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Feuxcroisés n°6
Feuxcroisés N°6, Editions d'en bas, 2004

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  Feuxcroisés N°6
 

Feuxcroisés - Littératures et échanges culturels

La diversité des littératures de la Suisse, à l'image de son paysage linguistique, est étonnante et précieuse. Pour la faire connaître mieux, et parce que la "barrière des langues" peut être une source d'enrichissement bien plus qu'une limite, la revue annuelle Feuxcroisés s'attache à présenter en français, à travers des portraits et des traductions inédites, les écrivains alémaniques, tessinois, romanches, et les voix de l'immigration.

Dans ce même esprit Feuxcroisés présente les acteurs de l'échange littéraire et de la circulation des textes, tels que les traducteurs, les revues littéraires, les associations, etc. Feuxcroisés suit en outre les débats et les initiatives autour de l'échange culturel et de la question des langues.


Complétée par des panoramas annuels des parutions suisses, Feuxcroisés veut être un relais vivant de la littérature contemporaine de ce pays; pourvue de bibliographies soignées, la revue s'offre également aux professionnels comme un outil de travail.

Après cinq ans d'activité et 1500 pages publiées, Feuxcroisés poursuit un travail de fond: plus de quarante écrivains y ont d'ores et déjà été présentés, de tous âges, déjà reconnus ou encore à découvrir.

Feuxcroisés est disponible en librairie et par e-mail: enbas@bluewin.ch.

 

  Sommaire du N°6


Editorial

Inédit
Anna Felder: La Pauvre Madame Emma, Un père à Arth Goldau, Vingt ans

Dossiers écrivains
Hanna Johansen, par Samuel Moser
Peter Bichsel, par Daniel Rothenbühler (lire un extrait de ce dossier en ligne)
Milena Moser, par Sandrine Fabbri (lire un extrait de ce dossier en ligne)
Grytzko Mascioni, par Nathalie Vuillemin
Iouri Galpérine, par Marion Graf
Mikhaïl Chichkine, par Marion Graf
Federico Hindermann, par Fabio Pusterla (lire un extrait de ce dossier en ligne)
Gion Deplazes, par Mevina Puorger
Christian Uetz, par Andreas Mauz (lire un extrait de ce dossier en ligne)

Traducteurs et passeurs
Walter Weideli, par Arno Renken

Dossier
Quel rayonnement pour les lettres romanches?
"Etre traduit est un signe de succès", remarques sur la transmission
de la littérature romanche des Grisons, par Annetta Ganzoni
La littérature romanche est-elle surreprésentée?
débat contradictoire entre Chasper Pult et Daniel de Roulet
Etudier le romanche à Genève. Ou ailleurs, par Francesco Biamonte
En souvenir de Marie-Christine Gateau-Brachard, par Oscar Peer
Corinne Desarzens, Sirènes d'Engadine (extraits)

Panoramas de l'année littéraire 2003
Suisse alémanique, par Daniel Rothenbühler
Suisse italienne, par Daniel Maggetti
Grisons romanches, par Mevina Puorger

Revues
Revues de Suisse alémanique, par Françoise Fornerod
Revues de Suisse italienne, par Manuela Camponovo et Nathalie Vuillemin
La Revue Bloc notes, par Alberto Roncaccia

Revue de presse des livres traduits en français en 2003

 

  Extraits de Feuxcroisés N°6

Nous présentons ci-dessous des extraits de quatre dossiers consacrés à des écrivains:

Peter Bichsel - Milena Moser - Christian Uetz - Federico Hindermann

 

Peter Bichsel
Le plaisir de se raconter le monde
par Daniel Rothenbühler

Extrait de l'entretien

[…]

- Comment voyez-vous aujourd'hui l'événement littéraire qu'a représenté la parution du Laitier en 1964?

- C'est très loin. Il m'arrive lors d'un nouveau tirage de ce livre de le feuilleter et de m'étonner de ce que ce jeune gars a osé faire à l'époque. Du culot qu'il a eu. Mais le succès de ce livre est dû à des malentendus. Il fut porté aux nues en Allemagne par Marcel Reich-Ranicki, un critique marqué par une conception réaliste. Il a décelé dans ces histoires un réalisme du quotidien qui n'a rien à voir avec elles.

- Est-ce pour cela que Reich-Ranicki et la critique allemande avaient plus de peine avec votre deuxième livre, Les Saisons?

- Ce roman est le livre le plus conséquent que j'aie écrit. C'est par lui que j'ai réagi à mon succès, ou plus précisément, au malentendu à l'origine de ce succès.

- Après le succès du Laitier et l'échec des Saisons, vous semblez vous être cantonné dans la petite prose. C'est seulement avec Chérubin Hammer que vous avez renoué avec la grande prose des Saisons…

- …et subi un insuccès encore plus grand, un fiop retentissant. Aucun de mes livres ne s'est aussi mal vendu. Je ne m'en plains pas. J'aime bien ce livre. Mais je suis effectivement un auteur de petite prose. C'est une question de tempérament. J'adore les grands romans. J'adore par exemple les gros livres de Jean Paul. Mais je pense que je les lis comme grands recueils de petite prose. La grande prose en tant que telle ne m'intéresse pas, car que je ne saisis pas son unité. Je vis ici dans un désordre total (il montre son bureau), j'ai perdu la vue d'ensemble, j'aimerais au moins la garder en écrivant mes textes.

- Votre prédilection pour la petite prose est-elle aussi due à votre plaisir du commencement? Chacune de vos publications implique un nouveau départ et la structure de vos textes est marquée par des redémarrages.

- Commencer, c'est affreux. Personne ne trouve facilement un début. Il n'y a pas d'exception. Or, l'auteur de la petite prose est condamné à redémarrer tout le temps. Il sait le faire. Ou plutôt, il a l'habitude de cette peine. Le romancier par contre a besoin d'un seul démarrage et puis il a du travail pendant trois ans. Cela me semble plus confortable.

- Le romancier est-il moins bousculé?

- Dans l'athlétisme il y a les coureurs de fond. 10000 mètres. Marathon. Merveilleux. Si j'étais un coureur, je ferais du marathon. Mais je serais toujours le dernier, car je prendrais trop de plaisir au parcours, je serais trop lent. Or, on pourrait dire que le romancier est le coureur de fond et que l'auteur de la petite prose est le sprinter. Mais ça n'est pas vrai. L'auteur de la petite prose n'est pas sprinter, il est coureur de fond sur courte distance. Quand Johann Peter Hebel commence une de ses nouvelles, on a l'impression que cela prendra deux cents pages. On s'installe confortablement et au bout de vingt lignes c'est fini. Mais ça a commencé comme un grand roman. Ecrire c'est gérer le temps, c'est une question de patience. Lire également. Les gens impatients sont perdus pour la lecture.

- Que faites-vous des lecteurs qui aiment lire des textes qui n'en finissent pas et qui sont déçus que le vôtres prennent fin si vite?

- J'en fais partie. Je connais la frustration du lecteur à la fin d'un livre. Non (avec un rire), je n'écris malheureusement pas pour des gens qui sont comme moi. De l'autre côté il y a les professeurs d'école qui abusent de la petite prose. Très bien, pensent-ils, voilà quelque chose de bref, cela remplira bien une leçon. Quel malentendu. Mais celui qui n'aime pas les malentendus ne devrait pas commencer à écrire. Un auteur qui cherche à éviter les malentendus fait de la mauvaise littérature.

- Des malentendus, il y en a plusieurs auquels vous vous voyez confronté. Que répondez-vous à ceux qui croient que vous faites de la littérature au service de vos convictions politiques?

- Je me suis engagé dans le parti socialiste. J'ai écrit pour le Conseiller fédéral Willy Ritschard. J'ai été journaliste. Tout cela m'a fait prendre des responsabilités. Je suis un homme responsable. J'ai été instituteur. Je suis devenu père très jeune, à l'âge de vingt ans. Je ne me suis jamais débarrassé de ces responsabilités. Et un homme responsable ne peut pas être un grand auteur. Je ne suis pas un grand auteur. Je ne suis pas assez fou pour cela. Je porte l'étiquette de l'auteur politique, mais je n'ai jamais cherché à le devenir. Au départ je voulais devenir un auteur tout à fait irresponsable. Mais je n'y suis pas arrivé, pas en tant que personne, pas dans cette société. Je ne peux rien y faire. Il me manque la grandeur de la folie.

- C'est un peu ce que vous avez écrit sur Gottfried Keller et son Martin Salander. Ne fut-il pas un très grand auteur?

- Keller était un petit-bourgeois. Il s'est allié à ce fumier d'Alfred Escher, contre la démocratie. Et Martin Salander est le document de l'échec non seulement du radicalisme du XIXe siècle, mais de l'homme politique Gottfried Keller. C'est un document du désespoir. C'est pour cela que j'aime ce livre. Oui, Keller était un petit carriériste. Mais il avait une qualité qui me fait défaut, c'est l'irresponsabilité complète. C'est un auteur irresponsable. Il ne se soucie pas des droits de l'homme, mais seulement de la justesse du ton. Merveilleux. C'est un grand auteur.

[…]

L'intégralité de cet entretien, précédé d'une présentation de Peter Bichsel par Daniel Rothenbühler et suivi d'un texte de l'auteur inédit en français, est disponible dans la revue Feuxcroisés No 6.

 

Federico Hindermann
Poèmes

Quanto silenzio

Quanto silenzio bisogna
aver ascoltato, quanto cielo negli occhi
avuto per risentire di là dalla stanza
la luce che allora faceva cantare sopra la boccia
i fiori di pisello appena colti
levati in volo sui verdi
raggi rifratti dei gambi,
e palpitare il vento d'ali di farfalle
rosa, turchesi, una stravolta, bianca
sorpresa in sogno.
Quanti giorni d'inverno indifferenti
durare dietro la porta socchiusa sperando
che trasalga quella voce ancora
e che non invano
vi saremo vissuti vicino.

 

Que de silence

Que de silence il faut
avoir écouté, que de ciel eu dans les yeux
pour percevoir encore au-delà de la pièce
la lumière qui faisait alors chanter sur la carafe
les pois de senteur fraîchement cueillis
envolés sur les verts
rayons réfractés des tiges,
et le vent palpiter d'ailes de papillons
roses, turquoise, blanc l'un d'eux chaviré,
surpris en rêve.
Combien de jours d'hiver indifférents
endurer derrière la porte entrouverte en espérant
que tressaille encore cette voix
et que nous n'aurons pas vécu
près d'elle en vain.

 

   

Che carezza

Che carezza sfiora le case,
polline rosaverdino dorato
sciama, si posa, mi vela la vista
come allo sposo la sposa;
dalle cimase vicine dei tetti
la brezza officiante preliba profumo
festoso di campi, di orti e d'un cielo
mai stato così familiare
ai fornelli, all'altare delle cucine,
ma che spazia distante da qui,
tale l'amante s'affama d'amare
e non si dà pace: mistero
balbetta, con in gola il grumo
del solo nome in lode,
il più vero da dire,
non sa, ringrazia,
si tace.

Quelle caresse

Quelle caresse effieure les maisons,
pollen rose vert pâle doré
essaime, se pose, me voile la vue
comme au marié la mariée;
des cimaises proches des toits
la brise officiant savoure d'avance un parfum
festif de champs, de jardins et d'un ciel
qui n'a jamais été si familier
aux fourneaux, à l'autel des cuisines,
mais qui plane loin d'ici,
comme l'amant s'affame d'aimer
et ne tient plus en place: le mystère
balbutie, dans la gorge le nœud
du seul nom à louer,
le plus vrai à dire,
il ne sait pas, remercie,
se tait.

Traduction : Christian Viredaz

Ces poèmes et d'autres, accompagnés d'une présentation de Federico Hindermann par Fabio Pusterla est d'une longue réponse écroite par Hindermann à la série de questions quelui adressait Pusterla sont disponibles dans la revue Feuxcroisés No 6.

 

Milena Moser
Le joyeux chaos

par Sandrine Fabbri

Extrait de l'entretien

[…]

- La figure du père est très importante dans votre œuvre. On y rencontre de nombreux pères charmants, en général polygames, pleins de bonnes intentions mais distraits, parfois menteurs par obligation parce qu'ils mènent une double vie comme le héros de Mon Père et autres imposteurs. Comment était votre propre père?

- Mon père était toujours là, car il travaillait à la maison. Il était ouvert, convivial, il aimait manger, boire, rire, raconter des histoires. Cependant, j'avais à la fois l'impression de le connaître et de ne pas le connaître. Il était très éloquent mais se livrait peu, ne dévoilait pas son intimité. Il y avait une frontière qu'on ne pouvait pas dépasser avec lui.
J'ai été marquée par la façon dont il a vécu sa vie d'écrivain. Pour lui, les réactions des autres, la réception, les échos critiques étaient très importants. Malheureusement, il n'a jamais rencontré le succès qu'il avait espéré. Il était amer. L'ironie du sort est que l'une de ses pièces est devenue un must aux Etats-Unis. Seize ans après sa mort. […]
Sans que cela soit conscient, je me suis intuitivement détachée de ce qu'on écrit, pense de moi. Mon père allait avec Max Frisch à la Kronenhalle (restaurant célèbre de Zurich situé non loin du Schauspielhaus où se retrouvaient traditionnellement les écrivains dont Dürrenmatt). Tout le monde reconnaissait Frisch, bien sûr, mais pas mon père. Cela le faisait souffrir. Mais il allait quand même là-bas, Frisch dans sa Jaguar, lui dans sa Peugeot, et il rentrait déprimé. Moi je ne suis pas totalement immune, mais sans doute plus que les autres. Grâce à l'expérience de mon père, je me suis blindée contre l'extérieur. Je lui dois cela.
Dans mon œuvre, je m'invente un père idéal. Mon père était toujours à la maison, mais on ne le voyait que peu. Il travaillait, il écrivait. Il oubliait nos prénoms, nos anniversaires. Lorsque j'ai eu 13 ans, il est parti en Allemagne, il s'est remarié. Il m'a envoyé la même lettre lorsque j'ai eu 16 ans qu'il m'avait déjà envoyée pour mes 13 ans. C'est peut-être pour cela que je suis obsédée par les anniversaires, j'en fais des fêtes magnifiques.
Dans mon dernier livre, Sofa, Yoga, Mord, Wildvogel est le père idéal, mon fantasme du père idéal. Il arrive et il prend tout en charge. Il arrange tout. Il est merveilleux.

- Nombre de vos personnages mènent une double vie, les hommes parfois sont mariés un nombre considérable de fois… êtes-vous fascinée par les vies multiples?

- Je suis fascinée par ce qui est caché. J'ai le fantasme de pouvoir disparaître et de pouvoir me réinventer ou, tout au moins, d'avoir une double vie. Cela dit, l'écrivain vit plusieurs vies sans quitter son bureau…
Dans Cœur d'artichaut, le père, Pierre, épouse toutes les femmes parce qu'il ne peut tout simplement pas dire non à une femme. Mais c'est aussi une façon de ne pas limiter les possibilités. Je parle de familles qui sont toujours défaites puis recomposées, comme l'était celle de mes parents, comme l'est la mienne. Je suis en quête de la vraie famille, la vraie famille n'est pas la famille normale indemne de divorces. Mon premier mari vient toujours nous rejoindre à Noël. C'est important. Il fera toujours partie de la famille. La vraie. On a trop tendance à confondre amour et famille. Se détester n'a aucun sens.

- Vous dites être fascinée par ce qui est caché. En effet, vous plongez dans les abîmes de l'âme, vous déterrez des secrets de famille. Bien, cela n'est pas un hasard si tous vos livres ont une trame de polar. Avez-vous choisi le polar parce que cela correspond à votre désir de fouiller, d'explorer les recoins psychologiques, d'enquêter sur l'âme?

- Le métier d'écrivain ressemble à celui de la femme de ménage qui à son tour ressemble à celui d'un détective privé. On se mêle de la vie des gens, réels ou fictifs, on se met dans leur peau, sous leur peau même, on vit un peu la vie des autres. Pour moi, il n'y a rien de plus fascinant que d'essayer de deviner ce qui fait "marcher" les autres, de deviner comment ils fonctionnent, à quoi ils rêvent.

[…]

L'intégralité de cet entretien, précédé d'une présentation de Milena Moser par Sanbdrine Fabbri et suivi d'un texte inédit de l'auteur est disponible dans la revue Feuxcroisés No 6.

 

Christian Uetz
Au commencement: la parole

par Andreas Mauz

"Pourquoi tinté-je quand mot me sonne,
mot? Parce que mots sonnants sonnaillent,
et quand mot me sonne, moi qui suis mot,
je tinte mot."

Luren (1993), Reeden (1994), Nichte (1998), Zoom Nicht (1999), Don San Juan (2002). Les titres des livres déjà parus de Christian Uetz indiquent qu'il travaille sur un terrain plutôt éloigné du lyrique au sens courant. Sûr de son affaire, il avait, dès ses premiers textes, laissé derrière lui les catégories professionnelles des gens de lettres. Il ne voulait être ni auteur dramatique, ni romancier, ni essayiste, ni poète, ni lyrique, mais: lourique. "Je suis un lourique. / Ce que je corne sont des louries. / Car louries sont houris de rien. / Je lourise."
"Lure/lourie": ce qui semble désigner un instrument à vent du Moyen Age se révèle un genre littéraire, et celui qui, comme Uetz, s'est voué à ce genre, est un lourique. Si les louries sont des houris, le lourique est quelqu'un qui partage leur couche et les caresse, non pour le seul plaisir des sens, mais en amant véritable. Il y a une grande tendresse dans la façon dont Uetz corne ses louries. Son travail sur la parole laisse beaucoup de marge aux paroles elles-mêmes, car ce sont elles qui créent le lourique. Ce qu'elles lui doivent est au moins égal à ce que lui-même leur doit. "Les paroles, d'où les crées-tu? / Je ne les crée pas / ce sont elles qui me créent. / Elles me créent, me fabriquent, sont moi-même. / Mais elles ne créent pas non plus ni ne fabriquent / et rien de rien de rien, / c'est surtout cela qui est important. / Oui vraiment." Ces lignes montrent que Uetz est obligé de reconnaître l'autorité du mot alors même qu'il veut la mettre en question. La puissance supérieure de la consonance fait capoter la question. Le triple "(de) rien" - surtout si l'on connaît le goût de Uetz pour la négation et en particulier pour le "nicht" - est un triple "sanctus".
Cela indique déjà ce qui fait du mot le fondement de la poétique de Uetz. Son importance ne tient pas en premier lieu à son sens, à la sémantique; d'abord et surtout le mot est sonorité. Ce qui compte au premier chef, c'est sa qualité phonétique qui, par son potentiel d'associations, exerce sur le poète une "contrainte sonore" "Klangzwang" irrésistible. Dans le mot un sens supérieur se manifeste, qui est d'abord accessible à l'oreille; comprendre un mot veut dire ici "commuter" "versdrehen".
Le fait que Uetz s'abandonne au mot - est obligé de lui céder - fait de ses lectures un événement. On ne peut pas ne pas l'écouter, dit-on à juste raison. Sa performance verbale a peu de rapport avec ce que nous appelons communément lecture. Il ne lit pas, il déclame, à un rythme infernal, par cœur, la prose aussi. Sa récitation a quelque chose d'extatique. Il n'y a pas de place pour la table et le verre d'eau. Sans cesse il est en mouvement, arpente la salle comme un tigre tandis que les cascades de paroles jaillissent de lui, passant abruptement de l'allemand à son dialecte thurgovien.
Ce serait mal comprendre les textes de Uetz que d'y voir une simple poésie phonétique. Même si l'élément musical domine, le sens n'est jamais coupé du son. Au contraire, il y a poésie quand "sens et son" agissent de concert. "Plus la simultanéité sens-son est évidente, plus il y a fusion de la signification et de la sonorité, plus c'est poétique, et "plus c'est poétique, plus c'est vrai." (Bravo Novalis!)" (C'est ce qu'on lit dans l'essai "Mot et sonorité", en appendice au volume de prose Zoom Nicht. ) Quand la pratique poétique de Uetz, au-delà des procédés itératifs et commutatifs et du plaisir à la tautologie, casse les paroles elles-mêmes - de la façon la plus radicale dans Nichte - c'est d'une manière qui, loin d'en détruire le sens, l'ouvre. Le mot se déploie en une polyphonie qui rend audible ce qui jusque là n'était pas entendu. Uetz ausculte les mots, procédant de façon quasi étymologique, il en décèle les sens seconds par des écoutes productives et fait remonter à la surface ce qu'ils cachent de refoulé. "Enghell", (clair et resserré, mais aussi "Engel": ange), "dunkhell" ("dunkel": sombre, "hell": clair) "Masochristen" (seul le r transforme le masochiste en "masochrétien"), "Hallustziehnationen" (dont la composition fait entendre "hallucination", mais aussi "Hall": le son; "Lust": le plaisir; "Nation": la nation…), "Glott" ("Gott": dieu; et "glotte").
Certes, c'est aussi un jeu, mais un jeu qui, à tout moment, a conscience de son sérieux. Même le calembour le plus banal renvoie à la dimension profonde qui s'exprime dans le mot avant toute volonté de dire. […]

L'intégralité de cette présentation, suivie d'un entretien et de poèmes inédits de l'auteur (en allemand et en français), est disponible dans la revue Feuxcroisés No 6.

 

Page créée le: 30.04.04
Dernière mise à jour le 03.05.04

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