retour à la rubrique
retour page d'accueil


Franz Kafka
Franz Kafka, La lettre au père, Editions Fayard, 2003.

  Franz Kafka / Le lettre au père
 

 

La Lettre au Père est frappante à plus d’un titre. Les cercles concentriques qui la constituent forment une parfaite illustration de l’être intérieur et des liens qui unissent Kafka à son père - et par son père à la société fragmentée qui les entoure. Elle reproduit également sa prison intérieure par une spirale dont l’amplification ne signifie pas dynamique, mais intensification. Franz Kafka vient de rencontrer Julie Wohryzek, la deuxième femme qui réveillera en lui le désir de se marier, lorsqu’il se lance dans l’entreprise assez terrifiante de cette Lettre au Père. Il a 36 ans et a déjà publié un certain nombre de textes, dont Le jugement et La métamorphose.

Postfacé et traduit de l’allemand par Monique Laederach

Franz Kafka, La lettre au père, Editions Fayard, 2003.

  Extrait de la postface, de Monique Laederach

La langue que Kafka utilise dans sa Lettre au père a frappé la traductrice Monique Laederach. Dans les répétitions, dans les constructions alambiquées, elle a perçu le désarroi d'un Franz Kafka bouleversé, incapable de maîtriser son style sous l'effet de l'émotion. Loin de remettre de l'ordre dans les pensées de l'auteur, elle a voulu assumer et reproduire les maladresses de cette langue, devenues porteuses de sens.
Or, de la part des traducteurs, on observe plutôt de manière générale une tendance a donner une version clarifiée des textes traduits. (Les traducteurs littéraires savent bien que les ambiguïtés et les flous sont souvent des pierres d'achoppement, que le geste de la traduction tend à repousser sur le bord du chemin : la traduction, qui est déjà une interprétation, est souvent dans l'obligation de faire ses choix.) C'est donc la démarche de traduction de Monique Laederach qui a nous a encouragé à présenter ce livre sur le Culturactif Suisse. Monique Laederach elle même commente en détail son travail dans une postface, dont nous reproduisons ici un extrait.

C@S

Extrait de la postface de Monique Laederach

[…]
Ce fut un long travail, surtout parce qu'il exigeait une approche dont je ne pouvais pas définir la légitimité. A quel moment l'accumulation des " aber " est-il un abus, une " laideur " ; jusqu'où est-elle voulue, pour une expressivité dont je ne connais pas la finalité ? L'angoisse, comme j'en ai fait bientôt l'hypothèse, occultait-elle à ce point l'écriture que Kafka ne voyait (ni n'entendait dans sa tête) les sons répétés, ni au moment d'écrire ni au moment de relire? Ainsi, ces étranges retours phonétiques (stimmen, bestimmt; tous les mots proches de schimpfen dans le passage cité plus bas: schreien, scheinbar, schliesslich, etc.) ces répétitions du même mot, et ces phrases entortillées, subordonnées les unes aux autres comme pour ne rien perdre des idées qui passent par la tête enfiévrée, ou comme pour traduire la terrible tension (torsion) qui s'est instaurée avec son père:

Jedenfalls waren wir so verschieden und in dieser Verschiedenheit einander so gefährlich, wenn man es hätte etwa im voraus ausrechnen wollen, wie ich, das langsam sich entwickelnde Kind, und Du, der fertige Mann, sich zueinander verhalten werden, man hätte annehmen können, da' Du mich einfach niederstampfen wirst, da' nichts von mir übrigbleibt.

Quoi qu'il en soit, nous étions tellement différents, et si dangereux l'un pour l'autre dans cette différence que, (2) si l'on avait voulu déterminer à l'avance (3) comment moi, l'enfant tardif dans son évolution, et toi, l'homme fait, allaient se comporter l'un avec l'autre, (fin 1) on aurait pu s'attendre à ce (4) que tu me piétines (5) jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de moi.
(Lettre p.2)

Ou encore, ces passages ponctuées par un rythme halluciné, et qui ressemble à de la musique descriptive posée sur le texte, ou même, comme dans le passage suivant, d'une sonorité qui paraît restituer les crachats du père quand il se laisse aller aux injures diverses:

Da' Du mich direkt und mit ausdrücklichen Schimpfwörtern beschimpft hättest, kann ich mich nicht erinnern. Es war auch nicht nötig, Du hattest so viele andere Mittel, auch flogen im Gespräch zu Hause und besonders im Geschäft die Schimpfwörter rings um mich in solchen Mengen auf und nieder, da' ich als kleiner Junge manchmal davon fast betäubt war und keinen Grund hatte, sie nicht auch auf mich zu beziehen, denn die Leute, die Du beschimpftest, waren gewiss nicht schlechter als ich, und Du warst gewiss mit ihnen nicht unzufriedener als mit mir. Und auch hier war wieder Deine rätselhafte Unschuld und Unangreifbarkeit, Du schimpftest, ohne Dir irgendwelche Bedenken deshalb zu machen, ja Du verurteiltest das Schimpfen bei anderen und verbotest es.
Das Schimpfen verstärktest Du mit Drohen, und das galt nun auch schon mir. Schrecklich war mir zum Beispiel dieses : " ich zerrei'e Dich wie einen Fisch ", trotzdem ich ja wu'te, da' dem nichts Schlimmeres nachfolgte (als kleines Kind wu'te ich das allerdings nicht), aber es entsprach fast meinen Vorstellungen von Deiner Macht, da' Du auch das imstande gewesen wärest. Schrecklich war es auch, wenn Du schreiend um den Tisch herumliefst, um einen zu fassen, offenbar gar nicht fassen wolltest, aber doch so tatest und die Mutter einen schliesslich scheinbar rettete. Wieder hatte man einmal, so schien es dem Kind, das Leben durch Deine Gnade behalten und trug es als Dein unverdientes Geschenk weiter.

("Je ne peux pas me souvenir que tu m'aies insulté personnellement, avec des insultes explicites. Il faut dire que ce n'était pas nécessaire, tu avais tant d'autres moyens, et d'ailleurs, dans les conversations chez nous, et surtout au commerce, les insultes crépitaient autour de moi en telles masses que, petit garçon, j'en étais tout abasourdi, n'ayant aucune possibilité de ne pas me sentir visé par elles, car les gens que tu insultais n'étaient sûrement pas plus détestables que moi, et tu n'étais sûrement pas plus insatisfait d'eux que de moi. Et là encore, on retrouvait ton incompréhensible innocence et ton inaccessibilité, tu crachais des insultes sans te poser aucune question à ce sujet, alors que tu condamnais les insultes chez les autres, les leur interdisant.
Sur ce déchaînement se greffaient tes menaces, et là, j'étais visé. Terrifiant, ce " je vais t'écrabouiller comme un poisson " l'était pour moi, même si je savais que rien de tragique n'allait s'ensuivre (quand j'étais très petit, en revanche, je ne le savais pas ), mais selon la conviction que j'avais de tes pouvoirs, tu aurais pu en être capable. Terrifiant aussi lorsque tu bondissais en hurlant autour de la table pour nous attraper, ne cherchant sans doute pas à le faire, mais faisant comme si, et c'est notre mère en fait qui paraissait nous sauver. Une fois de plus, semblait-il à l'enfant, on avait sauvé sa vie par ta miséricorde et on l'emportait comme une grâce imméritée de ta part. ")

A tout cela s'ajoute le fait qu'au sein de cette famille Kafka qui parlait l'allemand dans un pays non germanophone, avec une mère qui devait avoir un quelconque accent étranger, peut-être yiddish, il s'était certainement instauré quelque chose comme une langue familiale avec ses connotations privées, ses tics, ses allusions cryptées, pour une expressivité tout à fait particulière, (p.ex. l'effet sur le jeune Franz des injures que crache le père en toute occasion, et qu'il ne supporte toujours pas, ni dans le souvenir ni dans la réalité).
La Lettre recèle aussi des structures propres à l'allemand du Sud; et on y trouve des tournures ou des mots empruntés au yiddish. Tout cela, on ne peut pas le reconnaître nettement comme élément privé de la famille Kafka. Ce sont des signes tout au moins d'un mélange de niveaux linguistiques, et il est évident qu'on ne peut pas les séparer correctement de la langue qui les enveloppe; pour le reste, on ne peut que conjecturer.
A chacun des cercles concentriques, Franz Kafka finit par buter contre la même évidence: pour avancer vers lui-même, voire pour se libérer, il devrait pouvoir accuser librement son père; il devrait donc le déclarer coupable et, symboliquement, le tuer. Mais là, incapable de prendre la place du père (de le devenir) il régresse d'un cran, affirmant une fois de plus que ce n'est pas la faute du père, qu'il n'est coupable de rien.
Un mouvement d'avance et de recul qui est également la forme des phrases kafkaïennes.
C'est ainsi que La Lettre raconte en fait inlassablement, selon tous les éclairages possibles, la violence meurtrière en cours sans qu'elle aboutisse jamais. Mais c'est ainsi également que s'annonce le suicide psychosomatique de Kafka: il renonce au mariage, puisque être père n'est pas possible sans meurtre; et il crache le sang: la bouche pour utérus, comme si la mère lui permettait une approche moins violente du couple parental, ou une symbolisation pour lui possible.

Traduisant, j'ai maintenu dans la mesure du possible le matériel que propose l'original : ne pas le faire, chercher à " enjoliver " la langue, n'aurait servi de rien dans la perspective de mon travail. Tout au plus ai-je retravaillé un passage ou l'autre dans le sens des allitérations et autres contaminations phonétiques de l'original ; et certains " mais " ou " aussi " etc. ont disparu par la force des choses. Cependant, on devrait repérer en français les reflets des hypothèses auxquelles je me livre, et, à partir de là, entrer en résonance avec la stupeur kafkaïenne qui a plané sans doute sur son écriture.

Monique Laederach

 

Page créée le: 25.08.03
Dernière mise à jour le 25.08.03

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"