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Adrien Pasquali
Adrien Pasquali, Le Pain de Silence, Zoé, 1999, 122 p.

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  Adrien Pasquali / Le Pain de Silence
 

"Sans doute n'as-tu jamais été un enfant"

Par Anne Turrettini

Le printemps est une saison redoutable, d’une douceur douloureuse. La nouvelle du suicide d’Adrien Pasquali, le 23 mars dernier, est arrivée comme un coup de poing, laissant le monde des lettres romandes bouleversé et glacé de stupeur. A quarante ans, cet homme au regard infiniment touchant et énigmatique laisse une œuvre importante, composée de romans, de récits et d’essais. Adrien Pasquali venait de publier un texte très fort, intitulé Le Pain de Silence.


Au vu des circonstances, il est impossible de ne pas lire ce texte comme un récit très personnel, sinon largement autobiographique; rétrospectivement, de nombreux passages annoncent d’ailleurs le geste ultime de l’auteur. La lecture de ce quasi huis clos - un père, une mère et un enfant emmurés dans le silence - est donc insoutenable ; elle le serait de toute façon tant ce texte est intense. L’événement tragique qui entoure la publication de ce récit ne doit toutefois pas faire oublier ses qualités littéraires. Car à l’immense souffrance qui a dû habiter l’auteur, et dont le texte se fait l’écho, répond ici une maîtrise exceptionnelle de l’écriture.

Il n’y a ni point, ni paragraphe dans Le Pain de Silence : les mots se succèdent entre des virgules, en deux parties. Paradoxalement, cette syntaxe très particulière confère une puissance peu commune au texte alors même que le lecteur n’éprouve aucune difficulté de lecture. Adrien Pasquali a su en effet donner un rythme à ces deux longues éruptions verbales. Cette prouesse s’accompagne d’un jeu sur les mots, d’un travail musical sur la langue. Ainsi reprend-il des proverbes et des dictons qu’il transforme, tel le douloureux " chacun pour soi et tous pour personne ", qui, comme une ritournelle, scande Le Pain de Silence.

Dans la première partie, le narrateur imagine sa mère lui disant " sans doute n’as-tu jamais été un enfant " ; dans la seconde, le père répète inlassablement " parlez plus doucement ". Autour de ces deux phrases, fils rouges de la narration, s’ébauchent un tableau de famille et des scènes de la vie quotidienne qui mettent en présence un père souvent absent, absorbé par son travail de carrier, une mère souffrante et fréquemment alitée, et un enfant, êtres solitaires qui ne se parlent et ne se regardent pas. La scène du repas du soir est presque figée, uniquement rythmée par les gestes mécaniques des dîneurs ; décrite au ralenti, avec infiniment de détails, elle ressemble à une nature morte. Seul le silence, monstre dévoreur, figuré comme le pain qui est habituellement posé au milieu de la table familiale - et que l’on imagine comme une pierre - semble vivant.

La détresse de cet enfant qui n’est jamais bordé le soir dans son lit et réveillé en douceur le matin, que le poids de la vie a déjà changé en adulte, est poignante.

La seule échappatoire au silence semble être la parole, non pas les quelques mots murmurés par le père lorsqu’il rentre du travail, mais les mots qui permettent de donner naissance au monde environnant et de rapprocher les hommes. L’écriture se fait l’écho de cette lutte et l’incarne ; superbe, elle renvoie à des gouffres insondables.

Anne Turrettini
Passe-Muraille
© Le Passe-Muraille, Journal littéraire, CH -1003 Lausanne

 

  Article - par François Conod


ADRIEN PASQUALI : Une vie de papier

Décidément,
nous sommes hors du monde.
Rimbaud

"On écrit parce qu’on lit", disait Adrien Pasquali. C’est une condition nécessaire, oui. Mais insuffisante.

On écrit aussi parce qu’on ne vit pas assez. On écrit parce qu’il manque quelque chose à ce monde. On écrit parce qu’on ne peut pas faire autrement. On écrit parce qu’il est des choses qu’on ne peut pas dire.

Depuis Eloge du migrant, son premier livre, jusqu’au Pain de silence, Pasquali n’a cessé de traquer l’indicible. Comme l’albatros de Baudelaire exilé sur la terre ferme, il s’est toujours senti ailleurs, déplacé, déchiré, déraciné. L’écriture était sa patrie.

Et d’abord, l’écriture des autres. Comment prendre la plume en effet quand "on n’a jamais été un enfant" ? Symptomatiquement, le premier volume du Portrait de l’artiste en jeune tisserin, intitulé L’histoire dérobée, emprunte à quelques écrivains romands leur voix, sous forme de pastiches. La littérature devient parfois jeu, non parce que l’auteur n’a rien à dire, mais – ainsi faisait Georges Perec – mais parce qu’il a trop à dire et qu’il n’a pas pu le dire de vive voix. Autre désespoir, n’est ce pas: il y a tant d’écrivains qui disent les choses mieux que nous…

Mieux peut-être. Mais pas les mêmes choses. Notre histoire n’est celle de personne. Dès lors, comment la dire ? Pasquali commence par des fragments: Eloge du Migrant, Les Portes d’Italie. Après les pastiches, il cherche à rassembler des bribes, et c’est Passons à l’ouvrage, dont le narrateur, qui tient un journal, essaie de s’emparer du monde, d’y trouver sa place: "Le bambin devenait plus grand que le monde, se non te parti, amore, sarò morto. Vita mia dolce, e io ti farò scorta."

Puis l’écrivain se lance dans la fiction, avec Un Amour irrésolu et Le Veilleur de Paris. Encore des lettres: sous forme épistolaire dans le premier livre, martelant le pavé parisien dans le second; l’alphabet s’inscrit directement dans le sol pour marquer à jamais de leur écriture, de leur empreinte, le territoire de la capitale francophone.

Suit La Matta, son chef-d’œuvre. L’histoire d’une folle fascinante, être de terreur et de pitié. La vraie vie: enfin Pasquali créait. Mais il conservait ses doutes: "Si malgré tout il lui arrive de parler, ce n’est pas pour ne rien dire, plutôt pour n’être pas entendu. Il aime les histoires, mais ce qu’il cherche, c’est une manière d’être; une ligne de conduite."

Donc – logique – avec Le Pain de Silence, Pasquali revient à l’autobiographie. La boucle est ainsi tragiquement bouclée. Après avoir commis le crime suprême d’écrire, ou de finir par écrire à nouveau sa vérité, le criminel retourne son arme contre lui.

"Voici le temps des Assassins."
Rimbaud

Ou encore:

"J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions."
Rimbaud, Vies

"Non scriverò piu cosi."
Adrien Pasquali

par François Conod
Passe-Muraille
© Le Passe-Muraille, Journal littéraire, CH -1003 Lausanne


Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

© "Le Culturactif Suisse" - "Le Service de Presse Suisse"