Essai : Robert Walser et la peinture

Extrait de recherches réalisées dans le cadre d'un diplome préparatoire à une thèse de doctorat sur le sujet générique : Robert Walser et la peinture. / Mise en place d'un espace mimétique et critique. Ce travail a été aimablement mis à notre disposition par l'auteur, F. Pouzol.

Deuxième partie

L'écrivain et le peintre, le peintre et l'écrivain.

1.1. Robert Walser et la majesté de l'art

1.1.1. Berlin : un rêve de gosse

Robert Walser est né dans un environnement familial propice à la célébration de l'art et à la magnificence de l'émotion. Tandis que son frère Ernst, Emile dans les Enfants Tanner, vibrait aux touchantes lamentations d'un violon, sa sour Lisa faisait allégrement danser ses doigts sur le clavier d'un piano. La musique travaille chez Walser en profondeur, en surprises plus ou moins éclatantes. C'est ce " bonheur tendre et d'un charme indicible " qu'il croit entendre alors que le silence contraint à l'incompréhension. Dans le poème en prose, le paysage, le narrateur opère un renversement structurel qui lui donne le soin de déplacer un peu plus loin la source du beau. De près ou de loin, Robert Walser participe à l'élan artistique de ces années 1900. " Robert Walsers schriftstellerische Auseinandersetzung mit der bilden den Kunst steht anfänglich in einem historischen Kontext, in dem die Spannung zwischen zwei gegenläufigen, einander bedingenden Tendenzen einen Höhepunkt erreicht hat : das Auseinandertreten von Literatur und bildernder Kunst " écrit Dominik Müller à propos de Ein Maler. Walser est doublement pénétré de cette tension (historique et personnelle) à laquelle il tentera longtemps se s'habituer. Il rencontre dès 1901 l'artiste Marcus Behmer dont le style subit l'influence du dessinateur anglais Beardsley, influence que ce dernier met à profit dans ses illustrations. Effectuant ses premiers travaux de maquettiste pour l'éditeur Bruno Cassirer, Karl connaît, pour sa part, à la même époque l'enivrant parfum du succès. Il laisse l'année suivante sur les cimaises de la Sécession de Berlin trois de ses toiles. Son style plaît, il s'attire ainsi la sympathie d'artistes tels que Max Liebermann ou encore Emil Rudolf Weiss. Pour Shinja Park, la carrière artistique de Robert prend vigueur au cour de cette vie berlinoise, de ses tâtonnements d'artistes et de ses protestations contre le régime en place. La Sécession, à ses yeux, apparaît comme une révolte " gegen die ideologische Bedeutung der Kunst im Kaiserreich . Sie opponierte gegen die Kunstpolitik Wilhelms II, welcher der Kunst eine ideologische Rolle zudachte, und bemühte sich, die moderne europäische Kunst zu repräsentieren. " Les frères Cassirer, organisant ces Sécessions, affirment leur volonté de donner une impulsion nouvelle et authentique à l'art. Depuis la fin du 19ème siècle, Berlin attire une toute jeune population désireuse de se frotter à ses possibilités. La ville représente tout ce à quoi le jeune employé aux écritures, tout ce à quoi Karl peut-être aussi avant lui, avait aspiré. Berlin est le théâtre de leurs retrouvailles ,Stuttgart avait déjà scellé en 1895 leur amitié. Jochen Greven raconte ainsi que " während Karl Stuttgarter Stuben ausmalte, vermieten Robert seine schöne Handschrift und seine erlernten Fähigkeiten als Kontorist ... " C'est à cette époque qu'il tente sans grand succès d'embrasser la carrière d'acteur, carrière dont se gausse son frère dans l'une de ses aquarelles intitulée narquoisement nach Natur (Robert Walser als Karl Moor) dans laquelle on le voit vêtu d'un costume de scène accentuant encore davantage son naturel fragile. " Würde er natürlich nicht wie dieser bekannte Tragöde, der den Franz Moor gemimt hat, wie ein Verrückter oder vom Affen Gebissener auf der Bühne in der Länge und in der Quere herumsirachen oder sich auf dem Boden wälzen oder sich die Kleider halb vom Lieb reissen und mit den zu Fäusten verkrampften Händen fuchteln und die Augen verdrehen " commente Jürg Amann dans son essai biographique. L'ctrice prend dans son travail l'apparence " dans la double réalité de ses rôles, le modèle de l'artiste en soi. " Après des semaines d'errance à travers la grande Berlin, Robert finit par retrouver et par aimer ce frère qu'il passera le restant de sa vie à ressembler. Il lui prête dans Les Enfants Tanner le costume de Kaspar Tanner. " Peindre des tableaux ? s'interroge Kaspar, ça me paraît tellement stupide en ce moment, ça m'est tellement égal. On doit se laisser aller. Que je peigne cent paysages ou seulement deux, n'est-ce pas complètement égal?" C'est dans ce contexte particulier que l'écrivailleur Walser pose son sac à Berlin. Il ne demande pas l'aumône, ou plutôt il avance grelottant ses mains vers cette ville irradiée depuis peu par le naturalisme. Berlin nourrit en lui des rêves de gosse , qui prennent cependant difficilement contenance : il écrit dans ces moments de lassitude d'une manière fébrile, insatisfaite. " Karl und Robert Walser erschienen oft zusammen in Berliner Künstlerkreisen. Hier lernte Robert Walser die sogenannten berühmten Leute aus allem Bereichen kennen _ impressionistische Maler wie Max Liebermann oder Max Slevogt, Schauspieler wie Tilla Durieux oder den Theaterregisseur Max Reinhardt, zeitgenössische Schrifsteller und Verleger " commente Shinja Park. Robert sait jouer de ces rencontres : il lui est même confié en 1907 la responsabilité de secrétaire de la Sécession. (Cf. der Sekretär.) Entre les tâches administratives, il peut à loisir admirer le travail de van Gogh, Renoir, Munch, Israels, Beckmann. Klee dit avoir découvert la couleur en Tunisie lors de son voyage avec Louis Moilliet, et Auguste Macke. Il me semble que Walser ait découvert la sienne en 1907 lors de cette sécession au cours de laquelle il se frotte aux touches chromatiques des impressionnistes. En raison même de cette naissance picturale, l'écrivain peut-être indépendamment de sa volonté se sent envahi par une sorte de ravissement intérieur qui transparaît dans son écriture. Les Enfants Tanner joue de ces perpétuels caprices de la lumière qui naissent du plus intime de l'être. " Für Walser,écrit Park, ist die Kunst als eine Seelenbewegung eine 'innere' Sache. Im Inneren der Menschen sind Kenntnis, Gefühl und Gewissen verschmolzen. Nach Walser bedeutet die Kunst, dass das, was das Innere empfindet, nach aussen gelangt. " Ce rêve de gosse, représenté par Berlin, ne correspond-t-il pas aux aspirations premières du jeune homme ? Ne serait-ce pas justement les premiers enthousiasmes et les rêves d'accomplissement d'un rimailleur en mal de succès littéraire ?

1.1.2. Histoire de dedans et de dehors.

Cette constante tension entre le dedans et le dehors, entre reconnaissance littéraire et disparition, est particulièrement sensible dans le poème Renoir écrit dans les dernières années de sa production littéraire. Walser s'est semble-t-il inspiré d'une toile du peintre français, vue à la Sécession de Berlin en 1901, Melle Lise à l'ombrelle, qui représente encore pour certain l'une des rares toiles qu'il n'ait jamais aussi poétiquement peinte. Sous le feuillage de la forêt de Fontainebleau, Renoir fait une place belle à Lise Tréhot, la sour d'une amie du peintre Le Cour qui partagea la bohème de ceux qui fréquentaient le café Guerbois. Lise, la muse du peintre tant elle s'incarne dans son travail (Cf. La Diane pécheresse, La Femme d'Alger.), a suivi l'évolution sensible de Renoir. Trempant son pinceau dans du noir profond lors de ses premières compositions à partir de Lise, le peintre diversifie ensuite sa palette avec des ocres, pourpres et autres vermillons susceptibles de davantage lui rendre son mouvement. Walser, peut-être mieux qu'aucun autre, est sensible à ce mouvement de cache-cache avec la lumière, et ce jusque derrière chaque plissement de cette longue robe blanche. Il sait par expérience que la virginale nacre aura tôt fait de cristalliser dans son écriture des teintes plus composées. Tandis que le regard du peintre arrache Melle Lise à son monde de la promenade, celui de l'écrivain la dédie déjà à son poème. Dans son article, Harmonie im Gedränge, Werner Weber entend montrer de quelle manière Walser réussit à harmoniser l'individuel dans le pluriel de l'existence, et ce jusque dans les jeux de sonorités et de redondances. " Man könnte vor Renoir Bilde, in der Erinnerung an das Bild, vom Lichtgeraune, im Grün des Waldes und des Waldboden reden, vom Antwortschimmern im Weiss des Kleides ; vom roten Band, das aus dem dunklen Haar der Frau zu ihrer Schulter geht. Wovon redet Robert Walser ? Er erinnert aus dem Bildnis der jungen Frau die Bewegung. " Si l'on se surprend à déchiffrer cette remarque, on reconnaît là toute l'ingénuité walsérienne pour le mouvement. L'écrivain ne ressent pas le besoin de croquer la coquetterie mondaine de cette jeune femme, ni d'accorder toute son attention à ce ruban qu'il fût noir ou rouge, ou bleu dans La jeune fille au lacet bleu (1888). Le ruban est écrit noir dans le poème ( " eine breite, schwarze Schleife der Süssen. " ) car il entre dans une dialectique de la lumière. Cette non-conformité au tableau, imputable au fait qu'une trentaine d'années se sont écoulées depuis l'émotion esthétique, porte à son plus haut point l'ambition walsérienne. Ce noir ne tâche pas tant qu'on se souvient que Melle Lise se promène en bordure de forêt, les jeux de lumière faisant davantage éclater sur le sol la lumière en tâches claires et obscures. La jeune fille naît ainsi de cette déliquescence filtrée, comme un rayon qui aurait réussi à percer à travers le feuillage dru. L'écrivain neutralise les pôles de lumière en trichant, mais il ne triche nullement en rendant au tableau de Renoir sa quiétude. Le chatoiement des couleurs est porté par des syntagmes tels que " milden Ton " ou encore " schwarze Schleife ", mais il tend rapidement à s'unifier, à se taire dans l'écriture. L'évocation du " lacet rouge " est par exemple implicitement reprise dans ce " Wein ", cette fois utile dans une comparaison sonore. " Die Art, in welcher sich die Sprache des Gedichtes bewegt, spiegelt das von Harmonie durch zogene Gedränge : eine ausgewogene Grundordnung ist gegeben. " Pour Walser, nous explique Werner Weber, la neutralisation des pôles constitue la charpente syntaxique, sémantique et allégorique de son poème. La structure poétique, les sonorités portent également vers cette harmonie originelle. Dans le vers " mit einem Mal an ein Gemälde ", les possibles arabesques sonores sont tronquées dans la mesure où le " a " s'amuït et perd de sa vigueur. Les sifflantes parfois se prennent à des élans libertaires comme dans " schwarze Schleife der Süssen " où non contentes de se répéter font des émules dans le mot lui-même. ( 's' et 'z', 'ch.' et 'f', 's' et 's') Cette douceur, une mignardise de l'écrivain, ce " Süssen " choisit de plonger jusqu'à la noyade dans un lit de sifflantes. Comme en dehors du mouvement des êtres et des choses, la jeune demoiselle en est paradoxalement la plus à même de le figurer. Son ombrelle marque un imperceptible mouvement de rotation, le fin lacet tombe sur son épaule, sa robe froufroute dans l'air de ce début d'après-midi. La blancheur de sa robe, son nom même - n'oublions pas que la sour de Walser s'appelait également Lise - ont de quoi le ravir. Dans Sonett auf eine Venus von Tizian, son discours charpente une opposition entre l'autel et le coffre, dans Van Gogh entre pauvreté et richesse, dans der Kuss entre effleurement et empoignade, et ici entre quiétude et affolement. L'époque berlinoise rend compte de cet émoi devant les manifestations impressionnistes de la couleur, ce qu'il nomme dans Les Enfants Tanner : " ce parfum, cet éclat de la joie, le scintillement du plaisir, .., le précis et le noyé, et les couleurs, les formes dans ses vapeurs. " Dans son esprit encore fragilisé par des idées romantiques, la nature devient comme un modèle, un partenaire d'infortune avec laquelle il faut s'associer."Walser, commente Shinja Park, behandelt die Spiegelung der Adendlands-chaft im Wasser mit einfachen Worten. Seine Schilderung der Schönheit des nächtlichen Bildes konzentriert sich auf den Mond am Himmel, der vom Wasser parallel reflektiert wird. " Comme dans le poème en prose Frau am Fenster, inspiré d'un tableau de son frère du même nom, l'écrivain a le regard biaisé pour regarder la réalité de front. Il doit simplement poétiser l'univers réel afin que celui-ci devienne opérant. Karl a peint le portait d'une femme qui engoncée dans une longue robe bouffante regarde tristement l'eau du lac. Au loin, le regard se perd dans la contemplation des Alpes tandis qu'au premier plan, le motif floral du siège rappelle le " jugendstil. " On a l'impression que le peintre procède de la même distribution entre le dehors et le dedans afin que la fenêtre ouvre sur une semblable tonalité mélancolique, fluide. " Warum steht diese Frau am Fenster? Steht sie nur da, um in die Gegend hinauszuschauen ? Oder hat ihr Gefühl sie ans Fenster geführt, damit sie könne in die Weite hinausdenken ? An was denkt die Dame ? An etwas Verlorenes ; an etwas unwiederbringlich Verlorenes? " s'enquiert quant à lui Robert Walser. L'écrivain interprète, questionne le tableau, jusqu'à l'embarras parfois. Le monde est gêné par la présence de cette emblématique fenêtre, qui assure cependant une homogénéité entre celui qui regarde, et ce qui est regardé, entre un besoin narcissique de se voir dans l'ouvre d'art et ce besoin évincé par des compromissions plus prudentes. Sans cacher sa raillerie, l'écrivain se penche au-dessus de cette femme esseulée qui regarde devant elle ses illusions perdues. Ces quatre interrogations, dont la réponse n'interviendra qu'à l'ultime phrase du poème en prose, rendent toute référence au tableau inutile dans la mesure où elles renseignent plus qu'il n'est visuellement possible du caractère amer de la mélancolie néo-romantique. Le poème en prose, Damenbildnis, publié en 1926 dans le " Frankfurter Zeitung " lui aussi inspiré par un tableau de Karl peint en 1902, se lit comme une allégorie pastorale et romantique du bonheur et montre comment l'écriture walsérienne lit l'image. Persuadé qu'il ne peut pas prendre de face la création de son frère, Walser tente de s'en approcher au plus intime. Un berger focalise alors son attention de manière à jeter un regard différent sur la liseuse pour qui il a éprouvé au premier abord tant d'étrangeté. Il s'absorbe dans la contemplation de cet homme simple, le confond avec la verte prairie sur laquelle il s'est un instant allongé afin de trouver la force d'esprit pour décrire la Mädchen. Dans le tableau de Karl, une femme à la mise élégante est assise sur une chaise et perd distraitement son regard dans un livre. Elle n'affecte aucune émotion à ce qu'elle lit, préoccupée davantage par la présence du peintre. Ses gestes posés, sa robe effrontément longue comme pour donner encore plus à peindre, enferment le tableau dans un personnage de papier qui n'offre que peu d'occasion d'aller au devant de la création. Hans Bethge écrit dans un article publié en 1909 dans le Deusche Kunst und Dekoration qu'il a préféré une ligne donnant une forme creuse et profonde toute à la fois à ses personnages. De voir " eine Primitivät, die mehr gibt als die Vereinfachung der Dinge, die vielmehr lächelnd über den Dingen steht und auf sie hinabsieht, als auf etwas Seltsames, Rätselvolles, Ernstes und Komisches zugleich. " Robert Walser, au contraire, est plus volontiers sensible à une explosion de couleurs au contact de la toile de Karl. Mais le chatoiement ne naît pas du portrait de la dame à la perruque par trop exubérante, perruque qui devient étrangement une " zufriedene Faulpelz " autour de laquelle la vie du tableau s'organise. La compréhension passe par un surgissement du derrière sur le devant de la scène. Et l'écriture walsérienne de rendre opérant cet effacement. (Cf. la nuance apportée à cette tête qui devient par suffixation une " Köpfchen. ") Walser apparaît dans cette composition comme le chantre d'un nouveau romantisme : il investit sa description d'une telle intensité narrative qu'il ne nous est plus permis d'oublier l'insignifiant berger. Le détail conduit l'écrivain à considérer autrement la jeune femme au chapeau, dépossédée pour l'occasion de toute texture sémantique. Le livre, plaçant haute la présence de l'écrivain, est le ferment qui lie la femme avec le berger, ce dernier portant sans doute les sentiments de l' écrivain. Ce 'un pas en avant, deux pas en arrière' joue avec la lumière puisque l'écrivain, selon son humeur, distille des notes de couleurs dans le poème. Les variations harmonieuses sur le vert éclatent ici avec force. Walser fait en sorte que le personnage livresque soit également le berger de l'arrière-plan de manière à ce qu'une correspondance presque expressionniste se dessine. Affectée par sa lecture, la dame se perd dans une méditation mélancolique, tandis que le berger occupe le temps en lisant. Deux attitudes inversées au contact du livre : le livre esthétique pour la jeune femme est synonyme pour le berger d'occupation. De sa lecture, celle-ci reçoit en échange une lumière réfléchissante par laquelle elle entrevoit une possible assimilation. " Sie sich selbst fast wie die Heldin vorkommt. " Le berger ne s'use pas les yeux - le spectateur à le chercher oui au contraire – à lire puisqu'il est, sans qu'intervienne la médiation de l'ouvrage, le héros de son propre mythe pastoral. Activité sociale, intellectuelle ou de distraction, le livre, dans le tableau de Karl Walser, ne fait que renforcer le contraste entre une rêverie inféconde et une participation à la nature. Le livre tenue par la demoiselle l'entraîne dans un monde fantasque et délicat qui la tient rigidement assise. Le corps participant de cette lecture des âmes, le berger s'abandonne, au contact de la verte prairie, à une mollesse vivifiante et bienfaitrice qui se substitue à sa paresse. Il tient fermement ce livre qui le force à ne pas rester sans rien faire, il se libère de l'ennui en se distinguant des moutons paissant à ses côtés. Car il goûte ainsi aux plaisirs virgiliens, le berger semble le plus à même de porter les aspirations de l'écrivain. Dans l'écriture de Robert transparaît cet incessant jeu entre le dedans et le dehors, entre ce qui n'a pas encore été dit et ce qui a été depuis trop longtemps répété. L'écrivain travaille à modifier notre conception de la profondeur, il utilise notre regard comme un stylet qu'il déplacerait à sa guise sur la page blanche. Point fixe, point cadre : le mouvement est soulevé par les apparences de la narration. Un "zu ", par exemple, oriente la description, tandis qu'un " oben " enlève et détache de l'apparence terne. Ces deux pôles spatiales constituent les marqueurs d'une conceptualisation scénique encore plus complexe dans la mesure où du cadre du tableau, de la forme géométrique simple, Walser nous pousse vers une circularité de l'espace. L'adjectif " abenteuerliche " porte témoignage d'un plaisir des mots qui va jusqu'à délimiter un espace imaginaire personnel pouvant le conduire de son dehors vers son dedans, de son plus loin vers son plus proche, de son plus sombre vers son plus lumineux. Composition géométrique, le tableau de Karl trouve sous la plume de Robert une autonomie scénique qui appuie avec plus d'insistance sa réflexion. "Grenzen", "Wiesenplan" se lisent dans ce cas comme des éléments de sa pensée figurative. Il use des lignes ondoyantes de la chevelure ou strictes des prairies pour délimiter, circonscrire de l'intérieur des plans médians. Dans le tableau, la femme au chapeau éployé comme un buisson arrête le regard de manière à condamner toute lecture diagonale. On distingue à peine les quelques moutons paissant dans le lointain et qui se confondent presque avec l'horizon. Ces détails ne peuvent éclater avec plus de minutie tant la femme cherche à retenir l'attention du spectateur. Ainsi claquemurés, les rêveries et fantaisies walsériennes se perdent dans la masse de cette exubérante coiffe, mais elles ne se perdent pas en divagations stériles. A propos, elles s'assujettissent les faveurs d'une comparaison avec cette perruque florale, l'escaladent, la forcent à s' effacer, à se ternir afin que l'émotion esthétique puisse jaillir. Libérée de cette envahissante couronne, celle-ci joue avec l'enduit recouvrant le palimpseste : la prairie qui n'était tapissée que d'un vert dispendieux se gorge de lumière et de chaleur, elle peut délier cette langue trop longtemps asservie à l'éloge de la dame. A écrire ainsi autrement, à la fille peut-être, Walser fait prendre conscience à la nature de son importance, celle-ci pouvant se diluer plus facilement sous sa plume. Avec bonté, l'écrivain apporte à l'arrière-fond une 'lumineuse luminosité' qui venant du dedans se répand ensuite jusque dans les plissements de la robe. Robert Walser se sert de l'ouvre d'art comme un prétexte à l'autoportrait, mais son naturel revenant au galop, il est happé par son propre " rien ", oubliant son moi afin de laisser vivre l'ouvre. Karl et Robert montrent à leur manière l'extrême difficulté à retranscrire le travail de l'autre. Peter Utz essaie dans son approche d'envisager le mouvement littéraire des textes de Robert Walser sous l'angle de la danse. "Robert Walser, commente-t-il, est un danseur de bureau. Dans ses écrits, il cherche constamment à incarner l'élan du danseur et sa liberté de mouvement." A propos du texte Sur le ballet russe, le critique écrit: "L'illustration de Karl Walser qui accompagne le texte de son frère dans Kunst und Künstler transporte cet "enchantement du balcon"dans un espace qui ne rélève presque rien de la danse. Car il montre la danseuse assise au balcon au-dessus de la scène. (...) Karl Walser ne résout donc pas seulement la difficulté que présente la transposition directe du mouvement de la danse à laquelle sont confrontés tous les peintres passionés de danse. Il traduit ainsi en image, et avec le même génie, le texte de son frère. Immobilisée sur le balcon, spectatrice comme le feuilletoniste et avec lui le lecteur, la danseuse n'incarne pas le mouvement, mais, ce qui est bien plus encore, une promesse de mouvement: la beauté est le mouvement latent, qui n'attend que le signal de la danse. " Pensant sans doute à Degas, Peter Utz justifie la relation par l'idée de mouvement cette relation entre Karl et Robert Walser. Mais les croisements entre le peintre et l'écrivain sont autrement plus complexes et se fondent sur une interprétation différente de la réalité.

1.2. Une approche autre de l'objet esthétique.

1.2.1. Entre l'art 1900 et l'expressionnisme.

L'inspiration n'est pas encore celle qui guida sa composition du poème Renoir, mais on sent là jetées au vent toute la lassitude, et toute l'amertume de l'écrivain à ne pas être reconnu. Afin de donner plus de sérieux aux écrits de son frère, Karl décide d'en illustrer les premières éditions. Une totale liberté lui est laissée dans la mise en couleurs des textes, mais ceux-ci dérangent encore par leur anti-conformisme et leur éloge de la petitesse. Il illustre les Enfants Tanner en 1907, le Brigand en 1908, ein Tagebuch ( aux éditions Cassirer) en 1909.Sur la première de couverture des kleine Dichtungen de Robert parues en 1915 chez Kurt Wolff, Karl a laissé libre cours à sa fantaisie. L'ombrage d'un arbre lui tenant lieu de seul compagnon, un jeune homme se perd dans la contemplation du ciel. Sa mélancolie est à l'égale de celle de l'arbre sous lequel il a trouvé asile, esthétique et vibrante. En effet, l'utilisation de la technique au crayon donne un rendu dramatique et bouleversant à cette scène quotidienne dans la mesure où elle absorbe dans la blanc de la page toutes les intentions heureuses de l'écrivain. Cette même impression sous-tend les illustrations par Karl des " Gedichte " en 1908 dans lesquelles on pressent l'influence de Van Gogh, et ce en particulier dans son Semeur de 1888 inspiré de Millet. Réalisés tous deux au crayon, ils sont construit cependant de manière antithétique. Nerveusement, van Gogh a écrasé son crayon dans la terre afin de souligner son attachement pour le monde paysan, tandis que Karl l'a élevé vers le ciel, se souvenant que son frère aimait " avancer dans la lumière de sa disparition. " Hiver, et grand sens de l'insignifiant pour l'un, été et lourdeur chromatique du noir et blanc pour l'autre, ces deux dessins au crayon montrent plus qu'il n'est à voir, enferment entre chaque fougueux caprice de la main le bonheur singulier de l'artiste. Témoignant avec lucidité et compréhension de son frère, Karl lui reconnaît dans cette esquisse les traits d'un Wanderer romantique. Cette relation gémellaire entre la peinture et l'écriture atteint son paroxysme d'intensité dans Ein Maler, un poème en prose composé par Walser dans les toutes premières années de sa carrière. L'image picturale a ceci de supérieur, et à fortiori d' irremplaçable, qu'elle n'ânonne pas inlassablement la même chose; elle ne se situe pas dans le mot, mais dans l'essence qu'a pu infuse l'imagination poétique du peintre. " Der Übergang von den Maleraufzeichnungen zur Künstlererzählung verursacht eine Zwitterhaftigkeit des Textgenres, die als ein ins sprachliche Medium projiziertes zusammentreffen der Mediem gelesen werden kann. " Dans l'esprit de Dominik Müller, ein Maler balbutie au début entre une vision réaliste et romantique de la nature, mais l'écriture walsérienne de s'assagir. De cette tension initiale, présente dans cette guerre d'interrogations, l'imagination de l'écrivain enfante, souvent dans la douleur, une autre forme de discours. Souvent, il cherche à s'en disculper, à le minimiser, mais bien vite de reprendre sa parole. Mais de cruelles différences se font jour lors de cette cohabitation forcée. Tandis que Karl travaille à l'illustration de nombreux ouvrages ( Eine Einzige Nacht de Vivant Denon en 1911, der ewige Frühling de Jean Paul en 1922 par exemple), et expose ses toiles à travers l'Europe ( Sécession de Berlin en 1902, le Kunsthaus de Zürich en 1910, il exposition internationale dell' incisione moderna à Florence en 1927.), Robert, lui, tarde à être reconnu de ses pairs. Peu d'articles viennent saluer la parution de l'un des romans de celui qui paraît être en marge de l'art contemporain. Irma Kellenberger trouvait dans son essai sur Walser que ses premiers écrits rendaient un son proche du Jugendstil, Shinja Park, quant à elle, reste plus nuancée en affirmant que les " Stilelemente in Walsers Dichtung " l'envisage comme une médiation intéressante entre le Jugendstil et l'expressionnisme. Le Jugendstil allemand, du nom de la revue Jugend qui le popularisa, souffle dans l'Europe du début du siècle comme une intéressante compromission entre arts majeurs et arts mineurs, " domestiques. "Des artistes tels que Peter Behrens ou Markus Behmer en Allemagne n'ont de cesse de rendre fusionnel la structure et le détail en épurant lignes et volumes. Dans l'esprit de ces jeunes intrépides, l'indécence de Beardsley joue un rôle fondamental dans la mesure où son art de l'illustration, dans la Salomé de Wilde en 1894, en particulier, s'amuse avec saveur de l'imagerie symboliste.( Cf. l'utilisation de la figure du papillon) Son homosexualité et ses dessins érotiques donnent à son ouvre un enivrant parfum de scandale qui ne fait que croître au moment il meurt, à vingt cinq ans. Robert Walser, une trentaine d'années après la mort du dessinateur britannique, mêle, pour les besoins de la narration, détails biographiques, éléments critiques et réflexions personnelles : " er zeichnete Frauen mit unsäglich verlockenden Lippen, und er zeichnete, wie Frauen frisiert werden, und er führte uns mit dem Zeichenstift in die verworrensten, vegetationsreichsten Gärten. " Nul besoin de reprendre là la thèse de Madame Kellenberger, mais de montrer le statut particulier qu'accorde Walser aux objets. " Le pistolet qu'il tenait à la main, écrit-il dans Le Brigand, riait de son propriétaire, il paraissait décoratif. " La situation s'inverse de telle façon que les objets se façonnent des attitudes humaines. Ilona Siegel est sensible, quant à elle, à une parenté avec le mouvement d'inspiration rendu célèbre par George Grosz et Otto Dix. " Die Autoren der Robert Walser Generation hatten es um 1905 schwer, moderne Tendenzen gegen traditionelle Kritik und akademische Germanistik durchzusetzen. Expressionistisches wurde als unschweizerische abqualifiziert, besonders während des Weltkrieges als deutsches Phänomen abgewehrt. " Dans l'histoire de ce mouvement, 1905 est une date importante dans la mesure où de nombreux groupes se fédèrent autour d'une même idée. Die Brücke, par exemple, fondé le 7 Juin 1905 à Dresde, la " Florence sur l'Elbe " autour d'Ernst-Ludwig Kirchner, Erich Heckel, et Karl Schmidt-Rotluff, revendique la possibilité d'aller en quête d'une manière agressive et lumineuse d'autres rivages. Cependant, cette date s'accorde à délimiter une période avant laquelle il a pu exister en Suisse des écrivains capables de pressentir cet éclatement des couleurs. Worring dans son Abstraction et empathie considère le cri d'épouvante de Munch (1893)comme la première manifestation expressionniste, idée reprise aussi par Paul Cassirer. Ce cri s'élève pour Strinberg " devant la nature rougissante de colère et qui se prépare à parler par la tempête et le tonnerre aux petits étourdis s'imaginant être dieux sans en avoir l'air. " Un discours ne restant jamais isolé totalement, il est probable que Walser se soit imprégné, dès 1908 pour Ilona Siegel, peut-être avant pour d'autres, des directions radicales mais toujours extensible de l'expressionnisme. " L'expressionnisme, c'est comme un chewing-gum " écrivait le peintre Oskar Kokoschka, voulant témoigner par là de son caractère insaisissable. La difficulté de définir ce mouvement redouble lorsqu'on insiste sur le fait qu 'il est né sourdement du silence des opprimés, des révoltés de la génération de 1914. Il a grandi à l'aube du bouillonnement intellectuel des années d'avant-guerre et des autodafés politiques sans que personne ne lui accorde de valeur esthétique, et cependant il a su trouver en la personne d'un Kandinsky, d'un Franz Marc en peinture, d'un Wedekind en littérature de véritables " pères. " Ouvres de combat, les toiles expressionnismes revendiquent une certaine idée de l'individu, de la société et de l'art. La vindicte walsérienne contre la République de Weimar n'a pas les caractéristiques de révolte que prête Jean-Michel Palmier à l'expressionnisme dans la mesure où le tempérament doucereux, romantique peut-être encore aussi de l'écrivain, atténue ses possibles passions. En écrivant, pourtant, il découvre qu'il existe dans ce bas-monde des iniquités qui ne l'enthousiasment guère. En montrant sa détermination, il prouve par là qu'il refuse d'endosser la livrée que lui tend la bonne société. Sans protester avec virulence contre les bons penseurs, les rentiers, les fervents d'un militantisme germanique, il ne manque cependant pas, à chaque occasion, de dénoncer cette aliénation, cet engrenage social à l'intérieur duquel il est injustement maintenu. Sa plume n'est pas aussi contestataire que le pinceau de la " nouvelle objectivité ", elle joue d'un registre autrement plus léger. Dans Deuschland, ein Wintermärchen (1917.1919), par exemple, dont le titre a été inspiré d'un tableau de Heinrich Heine, Grosz déconstruit la tétrarchie allemande scellée autour de la religion, l'armée, la bourgeoisie et l'Etat. Au centre de cette mascarade, le peintre accorde une place fondamentalement visuelle aux mots, et à moindre égard, aux lettres, qui se comportent comme de véritables lignes de sens, comme des axes potentiels de lecture. Sa peinture se fait fort d'agiter les vieilles théories esthétiques et les apories de l'histoire. Elle emporte le regard dans une fuite irraisonnée comme une marche vers son propre anéantissement. Porte ouverte sur le monde de Tristan Tzara, le tableau de Grosz, ce Conte en hiver, fomente des projets picturaux contre cette " médina du sable." Convaincu par la diablerie de la classe dirigeante, Grosz fait le choix téméraire de s'engager activement contre la République de Weimar afin que triomphe dans son travail les subsides d'une sorte d'idéalisme politique. Artiste en marge d'une société archaïque, et artiste au rendez-vous de ce siècle nouveau, Walser amène à ressentir l'art dans ce qu'il contient de vital et de scriptural. "Die neue Subjecktivität, die neue Wirklichkeits-wahrnehmung, das Verständnis des Künstlers als eines Visionärs, der schaut, erlebt, gestaltet, sucht, die Erfahrung von Ich – und Wert - Zerfall und last not least die Entfremdungsproblematik umfassen auch Walsers an expressionistischen Aspekten reiches Werk " conclut Ilona Siegel. L'art ne retranscrit pas seulement la réalité, elle l'invite à un dynamisme, à un allant indépendant de toutes nécessités qui auraient pour fâcheuses conséquences de le fragmenter davantage.

1.2.2. Morgenthaler ou le monologue avec lui-même.

Robert Walser s'installe à Berne en janvier 1921, et pendant quelques mois exerce la profession de second bibliothécaire aux Staatsarchiven de la ville. Il profite de ses moments de solitude pour donner forme à son roman Théodor dont il donnera lecture un an plus tard au cercle de lecture Hottingen à Zürich devant un parterre de notables. Les voix de l'inspiration se font cependant plus chancelantes, ils les écoutent avec de plus en plus d'appréhension. Comme attiré presque corporellement par sa peinture, c'est à cette époque qu'il choisit de rendre visite au peintre Ernst Morgenthaler. Celui dont on dit de lui " einerseits wird er als Malerpoet und Romantiker gepriesen, anderseits als Idylle Maler verniedlicht und als unmodern abgeten " reçut avec tous les égards dû à son rang l'écrivain. Morgenthaler connaît la réputation de Walser, et ce par l'intermédiaire de son frère Ernst qui lui fait découvrir son ouvre. " Diesen schönen Aufsatz musst du lesen " lui adresse-t-il en janvier 1924 avant d'ajouter : " Walser kommt elend gut weg. Ein wenig zu gut vielleicht. Der ganze Artikel ist aus schönem Oppositionsgeist heraus geschreiben. " Quelques toiles du peintre, die Fallätschen (1921), Winter in Oberhofen (1920), Sommer ( 1921) mettent en présence ces mêmes caractéristiques. Traits grossiers, étalés avec négligence sur la toile, palette chromatique sombre, il joue avec les contrastes et étaie progressivement sa peinture. Ayant subi pendant quelques temps l'enseignement de Klee, sa production engagée touche à l'expression humaine. En 1920, Morgenthaler s'installe à Zürich, et " angezogen von der künstlerischen Aufbruchstimmung, begegnet er dort einer eigentlichen Exklave von ' ausgewanderten' Bildhauern und Malern bernischer Herkunft, darunter Karl Walser, Hermann Haller, Hermann Hubacher.und Otto Mayer-Anden. " En juillet 1921, sa femme s'étant absentée quelques jours, celui-ci reçoit presque malgré lui Robert Walser. Il s'en explique dans Ein Maler erzählt. (1957). Arrivant de Bienne, l'écrivain-promeneur Walser s'enquiert auprès de Morgenthaler par téléphone si celui-ci peut lui offrir l'hospitalité. Ne perdant aucune occasion pour s'entretenir de littérature, ce dernier acquiesce par l'affirmative à cette opportune visite. " Oben am Tisch sass ein rothaariger Mann in grauem groben Kleid " se souvient-il. " Mit seinem zündroten Kopf und seinen roten Händen schien er mir schlecht in diesen Kreis zu passen. Es war Robert Walser, der alsbald sein Manuskript aufschlug und zu lesen begann. " Baissant la voix, l'écrivain emporte le reste de son roman dans un silence riche d'interprétation. Stimulé par sa lecture, il se montre enjoué, curieux de tout, il part dans d'interminables monologues qui ne font que retarder le moment du départ. Walser semble aimer s'entendre parler, si bien qu'il passe une première nuit chez le peintre. Il en passera quinze autres. Au cours de son séjour, Walser est subjugué par le charme juvénile de la servante du peintre, Hedy Schneide. Il se souvient sans doute encore des espoirs qu'entretenait son personnage littéraire, Jacob von Günten, pour Lise, ou Joseph Marti pour Madame Tobler, espoirs qui s'avèrent dans la réalité n'être que des feux de Bengale. Hedy n'éprouve qu'une sympathie de façade pour l'hôte Walser. Cet épisode trouble par sa perpétuelle reconduction : en effet, ne venant au départ que pour faire lecture de son manuscrit Théodore, l'écrivain ressent le besoin progressif d 'éprouver cette réalité qu'il n'a pas réussi à écrire. Susurrant les paroles de son Théodore comme un sésame pour lui ouvrir l'autre rive, il découvre en Hédy une prochaine promesse d'alléluia. Son écriture, et sa vie aussi, file de parc fleuri en sous-bois ombragé, de monsieur raffiné en midinette inspiratrice. Morgenthaler déclare ne plus avoir revu Walser après cet été 25, celui-ci lui laissant sans doute dans l'esprit le souvenir léger d'un homme aux pommettes saillantes et d'un " quelque chose d'höderlinement clair et beau. " L'art 1900, l'impressionnisme allemand d'un Liebermann, les recherches expressives de Munch l'intéressent au plus haut point, mais il n'arrive pas à refouler sa trop grande nature romantique qui amoindrissent sa réflexion personnelle sur l'art. Il partage les choix esthétiques de son frère jusqu'à ce que ceux-ci ne répondent plus à ses rêves de gosse. En commentant Gebirgshallen, poème en prose inspiré du tableau pointilliste de Signac, l'Ecuyère au cirque, Nicole Pelletier constate que " ce genre de critique est toujours l'occasion pour l'auteur de s'apitoyer sur lui-même, devenu depuis Berlin, depuis qu'il a dû se résoudre à rédiger régulièrement ces feuilleton qu'il méprise et qui ruinent ses rêves, simple commis de la littérature. " Il réprouve par exemple au fait que l'art soit réduit à une activité commerciale. La période berlinoise marque un moment de rupture avec son frère qui tend à montrer dans ses toiles de plus en plus d'affinités avec le cubisme naissant. Berlin, Berne, Bienne constituent comme les stations d'un pèlerinage esthétique qui conduirait ses pas au plus près de l'émotion esthétique.

1.3. Un regard de lumière.

1.3.1. L'exposition d'art belge.

Du 27 Mars au 7 Juin 1926, est organisée à Berne une exposition sur l'art Belge, à laquelle Walser participe. Dans belgische Kunstausstellung, l'écrivain s'enchante, en critique d'art, pour les toiles présentées, émet des jugements 'walsériens' sur Niklaus Manuel par exemple, ou s'enhardit à défendre une peinture nouvelle. " Indem ich mich freue, conclut-il, Gelegenheit gehabt zu haben über ein stattliches und schönes Kunstereignis zu sprechen, halte ich mich für verpflichtet, mich, was die Ausdehnung meiner Äusserungen betrifft, einzuschränken. " Dans une lettre adressée à Frida Mermet, il exprime aussi son sentiment devant les toiles de Brueghel, Rembrandt ou encore Rubens:

"Ich besuchte hier letzthin die Austellung belgischer Kunst, die mich sehr interessiert hat. Vielleicht wissen Sie, oder, wenn Sie es noch nicht vernommen haben, so hören Sie's jetzt aus meinem Munde, dass Belgien, dieses minime Ländchen, eine Malerei von seltener Bedeutung aufweist, . Vor allem gibt es da zwei Maler, die Prügel oder besser Brueghel geheissen haben. (.) während man den zweiten Bauernbrueghel nannte. Letzterer ist der grössere. Er malte wunderbar. Seine Bilder sind zugleich ausgezeichnet als Kunst und muten dabei wie geistvolle Erzählungen an. "

Robert Walser est fasciné par l'auto-portrait de Rubens aujourd'hui accroché aux cimaises du musée d'art d'Antwerpen, et ressent à l'égard Frida la toute puissance du regard. Son visage a été travaillé pour sortir du sombre arrière-plan de manière à lui donner un caractère presque fantastique. Le peintre ne semble pas s'être embarrassé de détails, son pinceau se déplace sur la toile pour voir, voir d'un regard différent jusqu'au rêve, la mortification d'un être. En écrivant cette note de lecture, Walser nous propose aussi de participer à ses côtés à la conversion du tableau, à la résurgence de tout ce qu'il contenait de biblique et que les âges ont laissé perdre dans le trou sans fond de la mémoire. Cette 'méta noya' est particulièrement sensible dans les poèmes " er denkt an was er hat getan " et " der verlorene Sohn " écrits sur Le Casque d'Or et Le Retour de l'enfant prodigue (1668.69) de Rembrandt. Au contact du Retour de l'enfant prodigue, Walser n'a pas l'attitude de componction escomptée par le peintre au soir de sa vie puisqu'il ne ressent pas l'innocence des larmes qui sont versées par le garçon agenouillé au pied du père. Il ressent " la manière angoissante dont les deux hommes se font face et se transpercent du regard. " Davantage l'intéresse le caractère sonnant mais trébuchant de sa pénitence. Devant la grandeur de ses sentiments pieux, le père accepte le retour tandis que l'écrivain lit dans ce visage caché dans la bure paternelle un pharisianisme enfantin. Sans cesse, Walser oscille entre une possible acceptation de ce retour et une dénégation teintée d'ironie de ladite acceptation. A l'image d'une domesticité déguisée en retour, il tend l'oreille aux propos miséricordieux, ou misérabilistes ( la frontière est là peu évidente) du garçon sans pourtant remettre en question le peintre qui " hat diese Rührunggs-szene herrlich gestaltet. " Il s'attaque au père qui dans son élan de générosité et de compassion, rouvre son cour à ce "verlorenen Sohnes Wiedergefunden-heiten. " Walser a vu dans le tableau de Rembrandt un vieillard pleurer sa joie d'une manière presque baptismale, mais il ne croit cependant totalement à cette nouvelle naissance. L'attention particulière accordée aux larmes et autres marques desentimentalisme rendent une image compromettante de l'idée de rachat. Amené par la sainteté à la pureté, le garçon supplie son père de le reprendre à ses côtés afin de parfaire son éducation. Mais le mythe de l'enfant prodigue est là dénaturé par l'écrivain qui lui superpose le mythe d'une jeunesse perdue. Ce rejet a aussi peut-être une explication psychologique qu'il serait intéressant de défendre. Tant de stéréotypes ( Cf. l'esprit de Noël, .) font rendre au poème un son en contradiction avec le motif du retour utilisé à maintes reprises dans l'ouvre de Walser. Non seulement le garçon, mais également la structure poétique qui l'accueille, se jettent en fait au pied d'un écrivain redevenu le Père afin de lui retourner. " Nicht ganz als verlorenen Sohn hat sich Robert Walser 'gemalt'. Seine Scheu liess nur das Wechselhafte zwischen Gleichnis und Rapport zu, zwischen dem So.Wie und dem So. Verweist er uns mit den beiden Zeilen 'Rembrandt hat.wähnen' auf das Bild, damit wir beim Maler dort erfahren, was er, der Dichter, hier verstecket? Die Füsse des Knienden - der eine Fuss bloss neben dem Schuh, der andere Fuss im zerwanderten Schuh : man darf sie als die Signature unter dem Leben, unter dem Werk Robert Walsers lesen " écrit Werner Weber à propos du poème de Walser. Cette hypothèse est charmante, mais elle ne rend pas l'exacte dualité entre l'écrivain et le peintre dans la mesure où il n'est fait aucunement allusion à la structure poétique soutenant une telle analyse. Le langage walsérien, plus que tout autre forme littéraire peut-être, retourne à la pureté dans le poème. L'adjectif " rein " n'a pas encore dans ce tableau-poème l'élan qu'il inspirera à Valéry, mais l'écrivain pressent toutes les théories sur le langage qui sous-tendront la pensée du 20ème siècle. Car il n'émiette pas son discours poétique, Walser peut plus facilement s'éployer dans l'unité de ses réseaux allégoriques. Mais il hésite à s'ingérer dans la vie interne du tableau jusqu'à en devenir
son propre créateur, les marques d'hésitation se perçoivent dans des tours tels que "wie ich wähne", "und jetzt ?", ou bien "im Kreis."Fait surprenant: il tarde à mettre le " je " narratif sur le devant de la scène en même temps qu'il combat de l'intérieur ses fantômes et cherche à taire ses nombreux plans sur la comète. Son accablement à être lui-même cet " enfant prodigue " semble l'accabler si grandement qu'il s'efface finalement, qu'il devient un " Klumpen. " A l'inverse, dans le poème " er denkt an was er hat getan", Walser montre que la lumière est de la compétence du peintre bien plus que de celle de l'écrivain. Il est difficile à ce dernier, en effet, de donner à exprimer toutes les excroissances lumineuses s'échappant de la simple chevelure du jeune homme. Si on s'accorde à cette idée, il est plus aisé de comprendre comment la lumière s'ingère dans la composition poétique, et de surprendre comment les éclats de lumière, à l'origine dans la chevelure, contaminent le poème au point de lui imposer une toute autre thématique. De la description fidèle du tableau de Rembrandt, Walser glisse vers une réflexion sur l'ingérence du rêve dans la réalité. Le texte walsérien, porté par la lumière non plus du tableau mais de l'écrivain, avance en direction de son propre zénith. Les couleurs dorées rejaillissent sur lui comme si elles étaient vivantes. Le poème de chercher désormais à capter ces évanescences, à se hisser sur ces nouveaux rayons de soleil afin de virevolter au-dessus du tableau. La présence d'une hirondelle dans les derniers vers du poème, Walser aussi lorsqu'il écrit: "was ich wohl noch stopfe hinein in's schimmerde Gedicht" permettent cette interprétation. La composition même impose cette lecture : les seize premiers vers se montrent réguliers, jouant peu avec les audaces rythmiques qu'on suppose à Walser dans le deuxième mouvement du poème. En effet, ruptures, combinaisons aventureuses ou encore itérations sémantiques gouvernent le poème dès l'instant où l'écrivain regrette que la lumière ne soit pas mieux mise à propos. Le soldat, pour Walser, cristallise à lui seul toutes ces contradictions, il brille par sa jeunesse et se prépare fièrement à mourir à la guerre. Il se sait fougueux comme un rêve indomptable, et pourtant il assoit ses ambitions de grandeur au cour d'un poème structuré. Fort de ces ambivalences, l'écrivain met un coup de pied dans cette fourmilière poétique. Epuration de l'image, rejet de " kaum " par exemple : le poète appréhende le blanc de la page avec moins de retenue. Il arrache du silence ces mots qui reconstruisent le garçon au casque d'or à un niveau différent.Cette mise sous scellé du silence est conjointement associée à un embellissement du corps qui ne se donne plus désormais que comme l'occasion d'un ravissement.(Cf. l'épisode de la bouche âpre) Non content de prolonger la méditation songeuse du jeune soldat, Walser fait en sorte de l'entretenir dans le poème. A l'intérieur de ces blancs laissés ainsi comme s'ils ne pouvaient poursuivre plus loin l'effort de la représentation, l'écrivain investit patiemment le tableau. Il s'enfonce dans la description de la toile comme en une terre aquatique ( " wie's loderte und [um] ihn schäumte " écrit-il) , mais ces éléments font pâle figure devant son insistance à intérioriser l'ouvre. La pléthore de prépositions telles que " hinein ", "ins " délimite un espace à l'intérieur duquel le soleil roulant sur le casque du jeune soldat réussit à envahir l'écrivain. Mouvement double : l'or du soleil enflamme la chevelure du garçon ('loderte') et apaise conjointement l'âme walsérienne. ('schämte')

1.3.2. Une once d'impudeur.

Walser a écrit deux textes sur l'Apollon et Diane de Lucas Cranach dans lesquels il ne présente aucune description précise du tableau mais qui témoigne de cette double introspection. " Walser, écrit Anna Fattori, se sert de la matière, qui est tirée de la littérature, de l'art et de l'histoire et qui se voit transposée à un niveau métaphorique dans la critique littéraire, dans son sens premier, dans son sens étymologique : il l'envisage comme un matériau qui, sous la forme qu'il lui donne au travers de son langage, se mue en un déguisement de sa pensée. " Le tableau-poème est contenu dans la pièce en prose, mais l'écrivain va plus loin en ce sens qu' il explique de quelle manière une reproduction du tableau a pu lui parvenir. Sous couvert d'une description badine ( une colline sur laquelle se dresse un fier château..), Walser enchâsse l'épisode du décrochage. Parti courir la campagne, le narrateur remarque à son retour que le tableau de Cranach a été décroché de sa cimaise et posé sur la table. Indigné, il écrit non sans emportement un billet à l'auteur de ce forfait afin de lui signifier sa perfidie et sa malveillance. Toujours avec ironie, il se rit de la manière détournée avec laquelle cette " Frau Amtschreiber " a réussi à le séduire pour pénétrant dans sa chambre et décrocher le tableau. Van Gogh, dans sa correspondance avec Théo, faisait remarquer qu'un tableau ne trouve sa place que dans un salon bien particulier. C'est un " vert pâle " qui avait décidé le jeune homme à accrocher la reproduction sur l'un des murs de sa mansarde. C'est l'affliction désabusée, un sentiment de gêne à l'idée que son prétendant puisse être ému devant le spectacle fragile d'une semblable odalisque qui a amené la femme à agir de la sorte. Dans un billet enflammé, l'homme se surprend à la qualifier de 'coquine', mais ce substantif avait une autre charge connotative dans " er denkt an was er hat getan " lorsque le poète mettait en évidence la lumière. Ce billet a pour conséquence de toucher cruellement le cour de cette femme esseulée qui nous dit Walser fort ironiquement encore, partit courir le monde après avoir pris soin de repriser son pantalon. Le tableau de Cranach n'ayant que troublé son esprit, ce sont les mots écrits par le narrateur qui jettent le discrédit sur leur possible relation. Puisqu'il fallait une fin heureuse à cette histoire, la femme partie, le tableau retrouva sa cimaise. Cette pièce en prose badine et ironique témoigne aussi de l'importance de l'esthétisme dans la vie rêveuse de l'écrivain : " dieser Zimmer, es war die Wohnlichkeit, Traulichkeit und Heimeligkeit selber " poétise-t-il. Par une description à la Caspar David Friedrich de sa mansarde, Walser perturbe l'énonciation. Posé contre le mur vert, le tableau ajoute à l'intensité de la scène et s'inscrit avec discernement dans la tonalité spatiale. Walser n'aurait pu accepter que ce dernier soit d'un trait grossier ou d'un contenu outrancier. Ce texte se rapproche pour s'en distinguer de " er denkt an was er hat getan " : le poème consacré à la toile de Rembrandt intériorisait dans l'espace la lumière tandis que la pièce en prose sur Cranach la spiritualise à l'intérieur d'une chambre. Dans les deux cas, l'imaginaire walsérien trouve une cache pour se loger. Il répond à un désir, en latence dans Apollon et Diane , à un inextinguible besoin d'images. En effet, le billet adressé à cette mondaine de deuxième ordre brille par son inconsistance, par son style journalistique. A grand renfort d'interrogations, de tournures de componction, le narrateur cherche à s'arranger les faveurs d'une femme qui ne pipe mot à la beauté alors que l'art ( l'apollon du poème) ne profite d'aucune désunion avec lui-même, d'aucune diplomatie.

" O, einen Blick jetzt nochmal auf die Haare,
und jetzt noch einen auf die wunderbare
Demutsabbildung ihrer lieben Lende. "

Robert Walser s'inspire pour composer le deuxième tercet de ce poème classique de la Vénus d'Urbino du Titien et cultive là le souvenir du maître de la renaissance italienne. Sans prêter attention au jugement de Rilke sur ladite toile, Walser modèle son ouvre comme s'il se fût agi d'une sculpture. Non content d'embrasser, par l'esprit, ce corps féminin, il se prend aussi à jouer avec ses lignes gracieuses. Fasciné par cette sorte d'amor fati, il sort du marbre sa vénus d'Urbino, il dénature un corps d'airain pour enfanter un " holde Körper. " Et de se prendre à goûter à cette crémeuse et appétissante égérie, de s'étendre à ses pieds le plus humblement possible. Ne jouant plus avec la perception visuelle, le poème walsérien enferme jalousement des oasis de senteurs et d'essences organiques entre ses lignes. La Vénus d'Urbino est aux yeux de Walser presque l'odalisque d'un Corot, d'un Ingres, voire d'un Manet. Dans le tableau du Titien, une femme étend sa chair sur une couche et cache négligemment son sexe de la main droite. A ses pieds, un chien dort. Au second plan, une servante pleure sa peine au-dessus d'un lourd coffre de bois tandis qu'une autre, engoncée dans une pesante robe rouge, la toise de haut. Titien a apporté un soin particulier à la décoration de cette demeure romaine, à ses pièces de mobilier, et ses carrelages brun pâle autant qu'il a su équilibrer parfaitement les couleurs.( nacre de la peau de la Vénus avec le drap, incarnat du bouton de fleur et du lit.) Assise à la romaine sur un soyeux drap de lit, mettant ainsi mieux en évidence la carnation de sa peau, la maîtresse de maison tourne en direction du spectateur un regard malicieux et complaisant. Entre ses mains, elle tient un bouquet de fleurs ( des violettes pour Walser ) dont l'une a glissé sur le lit. Quelques colifichets ( une alliance à l'index gauche, un bracelet marron, un pendentif à l'oreille) parfont sa mise. Derrière cet étalage gracieux de chair, l'espace scénique est comme oublié. La douleur de la servante ne nous est rien en comparaison de cette crémeuse beauté, de cette chevelure brune qui glisse, soyeuse, le long de sa nuque pour venir mourir ivre de bonheur dans le creux de son épaule. La Vénus d'Urbino, peinte presque suivant un modelé tactile, imprègne à la rigueur de cette loggia romaine une sensualité innocente. " Das Gedicht spricht präzise, doch die Präzision scheint einem Verspotten der Präzision gleichzukommen.(.) Mag sein, dass Walser 'die Venus von Urbino' nicht mehr genau vor Augen hatte : die Farbe der Haare nicht, die Farbe des Körpers nicht, die Art und das Aussehen des Sträusschens nicht, die Dienerin nicht, die er vor dem Altare, statt vor der Truhe knien lässt " écrit Werner Weber. Walser semble négliger dans son poème l'albâtre et le nacre des tuniques romaines pour s'intéresser aux pouvoirs lyriques de la couleur. Il est intéressant de se souvenir que Manet a présenté au Salon de 1865 une Vénus d'Urbino dont l'indécence offusqua jusqu'à Jules Claretie qui déclara : " Qu'est-ce que cette odalisque au ventre jaune, ignoble modèle ramassé je ne sais où, et qui a la prétention de représenter Olympia? " Dans cette toile peinte par un fantasque inspiré pour certain, le bouquet est apporté par une " négresse ", le chien a été remplacé par un chat aux poils hérissés, et la Vénus s'étale sans retenue sur sa couche de plaisirs. Cette Vénus, outrageusement revue par le peintre impressionniste, participe d'une sorte de suffisance à laquelle elle ne peut se soustraire que par une impudique candeur. Walser, se permettant de ténues incartades, se place dans cette mouvance picturale qui de Manet à Dubuffet plus récemment a repris le thème de la " Vénus d'Urbino. " Une interrogation néanmoins subsiste à la lecture du poème walsérien : pourquoi Walser a-t-il préféré l'autel au coffre ? La Vénus d'Urbino a-t-elle été contaminé par un autre tableau du Titien ? A la massivité creuse du coffre, il oppose pourtant l'élévation spirituelle; au bois, il préfère un marbre discret. L'écrivain place sa Vénus - car elle n'appartient plus au Titien dès lors qu'il l'a décoiffé de ses attributs vénitiens - sous l'égide d'un Dieu invisible, un dieu de lumière et de chatoiement. La composition du sonnet importe (on est loin des réseaux sous-tendant les poèmes sur Anker ou van Gogh) dans la mesure où, d'une facture classique, elle renseigne sur son caractère maniéré. La chevelure de la mulâtresse dégage un enivrant parfum qui contamine chacun des vers au point que celle-ci s'associe presque naturellement au bouquet. Porté par cette chaude respiration, l'écrivain construit son poème comme un anti-poème dans lequel les métaphores seraient utilisées à mauvais escient, les répétitions inopérantes (je pense en particulier à l'insistance accordée à " devot " et " flehnde ", " gelagert " avec " liegt ") A noircir trop les traits, il réussit à en démontrer tout le subterfuge. Karl Walser a guidé les pas de son frère vers un accomplissement esthétique, vers une expressivité sans cesse renouvelée de ses émotions. Regardant avec malice la grâce d'un corps, que ce soit celui de la jeune Hédy, ou celui de l'espiègle Vénus, Walser voit désormais luire de l'intérieur toute la densité de son écriture.

2.1.Emploi et contre-emplois d'une écriture inexprimable.

2.1.1. L'exemple d'une allégorie inversée.

Le style walsérien, car il s'agit bien de cela, se purifie progressivement au contact du tableau comme si parler d'une ouvre signifiait bien davantage que de faire éclater sur la page sa virtuosité poétique. Walser témoigne dans le poème nach Zeichnungen von Daumier, publié en novembre 1920 dans la revue des Cassirer une volonté de rendre une tonalité, un esprit Daumier. A l'instar des précédents tableaux-poèmes, l'écrivain ne se souvient pas d'une quelconque exposition dans laquelle il aurait vu présenter les toiles en question, mais chacune des strophes donnent l'impression de s'approprier un tableau de Daumier de manière à dresser une cartographie scripturale de la société. Ces lieux mondains pour la plupart ont un point commun : le plaisir de voir et d'être vu. Image de l'écrivain narcissique dans la première strophe, du paysan au fait des politesses, de l'homme social, du rêveur étendu dans l'herbe grasse, de l'indécis aux prises avec les contingences du monde réel, de l'aventurier peureux, de l'élégant cocufié, ce poème nous donne à voir une galerie de portraits qui émeuvent par leur discordances avec la situation poétique. Il est loisible de ne considérer là que des personnages à la Daumier, mais il est tout aussi intéressant de les ramener à Walser. Dès le premier vers, " vor einem Spiegel steht ein Dichter " , ce miroir règle le sort du poème, il distribue les rôles ou s'amuse à les inverser entre le peintre et l'écrivain. De par leur commune structure, les deux premières strophes tendent à se faire écho, mais bien vite Walser étouffe dans l'ouf cette louable tentative pour lui préférer une composition plus chaotique. En désirant la parfaite harmonie thématique, syntaxique et 'ordonnative', il n'a pas eu d'autre choix que de défaire cette troisième strophe. La déconstruction amorcée, ce dernier évite l'inévitable effet de roulis provoqué par cette phrase abandonnée à elle-même. La quatrième strophe, le " noyau irradiant " du poème, cherche à s'arrimer bon gré mal gré à cinq vers à l'intérieur desquels le poète a supprimé toute originalité. Même si une interrogation, pudiquement, ouvre la strophe, les guillemets ont été proscrits afin que celle-ci ne ronfle pas par son audace. Fait à noter : Walser a voulu, dans la description de ce rêveur loin du "Geist der Zeit " , porter témoignage presque de l'idée de " simple nature. " L'évocation pastorale de cette nature reconquise ne se fait pas à grand renfort de substantifs recoupant leur sens comme cela était le cas dans les précédentes strophes ( " Strasse ", " Wage ", " rollen ", " Fahrt ",.), elle tient dans le creux de ce " Gras " solitaire et reposant. Mais les trois dernières strophes bousculent cette sérénité : elles glissent sur une pente savonneuse qui les entraînent à leur perte en dressant entre l'écrivain et son poème un voile de plus en plus compact de manière à amorcer une rupture franche entre le regardant et le regardé. Le Narcisse initial a eu ses heures de gloire, mais il est temps, nous dit le poème, d'arracher de soi cequi donne à souffrir. Narcisse, mais aussi Pygmalion sont dans cette clôture poétique d'une infinie richesse pour Walser qui fait conjointement l'expérience de sa propre désunion avec sa création. A vouloir trop rester chez le coiffeur pour plaire à sa femme, le dandy laisse une vacance qui profite à d'autres prétendant : Walser se reconnaît volontiers dans cet élégant qui gagnant en prestance perd sa promise.

" Comme les tableaux de Delacroix, les siens naissant de masses qui affluent de toutes parts et s'unissent en un rythme fougueux " écrit en 1923 Klossowski avant d'ajouter : " Mais où Delacroix utilise la couleur, Daumier remue des vagues de tons, des masses d'ombre et de lumière. " En ce temps déjà, Daumier s'inscrivait pour la critique dans l'évolution esthétique. Walser, à sa manière, pressent cette haute teneur en suspens dans la production du peintre français. Dans " nach Zeichnungen von Daumier ", il est difficile de nommer fidèlement les toiles ayant inspirées Walser, mais une chose reste certaine : le tout Paris de ce 19ème siècle commençant se lit entre les lignes, le Paris social d'un café Procope où Les Buveurs sont attablés, cette ville aux mille songe que Daumier, ce " satirique, un moqueur " comme le présentait Baudelaire a croqué sans vergogne dans des caricatures à la fois légères et sérieuses. L'écrivain prend plaisir à parler de cet homme parlant lui-même de la tendresse humaine prise en tenaille à l'intérieur de moment de surprise, ou d'innocence un peu cavalière. Ce "rythme fougueux ", pourtant, imprègne le poème de Robert, Delacroix, publié en 1930, et s'inspirant de La liberté guidant le peuple. Sa composition, moins rigoureuse que pour nach Zeichnungen von Daumier, ne souffre d'aucune hésitation, d'aucun fléchissement. Dans le tableau du "manitou Delacroix " comme l'appelait Van Gogh, souffle un air de violence exacerbé par les événements de Juillet 1830. Dressant vers le ciel l'étendard républicain, une jeune partisane engoncée dans un drap découvrant sa poitrine, conduit la marche d'une foule grondante qui se traîne derrière elle. A ses pieds gisent les corps de jeunes combattants ayant donné leur vie pour la cause. Aux yeux du peintre, cette femme représente l'allégorie de la liberté. Tenant un mousqueton d'une main, un étendard de l'autre, le visage tourné en direction de ceux qui lui confèrent cette sacralité, elle arbore un léger sourire de victoire. Elle amène à sa cause une pléthore de révolutionnaires, une foule de loqueteux, l'arme à la ceinture, qui la portent à porter l'oriflamme de la liberté. On devine, derrière le brouillard des canons, le fronton de l'église Notre-Dame. Et d'être tenté de voir, de manière peut-être plus velléitaire, une nouvelle Esméralda, un nouveau soleil pour la République ! N'éprouvant nulle pitié devant le spectacle affreux de ces êtres décharnés et sanguinolents qui lui font comme un tapis humain, celle-ci se range du côté de ceux qui sentent encore le sang frapper à leur tempe, et qui ressentent encore la force de se dresser contre l'agresseur. Cette figure féminine n'évoque aucune sensualité : ses seins se dressent pourtant aussi fiers que l'étendard qu'elle brandit. On ressent davantage toute sa violence et toute sa pugnacité au contact des couleurs sanguines. En effet, Delacroix joue parfaitement avec notre appréhension des volumes, il perd la foule dans une utilisation dégradée de silhouette, il amène la lumière à se porter d'elle-même sur ce symbole de la Révolution de 1789. Pour Walser, l'idée de violence fait place nette à une interprétation sacrée de la toile. Qu'en a retenu l'écrivain ? Une femme élancée, sensuelle, aux vêtements plissés autour de qui le peuple de Paris grouille. Il ne distingue rien de cette meute hurlante, ni le haut-de-forme de l'homme, ni la casquette flottante du garçon. L'écrivain regarde juchée sur une barricade, la " nouvelle Esméralda " lançant vers la foule des mots rattrapés par le silence et se prend de pitié pour ce jeune homme à l'habit bleu azur et 'tiffé' d'un fichu rouge dans lequel il place tous ses espoirs. Dérangeant par sa sérénité, ce dernier ne se prosterne pas au pied de la femme considérée par Walser comme la sainte-croix.

" Keins von den dreien in Momente lachte,
sie nicht, die mit dem Kreuze hoch gebot,
die andere nicht, die um ein Stückchen Brot
hat, und der Recke nicht, denn er war tot. "

La symbolique du drapeau, et de la liberté est pervertie au profit d'une conceptualisation sacrée, voire religieuse de la toile de Delacroix. Le mystère de la Trinité est opérant dans le poème, et Walser de poursuivre jusqu'à son terme la figure puisqu'il réécrit en somme la montée du Christ au Golgotha. Marie-Madeleine a les cheveux ceints dans un fichu vermillon, la sainte Marie ( ie. l'homme au mousqueton) regarde son fils gravir la colline de pierrailles. On pourrait poursuivre cette allégorie inversée, mais à l'image de Walser lui-même nous préférons la baigner dans un nuage d'indécision.

2.1.2.L'opulence esthétique.

La critique tente d'appréhender l'origine de l'art comme si elle désirait boire à la source du beau. Diderot, en France, a été l'un des premiers à donner à la critique ses lettres de magnificence, et ce dans un siècle où les incursions dans le domaine se font nombreuses. Avec lui, la critique se cherche une reconnaissance, entend enfermer dans une double postulation l'homme qui emporte ou qui laisse, qui effleure ou qui s'imprègne, qui admet un retour sur soi ou qui argumente sur le prix. Car le tableau parfait dans l'esprit de Diderot est celui qui rend présent les êtres et les choses qu'il représente, le texte critique de même doit donner à lire cette présence. Celle-ci naît depuis la page blanche et engage un processus langagier qui se définit presque comme un 'mouvement de sommation.' Le regard se déplace sur la toile au gré de sa fantaisie, mais ce cheminement discursif, guidé par les seuls émois, lance les bases d'un autre tableau, mental cette fois, qui possède la même permanence, la même extériorité que l'impression perçue. Diderot dans ses Salons apostrophait les peintres, dialoguait avec eux, épiloguait sur une anecdote précise ou encore se composait un tableau imaginaire, et cependant, il composait avec une même loi : description, et ensuite propos critique qu'il soit avantageux ou non. Cette description répondait à un désir certain de construire par à-coup un mouvement à la fois de surprise et de perpétuel renouveau afin que personne ne puisse faire de distinction entre les éléments du tableau. Opulente et généreuse, la critique walsérienne supporte ces constructions de l'esprit qui lui donnent quelque chose à penser. Cet état de fait est particulièrement sensible dans les deux textes que Walser écrit à propos des Fêtes galantes de Watteau. Ayant lu une biographie qui ne le convainc pas, l'écrivain entend converser sur le peintre français avec le plus d'égard possible. " Aux arbres, il donnait par moments une forme romantique, mais tout le romantisme qui l'habitait possédait pour ainsi dire de très bonnes manières, ainsi qu'on peut les voir refléter dans des peintures de lui qui ont pour sujet la liberté et la simplicité rustique. " écrit-il. Dans quel tableau retrouver cette jeune fille " parée d'un costume à fleur " ? Peut-être dans La Conversation ou dans l'Embarquement pour Cythère. Cette description se joue de notre
crédulité, elle sonne chez Walser comme un artifice pour nous présenter le peintre, une illusion verbale qui nous berce de souvenirs oubliés et délicieux. " The refusal shows the anlooker, the child and the viewer that the source of civility and art lies precisely in the tension between powerful natural impulses and their displacement in or through social rituals and other forms of representation " commente Mary Vidal dans un essai consacré à l'art de la conversation chez Watteau. Cet artifice de la conversation offre l'occasion d'une fête galante de la couleur, d'une transcription dans la peinture d'un art du langage. Mary Vidal, dans son essai, de présenter le peintre français, au regard de la société galante du 18ème siècle et de mettre en exergue cet art de la conversation dans son acception la plus fédératrice. " Il me donne l'impression d'être un désir, une aspiration " écrit Robert Walser avant d'ajouter : " et je ne m'étonne donc pas le moins du monde que mon étude ait la fragilité d'une buée. " Watteau avait abandonné les couleurs agressives pour leur préférer des harmonies plus douces, à l'image d'une conversation qui se retirerait dans le profond de la toile afin de devenir plus intime. Le peintre rend aussi futile les possibles mouvements d'un visage qui converserait, son approche esthétique, impromptue et inhérente à l'action, ressemble à l'art de la conversation, lui-même impromptu et inhérent à l'action. Cette difficulté redouble lorsqu'il souhaite comprendre simultanément et le discours et l'action de discourir dans la mesure où les mots ne sortent pas de la couleur comme d'une bouche. Sans cesse, et Walser opère aussi ce traitement, Watteau cherche à établir des relations entre chaque personne, entre chaque chose afin que ces dernières ne s'épuisent pas inutilement à sortir de leur isolement. La relation liant la conversation et le mot se joue aussi dans l'esthétique walsérien lorsqu'il parle de la peinture de Watteau. Son sujet s'arrange au mieux de l'ambiguïté : à la fois signifiante et dérisoire, l'image poétique se referme dans le mot pour mieux s'ouvrir au lecteur et au narrateur. Walser se borne à ne pas parler d'un tableau particulier du maître français afin que son contenu ne vienne pas approcher de trop près son lecteur, il sait qu'un paysage exprime toujours le désir personnel du peintre. On se souvient du poème, un voyage à Cythère, inspiré à Baudelaire par Nerval qui avait rendu sa déception par ces quelques mots : " je cherchais les bergers et les bergères de Watteau, leurs navires ornés de guirlandes abordant des rives fleuries (.), je n'ai aperçu qu'un gentleman qui tirait aux bécassses. " Mary Vidal commente ainsi cette ambiguïté : "Watteau's specialization in the petit sujet should be interpreted in the light of this conversational transparancy of subject that allows for increased attention to the act of creation. " Suivant sans doute les conseils de Madame de Scudéry en matière de conversation, Watteau choisit de témoigner simplement de réflexions élevées. A l'image de cet 'art de la conversation', il construit dans la couleur bien davantage qu'une aphorie verbale, il parle avec les mots eux-mêmes afin de les appeler à la considération, il porte attention à la manière dont ils éclatent. " Watteau found a form of language that could be absorbed into painting : not the written narratives of the past, but the spoken living, visible art of conversation. " Watteau réintègre la relation entre peinture et littérature à la lumière d'un art de la conversation qui puisse d'un genre littéraire dépourvu de formes lui substituer une autonomie formelle dans la couleur. " Il savait, dit de lui Walser, comme presque aucun autre, donner une expression agréable, aimable, à son espérance, à son hésitation, à sa fuite devant la rudesse du quotidien. " La conversation est à penser comme un acte à la fois social, aristocratique et esthétique qui renseigne en retour sur le peintre ( ou l'écrivain) et la définition qu'il se fait de son art. Le rapport aux mots apparaît pour le Watteau de Walser dans une relation de principe dans laquelle le peintre ne conteste ni n'accepte nonplus totalement l'image poétique.

2.2. " Un saut mortel dans l'image. "

Dans Ein Maler, publié en 1902 dans Sonnstagsblatt des Bund, Robert Walser conduit progressivement son raisonnement esthétique afin qu'éclate cette relation de principe entre la peinture et la littérature. Il prend le costume du peintre désireux de mettre en mot son histoire de peintre, mais il tait dans l'écriture les impossibles obstacles à relever. " Mais un écrivain ne peut jamais dire cela, il n'y a qu'un peintre qui peut le dire. Je ne pourrais pas être un écrivain, car j'aime violemment la nature, et : je n'aime qu'elle. Mais un écrivain doit principalement parler du monde et des hommes. Dans la représentation de la nature, il restera toujours en deçà du peintre, cela n'est pas possible autrement. Le pinceau réduit aussi toujours à néant un subtile exercice verbal. " L'écrivain Walser se sent limité dans son ambitieux projet esthétique dans la mesure où il ne peut être peintre tant qu'il n'a pas appris à mieux regarder la nature. Comme il l'écrit fort à propos, trempant, l'instant venu, ses lèvres dans un tel calice, il oubliera qu'il a été écrivain. Quant au peintre qui sommeille imparfaitement en lui, il ne commet pas l'impair de goûter les joies tentantes, mais impropres de l'écrivain. Ein Maler rend témoignage du désir walsérien de lever un oubli, celui de dire l'homme par la couleur. Tour à tour, Madame la comtesse, mécène du narrateur, et Monsieur le vieil écrivain malade lui servent de modèle. Les deux tableaux forcent son admiration tant son amour pour les deux personnes leur a donné une tonalité presque organique. " Bras, mains et pieds produisent une musique qu'on écoute nulle part avec les oreilles, qu'on voit plutôt avec les yeux " s'exclame Walser en les comparant. Il " ne se manifeste quasiment de contrastes qu'au sens musical " écrit-il dans La Promenade comme si chaque infime poussière d'émoi ne pouvaient être portées autrement que par la gamme des sonorités. Cet espace musical appelle le souvenir des toiles de Paul Klee pour qui " le tableau n'est pas le fruit d'une expérience strictement visuelle, mais procède d'une expérience totale du monde, d'un réseau de correspondances implicites de structures et de sens. " Le peintre désire écrire la temporalité de l'action, Robert Walser n'a, lui, jamais, voulu embrassé la carrière de peintre comme son frère. Van Gogh, en son temps, avait incité son frère à dessiner en lui rétorquant : " Tu pourrais très bien y parvenir.(.) Et justement, pour le commerce, pour être vraiment un connaisseur d'art, cela te donnerait une supériorité vis-à-vis de beaucoup d'autres. Une supériorité dont, à vrai dire, on a bien besoin. " Le narrateur entend " sa mie approcher ", il sent sur son visage les rayons froids du soleil, il voit le vieil homme déambuler dans son atelier de telle manière à construire une matérialité sensible. Alors que les comptes-rendus de peinture trouvent leur assise dans un simple effort de remémoration, ein Maler se love à l'intérieur d'une écriture gardant des instincts de peintre. " Je laisse peindre mes émotions, mon instinct, mon goût, mes pensées " écrit Walser comme s'il devait à chaque moment réprimer de tels jaillissements de sentiments. Peindre lui apparaît comme " l'art le plus froid, c'est un art de l'esprit et de l'observation, de la réflexion, de la plus haute sensibilité, pénétrante et dissolue. " Ce froid walsérien s'inscrit entre le tumulte de la perception immédiate et l'acte plus posé de sa réalisation, mais cette remarque ne peut être formulée par le peintre qui ajoute en complément : " J'aime aussi beaucoup le gris. D'un autre côté, les paysages ensoleillés m'enchantent, il m'importe que le soleil soit aussi froid que possible pour peindre : doux, paresseux, mais froid. " Le peintre de vider l'astre solaire de sa luminosité pour espérer la restituer parfaitement sur la toile. Van Gogh s'était étonné, de la sorte, qu'à partir de couleurs si sombres, il eût pu transcrire une intense impression de lumière. Le raisonnement est pris par Walser à l'inverse, mais il rend hommage au colorisme du peintre de Nuemen. Une lumière froide, un paysage champêtre, un brin bucolique, le chant des oiseaux, l'écrivain s'est peut-être souvenu de la toile de Caspar David Friedrich, côtes rocheuses à Rügen, peinte en 1818, dans laquelle une jeune demoiselle contemple l'océan depuis un escarpement abrupt. L'arrière-plan imprègne cette charmante rêveuse d'une " sensibilité pénétrante et dissolue " dans la mesure où deux feuillus ferment par le haut la vision du ciel et assombrissent la clairière dans laquelle elle s'était assise. Dans le silence de cette froide après-midi, les yeux perdus dans le bleu marin, la tendre de Friedrich semble bercée par une musique des anges qu'elle seule est en mesure d'entendre. Contemplative, elle écoute ce que la nature consent à lui dévoiler. Robert Walser, d'une semblable manière, fait l'expérience de ces " chants d'oiseaux " qui se croient en devoir, dans une ultime et presque désespérée tentative, de le retenir. " Der Maler, écrit Dominik Müller, der das Schreiben eingangs als lustvollen Streich ausgegeben hat, glaubt sich offenbar ein Bekenntnis zu seinem eigentlichen Medium schuldig zu sein. " Habité par un autre lui, un frère intérieur maculé de couleurs, le narrateur de Ein Maler s'entoure lorsqu'il peint d'un nuage de silence le protégeant mieux contre les incompréhensions de la nature, et les voix hurlantes de l'inspiration. Lors de son séjour à Berne, Robert Walser rencontre le peintre Karl Stauffer-Bern pour lequel il écrit en 1927 une courte pièce de théâtre publiée pour la première fois dans le " Neue Rundschau. " Le travail et le destin de ce dernier semblent avoir profondément émus Walser puisqu'il écrivait déjà dans La Promenade : " bientôt après, je me trouvai devant la villa qu'on appelle 'Terrasse', qui me fit penser au peintre Karl Stauffer-Bern, qui y habita pour un temps. " Par l'usage qu'en donne Walser, on a le sentiment que la référence tombe dans le domaine du quotidien comme si la seule image poétique de la villa portait en elle une réalité désormais nommable. Cette utilisation de référent est fréquente chez ce dernier, qui sait en user à bon escient, ceci est appréciable dans La Promenade, lorsque son tableau mental est arrivé à un haut degré de stabilité. Il parle ainsi d'un " tableau de Hans von Marées, tout dragonnant et jetjet- jet-d'eautier " ou d'une " petite gravure de Ludwig Richter. " Né en 1857 dans le canton de Berne, Stauffer-Bern se fait remarquer à Berlin par ses portraits gravés inspirés de Dürer ou de Holbein. Vivant ensuite dans la capitale française, il rencontre Lydia Welti-Escher avec laquelle il entretient une relation douloureuse qui le conduit au suicide. Sous couvert d'une conversation journalistique, Robert Walser conçoit la présomptueuse Lydia, qui fait là figure d'amante éplorée, comme étant la conscience mature du peintre. Progressivement, Stauffer-Bern n'est plus celui à qui l'on poserait des questions, mais celui qui passe à la question sa propre vie. " Meine Kunst, écrit-il, gibt mir viel zu denken ; Sie glauben gar nicht, wie mich zu jeder kleinen Fröhlichkeit geradezu aufraffen muss. Vergesslichkeit kommt mir erträglich vor. Ich eignete mir dadurch, dass ich manchen Porträtauftrag auszuführen bekam, Technik an. Gewisse Leute nannten mich, lieblicherweise einen Meister. Solch ein Wörtchen springt ja so rasch über redegewandte Lippen. Nun mache ich absolut keine Fortschritte. " La pauvreté du peintre est ici affirmée dans ce qu'elle possède de plus spirituel. Stauffer-Bern avoue avoir, peut-être par lassitude, succombé aux sirènes de la facilité, et à l'abondance de moyens. Non content d'avoir déshumanisé ses toiles, il se morfond aussi de s'être arrangé les soins d'un maître à penser. Walser fait éclater au grand jour ce débat de conscience qui hantait les artistes à l'aube du 20ème siècle. Pour conjurer le sort, Stauffer-Bern se propose de brosser le portrait de sa femme, " qui était son mécène " , elle lui ayant souvent vanté les possibilités créatrices qui s'offriraient à lui s'il n'était pas guidé par la facilité. Lydia apparaît comme la figure de la conscience agissante, fidèle à son rôle de dévouement et d'abnégation. Elle se relève à chaque fois des coups assénés par le peintre, elle se sait être plus qu'une " Mädel aus dem Volk. " Lui de lui lancer ce tragique cri de désespoir : " Risse mich ein Gott aus meinen Willensunlustigkeiten heraus. "