être assuré que même les Gingas ne nous zyeutaient pas, que je lui faisais signe de l’index, une maison bâtie à la diable et au porche éclairé d’une lanterne auréolée de moustiques, des plantes grimpantes couvertes de mousse, son père en caleçon lisant le journal, des voisins mulâtres dans leur cube de planches, les latrines en plein air au coin d’un mur, Lena les tresses défaites me tirant par le collet dans le café, la ville tombant en arrêt, mes camarades la chope en l’air drôlement intrigués, moi dans l’espoir que personne ne m’entende
– Fiche le camp
feignant comme eux de ne pas être au courant, m’étonnant comme eux qui se moquaient de ta maison et des voisins mulâtres, te bazardaient tes cahiers par terre, te troussaient les jupes en ricanant, te gueulaient de loin
– Bidonvillaine
toi en pleurs ramassant tes cahiers et ton père qui ne roulait pas comme nous en auto mais en vieille motocyclette les menaçant avec son journal, inoffensif, minuscule, titubant sur ses petites pattes bulbeuses
– Ma fille vaut mieux que vous bande de voyous
Lena me tirant par le collet dans le café
– Il faut que je te parle je t’en prie
demain tout le monde à Luanda va savoir pour nous deux, le gérant m’expulsera d’un geste irrité
– Du balai
mes camarades me tourneront le dos en se bouchant le nez
– Tu pues Sambizanga à trois kilomètres Carlos
cette égoïste de Lena, sans se soucier le moins du monde qu’on puisse me tourner le dos, me traînant vers les arcades de l’avenue côtière flanquée d’oiseaux attendant le moment du crépuscule où les chalutiers sortent pêcher, pour s’envoler en clabaudant et tremper leur bec dans le gasoil
– Tu me téléphones pas tu m’ignores complètement
des lumières qui remuaient entre les cabanes et les palmiers de l’île, les réverbères de la ville allumés, l’enseigne de l’hôtel orange et bleue où des lettres manquaient, des gens et des autos qui ne pouvaient me remarquer dans l’obscurité, mes camarades téléphonant aux copains devine la grande nouvelle, tu connais la nouvelle, tiens-toi bien, tombe pas dans les pommes, devine avec qui Carlos, non, l’autre, le crétin de Malanje, fliirte, Lena que je déteste, qui n’est même pas fichue de me donner un enfant pour me ranger la table dans l’Ajuda, passer l’éponge dans la toile cirée, enfiler les gants en caoutchouc et laver les assiettes
– Tu les as flanqués dehors et tu voudrais à présent que tes frères reviennent à ta place je n’attendrais pas de visite ce soir Carlos
elle a tout fait pour que je me marie avec et que je l’arrache au quartier Marçal, à ses parents tremblant de paludisme dans la suie de leur chambre, tout de noir vêtus comme s’ils vivaient encore dans le Minho, on butait sur des bols en terre cuite, sur des santons avec des lumignons à leurs pieds, les dimanches ses oncles, suant sous leurs manteaux, fauchaient cinq pouces de potager dans l’espoir de récolter quelques choux
tu flirtes avec la bidonvillaine Carlos avoue que tu fliirtes avec la bidonvillaine mais non pas du tout ce n’est pas une bidonvillaine quelle manie son appartement est seulement en travaux
Lena tout en bourrelets et les cheveux teints a fini d’essuyer les assiettes, les a empilées dans le placard, a retiré ses gants et s’est dirigée vers le séjour où se trouvait le sapin de Noël toujours sans vase ni étoile en papier d’aluminium sans boules ni flocons
– Voilà quinze ans que tu n’as pas vu tes frères
je suis resté tout seul dans la cuisine à entendre le ronflement du frigo et à regarder les buttes d’Almada, à regarder la plantation depuis la vitre de la jeep à mesure que nous nous éloignions par les trous du sentier qui traversait les champs de tournesols fanés jusqu’à la route goudronnée, la cantine, où les Bailundos achetaient le dimanche des cigarettes, du poisson séché et de la bière tiède, a surgi dans un virage puis s’est éclipsée derrière les arbres en même temps que des paillotes calcinées sur la place où un setter aboyait, les tournesols fanés, le riz fané, le coton fané, le tracteur sans roues dans un fossé, au croisement du sentier et de la route goudronnée une patrouille de l’Unita a débouché devant nous en nous sommant, fusil au poing, de stopper la jeep, des soldats pieds nus aux uniformes en loques ont fourragé dans les bagages en quête de pièces de monnaie et de nourriture, de quelque chose à rafler, un insupportable relent de manioc, des ongles immondes furetant entre les sièges, des bouches édentées
– Sortez sortez
ma sœur pelotonnée de peur cherchant à leur échapper
– Mère
Tu les as flanqués dehors et tu voudrais à présent que tes frères reviennent à ta place je n’attendrais pas de visite ce soir Carlos
un sergent coiffé d’un panama, oubliant les soldats, grillait une couleuvre embrochée sur un goupillon sans se soucier de nous, un tourbillon de feuilles voltigeait dans le patio du couvent aux colonnes brisées, avec des salamandres et des geckos rampant sur ce qu’il restait des arcades, où mon père, avançant doucement sur ses béquilles, venait observer les milans, mon père dans son lit, un chapelet enroulé au chevet, regardant vers nous d’un air affolé d’aveugle
Venez embrasser votre père
ses fosses nasales énormes, le cou garrotté de taches peinant à respirer
(on voyait les côtes se soulever par saccades)
je me suis empêtré dans une des béquilles et la béquille est tombée en faisant le plus gros barouf que j’aie jamais entendu jusqu’à ce jour, mon frère qui criait au moindre coup de tonnerre et plongeait à quatre pattes sous les meubles cramponné à sa chaise, le bavoir moucheté de chocolat
– Je n’embrasserai personne
mon père affligé d’une attrition de vermoulure à la gorge, ce jour-là nous avons déjeuné dans l’office en écoutant la pluie caracoler sur le toit, les domestiques faisaient des sandwiches, fichaient des croquettes sur des cure-dents, nous les montaient sur des plateaux, des autos venues des autres plantations dans le jardin, ma sœur à ma mère tout en essayant d’échapper aux soldats déguenillés
Sortez sortez
– Mère
ouvrant nos bagages, déchirant nos poches, arrachant ma chaîne, le sergent à la couleuvre tournant au bout de son goupillon a allumé un transistor comme si c’était un jour férié et qu’il avait été avec ses compères à la cantine, une musique jaillie d’une flaque de crépitements nous a assourdis, ma mère repoussant un des soldats avec sa pochette
– Offre-leur tes boucles d’oreilles pour qu’ils nous fichent la paix Clarisse offre-leur ce qu’ils voudront
alors j’ai remarqué un corps étendu à côté de la couleuvre, un militaire farci de mouches à viande à qui manquait une moitié de tête, j’ai pincé le coude de Lena, Lena à voix toute basse
– Tais-toi
Un soldat l’a cognée d’un coup de crosse au ventre
son ventre qui n’a jamais porté un enfant tu connais la nouvelle tiens-toi bien tombe pas dans les pommes devine avec qui flirte Carlos
il lui a arraché son collier, les perles se sont éparpillées en même temps que le sergent commençait à peler la couleuvre avec son couteau, ma sœur leur a remis ses boucles d’oreilles, le peigne fixant son toupet, sa bague, le goudron de la route de Malanje défoncé par les mortiers vibrait sous la chaleur et là-dessus un bruit d’avion, les soldats à couvert dans les broussailles, le sergent coupant sa couleuvre en rondelles, les rangeant dans un sac, s’en allant sans se presser, ma mère sautant sur le volant en appuyant sur l’accélérateur de la jeep
– Allons vite

Antonio Lobo Antunes
24 décembre 1995

(Ce texte est un extrait du premier chapitre de La Splendeur du Portugal, à paraître chez Christian Bourgois que nous remercions de nous avoir autorisés à le publier. La traduction du portugais est signée Carlos Batista).

 

Repères: Antonio Lobo Antunes

Antonio Lobo Antunes est né en 1942 à Lisbonne, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle. Le Cul de Judas fut le premier de ses livres à être traduits en français, en 1983, chez Métailié. Suivit Fado Alexandrino, en 1987, chez Albin Michel. Tous ses autres titres, et notamment l’admirable Explication des oiseaux, sont disponibles chez Christian Bourgois, où viennent de paraître Mémoire d’éléphant et Connaissance de l’enfer.

© 1998 Le Passe-Muraille, journal littéraire, Lausanne
Antonio Lobo Antunes
Les Editions Christian Bourgois, Paris.

 

Page créée le 20.11.97
Dernière mise à jour le 20.06.02

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