| Lire Robert Walser, c'est 
                      entrer dans un monde de compromissions, d'interrogations 
                      et de suggestions, c'est se porter au plus près de 
                      la réalité des choses banales et sans importance.
   Walser a toujours eu une intense 
                      relation avec le monde des arts, en particulier celui de 
                      la peinture et de la littérature. Cette proximité 
                      a souvent été écrite, mais elle ne 
                      semble jamais dégager un rapport signifiant entre 
                      le texte et l'image. Robert Walser est un lecteur avide 
                      et passionné. Ses lectures font souvent l'objet d'un 
                      court résumé qu'il donne souvent à 
                      publier dans des revues telles que le Kunst und Künstler 
                      des frères Cassirer. Il découvre Keller, Goethe 
                      ou bien Hölderlin et s'enthousiasme pour les idées 
                      romantiques. Lisant le français, il se plonge tout 
                      aussi avidement dans les romans de Stendal ou de Balzac. 
                      Ses différentes lectures semblent modifier sa compréhension 
                      du monde dans la mesure où il s'en inspire ouvertement. 
                      A propos de Kleist, il écrit: "il est assis 
                      là, le visage penché en avant, comme s'il 
                      devait être prêt pour le saut mortel dans l'image 
                      de cette belle profondeur. Il voudrait expirer en elle. 
                      Il voudrait n'avoir plus que des yeux, n'être plus 
                      qu'un oeil unique." D'une sensibilité romantique, 
                      Robert Walser s'inscrit néanmoins dans les expérimentations 
                      modernes sur le langage poétique, et on trouve déjà 
                      dans son travail l'idée que la poésie a l'ambition 
                      de changer l'invisible en visible. L'homme est contradictoire, 
                      il ne répond d'aucune école esthétique 
                      mais entend toutes les représenter. Son ouvre respire 
                      encore les temps où le poète chantait le réel, 
                      mais elle annonce déjà aussi une nouvelle 
                      vision poétique mettant davantage en évidence 
                      l'aspect signifiant du langage. Dans les premiers poèmes, 
                      par exemple, Walser établit un nouveau rapport entre 
                      le texte et l'espace de la page de manière à 
                      donner à la poésie une acception visuelle. 
                      Irma Kellenberger, dans der Jugendstil und Robert Walser, 
                      pose comme indubitable que "Robert Walser den Kontakt 
                      zur Insel gesucht hat und sich selber als Jugendstil-Autor 
                      verstand" et étoffe son argumentation en montrant 
                      que l'auteur des Enfants Tanner a été sous 
                      l'influence des courants d'idées ayant entraîné 
                      ce début de siècle dans de nouvelles conquêtes 
                      du langage et de l'image. Le groupe des "Vingt", 
                      le mouvement Art Nouveau, emmené en France par des 
                      hommes tels que Guimard, ont été, selon elle, 
                      des prémisses à ce foisonnement. La littérature 
                      et la peinture allemandes tardent à se défaire 
                      de leurs attributs romantiques et naturalistes pour puiser 
                      ensuite trop rapidement dans le Jugendstil. Robert Walser 
                      prend, comme toute une génération, engagement 
                      pour " diesem Anspruch auf Heroismus und Monumentalität 
                      nach dem Muster von Antike und Renaissance." Autour 
                      de 1900, la littérature va vers une conception du 
                      poème-objet qui aurait l'immédiateté 
                      et la présence d'une chose. Le mot flotte désormais 
                      dans la page et les espaces de silence sont appelés 
                      à vivre de l'intérieur. Le cadre poétique, 
                      dans les premiers poèmes walsériens, n'est 
                      pas seulement synonyme au style ornemental du Jugendstil, 
                      il touche à l'inexistence et au "presque rien" 
                      de Jankélévitch, tout en étant marqué 
                      par sa puissance signifiante. "Hésitants, rêveurs 
                      impulsifs, les personnages principaux des romans de Robert 
                      Walser sont tous les mêmes, écrit Jean Moser 
                      en 1934: ils ne renient jamais leur être, bien qu'ils 
                      se considèrent en souriant, et ne se sacrifient à 
                      rien. Sachant que tout est relatif, dans un milieu qui le 
                      savait fort mal, ils restent humblement égoïstes, 
                      ne s'irritent ni ne s'indignent vraiment d'aucun spectacle 
                      et vont jusqu'à déguster avec raffinement 
                      l'amertume." Lorsque Robert Walser écrit sur 
                      la peinture, il s'efforce de trouver la juste distance entre 
                      le tableau et son auteur, entre son auteur, la société 
                      et lui. Il apparaît toujours comme l'archétype 
                      de l'homme joyeusement triste qui rit de son prochain afin 
                      de ne pas avoir à rire de lui. " Rien ne serait 
                      plus faux, cependant, que de voir en Walser un poète 
                      bavard qui, faute d'idées ou d'imaginations supplée 
                      un vrai contenu par des peintures." Nous entrons à 
                      chaque fois dans la vie des personnages walsériens 
                      au moment où il va leur advenir un petit quelque 
                      chose, un peu comme lorsque le rideau se lève sur 
                      une pièce tragique et que l'on sait d'avance que 
                      l'un des protagonistes va mourir. L'exercice de Walser à 
                      parler de la peinture naît aussi de cette incertitude 
                      et de la mise en place de cette incertitude. Le personnage 
                      du tableau joue dans le poème le jeu jusqu'à 
                      nous emmener jusqu'à l'émotion. " Rêveur 
                      et indolent, qui se perd dans le bleu ou le vert" , 
                      l'écrivain touche à l'art dès l'instant 
                      où il tente de modifier légèrement 
                      ce qu'il voit. Sa vie durant, il s'efforce d'écrire 
                      les interactions entre le pictural et le poétique 
                      de manière à aller au-devant de l'ouvre critiquée. 
                      L'intérêt qu'il porte à la peinture 
                      naît de cette problématique du "texte-image." 
                      L'ouvre de Walser peut-elle être considérée 
                      comme une ouvre plastique? Peut-on réellement parler 
                      d'écriture critique lorsqu'il commente l'Apollon 
                      et Diane de Lucas Cranach, le Retour de l'Enfant prodigue 
                      de Rembrandt, ou le Baiser de Fragonard? Quelle est le rapport 
                      entre le texte et l'image dans son travail? Son texte se 
                      lit tout aussi facilement qu'il s'écrit: l'écrivain 
                      travaille à des niveaux de compréhension allant 
                      d'une interprétation romantique du monde à 
                      une entière satisfaction motivée par une 'imaginerie' 
                      privilégiant davantage l'image textuelle. Il est 
                      intéressant de considérer de quelle manière 
                      l'écrivain aborde l'ouvre d'art en privilégiant 
                      en premier lieu un certain culte de la chose. Cet attachement 
                      pour les petites gens est particulièrement sensible 
                      dans l'Arlésienne de van Gogh pour laquelle Walser 
                      veut également souffrir. Dans sa lecture d'un tableau, 
                      l'écrivain peut tout aussi bien se permettre de forcer 
                      le trait d'un détail sans importance ou d'oublier 
                      une idée primordiale. Ce procédé d'intégration, 
                      et de transformation, d'analogies, et de distinctions, suscite 
                      des problèmes d'interprétation. Un coffre 
                      devient sous sa plume un autel, un chien devient un chat, 
                      une jeune fille ne meurt pas, elle dort... Les références 
                      picturales sont immergées dans le propre vécu 
                      de l'écrivain, en sorte qu'elles constituent un réseau 
                      de diffusion flottant. Robert Walser joue avec complaisance 
                      de notre curiosité et exploite toutes les ficelles 
                      de son art d'illusionniste. "Chez lui, écrit 
                      Robert Musil, la prairie est tantôt une chose réelle, 
                      tantôt une chose qui n'existe que sur le papier. Quand 
                      il s'exalte ou s'indigne, il ne perd jamais de vue qu'il 
                      le fait la plume à la main et que ses sentiments 
                      sont montés sur du fil de fer." Ainsi tout ce 
                      qui s'enracine dans ses "tableaux-poèmes" 
                      paraît toujours être remis en doute. Abandonnées 
                      à la rêverie monotone de l'écrivain, 
                      les couleurs elles-mêmes apparaissent comme des stéréotypes 
                      qu'il faut dépasser. Elles lient dans la plus grande 
                      souplesse la forme au fond en cautionnant une nouvelle expression 
                      du moi poétique. L'herbe walsérienne n'est 
                      pas seulement verte elle impressionne par sa charge suggestive, 
                      et dessine le visage de lartiste comme un père 
                      et un créateur. "Jedes kleine Kind weiss es, 
                      jedermann weiss es, alle wissen es. Niemand ist, der solches 
                      nicht weiss. Es wäre bös und stünde schlimm 
                      um jeden, der's nicht wüsste" écrit Robert 
                      Walser dans Grün. "Non, cette femme n'a aucun 
                      sens des couleurs ou de ce genre de choses, elle n'entend 
                      rien aux lois de la beauté, mais c'est précisément 
                      pourquoi elle ressent ce qui est beau." Le peintre 
                      Karl Walser a joué un rôle important dans la 
                      formation esthétique de l'écrivain, il l'a 
                      par exemple aidé sans grand succès à 
                      se faire un prénom lors de son séjour à 
                      Berlin en illustrant nombre de ses livres. Aussi quand on 
                      cherche à comprendre la relation qui liait Robert 
                      Walser au monde des arts, on ne peut oublier la relation 
                      de Karl avec Robert, du peintre avec l'écrivain. 
                      Cette dernière est omniprésente dans ses toiles, 
                      mais elle tend aussi à le faire entrer dans l'ombre 
                      de son frère. Bien que leur vie, étrangement 
                      comparable à celle de Vincent van Gogh avec Théo, 
                      conduisent souvent à des interprétations analogues, 
                      il est possible aussi de taire la perpétuelle référence 
                      à l'autre. Ecrivant pour vivre, Walser a trouvé 
                      dans ces "zahlreichen Texte" l'occasion d'un premier 
                      contact avec la peinture. Dès les premières 
                      tentatives, il s'est découvert un style critique 
                      correspondant à sa situation d'artiste et de critique 
                      d'art en ironisant sur les conséquences de cette 
                      double postulation. Parler de van Gogh revient à 
                      parler de lui. Par ce moyen détourné, il réussit 
                      à s'approprier et à se refléter dans 
                      le tableau. La peinture peut-elle peindre des mots? Les 
                      mots sont-ils la fidèle expression d'une peinture? 
                      Le texte walsérien ne s'épuise jamais à 
                      interpréter l'ouvre d'art qui lui sert plutôt 
                      de prétexte pour brosser son auto-portait. Il rend 
                      compte d'un besoin à la fois visuel et réflexif 
                      de peindre la réalité des choses. La critique 
                      joue le rôle d'un saut vers l'au-delà du langage, 
                      vers l'au-delà de l'image, dans un, ailleurs inconnu 
                      et combiné. Cette étude permet de cerner les 
                      caractéristiques les plus significatives de la critique 
                      walsérienne qui établit des rapports nouveaux 
                      entre le mot et l'image. Il existe des unions entre écrivains 
                      et peintres: je pense à Baudelaire pour Delacroix, 
                      Claudel pour Rembrandt,... Loin de telles critiques "créatrices", 
                      Robert Walser entend néanmoins convertir le tableau 
                      à son propre raisonnement et le lecteur à 
                      son tableau. " Les gens qui ont de la culture, écrit-il 
                      dans La Rose, devraient se rendre compte qu'il est niais, 
                      devant une ouvre d'art, de s'exclamer " merveilleux". 
                      Les éloges paraissent bien peu malins. Le ravissement 
                      frise quelquefois la bêtise." Walser prend contact 
                      avec la beauté au cours des sécessions berlinoises 
                      auxquelles il participe avec son frère, mais également 
                      de son propre chef en visitant les musées et expositions. 
                      Il apprend ainsi à entendre le langage secret des 
                      toiles et donne un certain sens au sensible. Mais le tableau 
                      ne constitue qu'un point de départ qu'il est souvent 
                      difficile de préciser, une intuition qui peut ensuite 
                      s'avérer saugrenue. "L'art est une générosité 
                      inutile" écrivait Sartre. Pour Walser, l'art 
                      serait une signifiance des petites choses, un somptueux 
                      oubli. Il cultive, dans ses "tableaux-poèmes" 
                      la passion des pauvres gens, des attristés de la 
                      vie, des laissés-pour-compte en s'accrochant à 
                      la robe d'un père heureux de voir revenir son fils, 
                      ou pleurant la mort d'une de ses camarades d'école. 
                      Les couleurs, les thèmes et les projections personnelles 
                      font grandir l'émotion esthétique et se mélanger 
                      " en images arrondies et en perspectives empilées 
                      en vert, bleu, brun, jaune et rouge."   1ère 
                      partie : L'expérience esthétique dans l'ouvre 
                      de Robert Walser Walser vit avec plus ou moins de 
                      distance l'ouvre picturale. On le voit considérer 
                      sous forme de critique un tableau sous différentes 
                      perspectives: religieuse, éthique, psychologique, 
                      historique, thématique, mais en fait l'esthétique 
                      débute au moment où il a épuisé 
                      toutes les ressources de la critique. 1.1. Le choc esthétique. 1.1.1. La couleur verte. Autant sous la forme romanesque, 
                      poétique ou à moindre égard théâtrale, 
                      l'écrivain met à profit l'espace dont il dispose 
                      pour engager de l'intérieur une réflexion 
                      sur la forme, les couleurs, les contrastes, et les sujets 
                      esthétiques. Depuis Kant, le problème se rapportant 
                      à l'esthétique reste synonyme d'une interrogation 
                      toujours subjective sur le jugement de goût, et ses 
                      corollaires, le beau et le sublime. Le beau kantien reste 
                      indéfinissable par définition car il est le 
                      fait d'un jugement. La beauté est connotée, 
                      dans ce schéma philosophique, négativement. 
                      Elle s'abreuve à la source d'une sorte de nostalgie 
                      originelle dans laquelle l'artiste garde enfoui en lui le 
                      pressentiment d'une représentation heureuse. Parler 
                      d'un tableau équivaut à la lumière 
                      de cette tradition, chez Walser à accéder 
                      par l'imagination à cet espace de conciliation entre 
                      raison et sens. Dans ses écrits, l'écrivain 
                      met en présence ces pôles irradiants vers lesquels 
                      il tente d'entraîner son poème. Il est intéressant 
                      de voir de quelle manière cette dynamique interne 
                      opère. L'écrivain attache une grande attention 
                      à de ne pas rompre ses couleurs. Ses traités 
                      sur la couleur à la manière d'un Antoine Coypel 
                      dans Sur l'esthétique du peintre portent haut la 
                      tonalité textuelle. Ainsi, dans des compositions 
                      indépendantes, il fait l'éloge d'une couleur. 
                      C'est le cas pour ce " Grün " qu'il défend 
                      dans un poème du même nom. " Nun, was kann saftiger, sein 
                      als Grün ? Was kann jünger und lebendiger, fröhlicher 
                      und lustiger, treuherziger und friedlicher sein ,als dies 
                      Herrliches, das sich um diese Zeit über alle Länder 
                      wirft und spannt, gleich einem Siegeszug, nur dass dabei 
                      niemand hurra schreit, sondern jeder nur lächeln und 
                      still zufrieden sein darf." Le poète walsérien 
                      se lie d'amitié avec ce vert qu'il considère 
                      presque comme un élu. Eu égard à ces 
                      manifestations d'estime, qu'il a également pour le 
                      noir ou le bleu, il présente la couleur engoncée 
                      dans son costume d'un beau vert pour éclater dans 
                      le poème. Le vert devient l'espace d'un moment la 
                      plus belle des couleurs. Mais dans Grün, Walser n'oublie 
                      pas celles de ces couleurs qu'il affectionne tout tant. 
                      L'écrivain se jette dans son écriture comme 
                      s'il se fût agi de hautes herbes dans lesquelles il 
                      eût volontiers pris plaisir à se coucher. Le 
                      vert, écrit Walser " erinnert nicht an Zank 
                      ", il connote plus volontiers la sérénité 
                      et l'harmonie. Celui qui n'admet pas que le ciel puisse 
                      être bleu, l'herbe verte, celui-là fait preuve 
                      pour l'écrivain de méchanceté. Dans 
                      ce poème, Walser nous invite à ne voir dans 
                      ses lignes aucune naïveté exacerbée, 
                      aucune manifestation naïve et complaisante de sa palette 
                      chromatique. Toutes les couleurs, même le blanc, perdent 
                      de leur luminosité et se perdent dans le noir, à 
                      l'exception du vert. L'écrivain d'analyser chacune 
                      des couleurs en l'associant à des archétypes, 
                      puis ce dernier étouffe sa démonstration en 
                      la plongeant dans un bain mortifère. Le jaune et 
                      le bleu n'ont pas son discrédit car il se mélange 
                      pour donner ce vert presque prophétique." Je 
                      porte volontiers du vert, s'enhardit à dire Helbling 
                      dans Rêveries et autres petites proses, car il me 
                      rappelle la forêt, quant au jaune, j'en porte par 
                      les jours aérés et venteux parce qu'il convient 
                      au vent et à la danse." Symbole, la couleur 
                      walsérienne drape le narrateur d'un habit de lumière. 
                      Les deux portent un semblable engagement rassurant. Dans 
                      un mélange de noir et de blanc, de noir et de rouge, 
                      l'un des constituants dénature dès le départ 
                      la composition. Ne pas posséder sur sa palette ce 
                      vert de l'écrivain revient à accepter la pauvreté. 
                      Le peintre, ceci est particulièrement sensible dans 
                      Van Gogh, souffre de ce manque. Quant à l'écrivain, 
                      jubile Walser, il trouve son plaisir dans l'appréciation 
                      juste du vert qui évoque tour à tour le printemps, 
                      la renaissance, la nature, le jaillissement vital. Robert 
                      Musil écrit à ce propos: " une prairie, 
                      par exemple, pour énoncer qu'elle est verte, l'écrivain 
                      doit y mettre un ravissement tel que nous sentions son coeur 
                      sur-le-champ... verdoyer aussi." Tous ces thèmes 
                      sont fréquemment abordés dans l'ouvre walsérienne. 
                      Dans une publication intitulée Robert Walser and 
                      the visual arts, Mark Harman tente de voir Robert Walser 
                      comme " Vincent van Gogh of modern literature." 
                      La légèreté de cet article tient au 
                      fait qu'il ait voulu édifier des ponts biographiques 
                      entre les deux hommes de manière trop décousue. 
                      Si l'on excepte les péroraisons autour de semblables 
                      repères biographiques, ce dernier souffre de continuelles 
                      références à des problèmes psychologiques 
                      qui en amoindrissent le caractère critique. Son mérite 
                      revient au fait d'avoir envisagé dans leur deux traitements 
                      de la réalité une euphorie et une mélancolie 
                      esthétiques." 'Green' is van Gogh-like in the 
                      immediacy with which it mirrors the joys and fears latent 
                      in the manic surges to which both artists were prone. Van 
                      Gogh once wrote that ' there are people who love nature 
                      even though they are cracked and ill.those are the painters.' 
                      And, we ought to add, a writer by the name of Robert Walser." 
                      Le verbe " to mirror " témoigne, dans un 
                      style certes ampoulé, d'une caractéristique 
                      majeure du travail de Robert Walser, son besoin presque 
                      maladif de transcrire la réalité plutôt 
                      que " de réfléchir à des choses 
                      profondes." 1.1.2. Une " transposition d'art 
                      " désirable. La transcription littéraire 
                      d'un tableau permet à l'écrivain de ne pas 
                      parler que d'une seule chose, que d'un seul tableau. A l'image 
                      de ces couleurs qu'il dit ne plus trouver à part 
                      égales, il découvre qu'elles puisent leur 
                      chatoiement dans le texte même. Sujet à la 
                      facture classique, raphaélique, ou romantique, Walser 
                      ne s'enquiert qu'avec réserve et prudence de la vigueur 
                      d'un tracé, de la pâte, fluide ou solide, de 
                      la surface, des couleurs de la toile. Mais son écriture 
                      suit les circonvolutions de telle ou telle école 
                      esthétique. Anna Fattori, commentant le tableau-poème 
                      Apollon et Diane ne se laisse pas tromper. Elle écrit 
                      : " Walser se sert de la matière, qui est tirée 
                      de la littérature, de l'art et de l'histoire et qui 
                      se voit transposée à un niveau métaphorique 
                      dans la critique littéraire, dans son sens premier, 
                      dans son sens étymologique : il l'envisage comme 
                      un matériau qui, sous la forme qu'il lui donne au 
                      travers de son langage, se mue en un déguisement 
                      de sa pensée." Il est ainsi nécessaire 
                      de comprendre l'utilité de faire appel à un 
                      fond littéraire et culturel des plus variés 
                      pour apprécier au mieux le travail qu'entreprend 
                      Walser sur la peinture. L'écrivain modifie ces données, 
                      ces acceptions en les transmuant. Et de puiser par exemple 
                      dans Jean-Paul ou Höderlin pour porter témoignage 
                      d'une ouvre picturale. Le poème en prose intitulé 
                      Ein Bild von Fragonard et évoquant en fait le tableau 
                      Baiser à la dérobée témoigne 
                      de cette ambition rassurante que d'écrire à 
                      la manière de. Walser a composé quatre pièces 
                      sur l'ouvre du peintre français. Cette dernière 
                      s'entoure d'une nébuleuse de doutes et d'interrogations 
                      quant à sa place dans la carrière critique 
                      de l'écrivain. Le canevas de déchiffrement 
                      a été subrepticement inversé de manière 
                      à ce que l'écriture ne renseigne pas que sur 
                      une seule des toiles du peintre. La "Pantöffelchenbild 
                      " rappelle le tableau Les hasards heureux de l'escarpolette, 
                      le " Türausschnitt " Les Curieuses. Le discours 
                      walsérien se gonfle de références picturales, 
                      de propos esthétiques de plus en plus prégnants. 
                      Il entre en débat avec l'époque qui a vu naître 
                      le tableau. ( Cf. l'image " romantikgeringschätzende 
                      Klassizisten." ) L'écrivain oublie qu'il compose 
                      au début du 20ème siècle et se voit 
                      lire du Beaumarchais et partager les élans pré-romantiques 
                      d'une Madame de Warens. Le tableau est comme lié 
                      à un souvenir, une réminiscence jubilatoire 
                      qui non content de fixer dans le présent l'écriture, 
                      la happe vers un passé presque nostalgique. Les hommes 
                      banquettent dans la bonne humeur et partagent leur savoir 
                      à qui veut lui prêter attention , tandis que 
                      les femmes coquettes se jouent des regards complaisants. 
                      Ecrire Ein Bild von Fragonard provoque dans l'esprit de 
                      l'écrivain l'effondrement de son système de 
                      référence. Il a conscience d'être entraîné, 
                      bien malgré lui, dans un espace imaginaire, mais 
                      il se tient en équilibre à l'intérieur 
                      de ce monde verbal. La toile se distend dans le mot pour 
                      donner un " Türrausschnitt "ou un " 
                      Klassizisten." Ce texte sur Fragonard marque puisqu'il 
                      ne conduit pas, en apparence, sur une réflexion sur 
                      la beauté telle qu'ont su la penser les peintres 
                      du 18ème siècle. Walser de nous dire que le 
                      beau serait ce qui survit à la critique, c'est-à-dire 
                      implicitement l'écriture elle-même. Pour l'écrivain, 
                      la toile n'aurait de signification esthétique que 
                      si elle pouvait admettre une grille de déchiffrement 
                      cohérente. Walser avoue son ignorance quant à 
                      la vie et l'ouvre du peintre. Se présentant désarmé, 
                      voire désabusé, il peut apprécier de 
                      son seul regard le tableau de Fragonard. Son jugement ne 
                      reçoit pas les ânonnements d'une critique destituant 
                      l'émotion au profit d'un cadre de lecture. Le Baiser 
                      lui saute au visage pour la première fois, comme 
                      un baiser peut-être. Mais ce timide décryptage 
                      de l'ouvre d'art se joue des apparences. L'écrivain 
                      épointe sa plume afin de ne pas différer l'instant 
                      du choc esthétique. L'ouvre d'art lui fait une oeillade 
                      appuyée à laquelle il ne peut encore rendre 
                      la pareille. Surpris par cette troublante et ravissante 
                      indécence, l'écrivain s'interroge sur la valeur 
                      de son jugement. Jugement désintéressé 
                      en effet que celui qui l'anime au contact de l'art. L'idée 
                      de cette possible conciliation entre sensibilité 
                      et raisonnement procure à Walser un sentiment de 
                      liberté. Fragonard aime ces peintures de la chair 
                      qui retranscrivent le corps dans une sorte de "volupté 
                      sans retour", d'émotion double. 1.1.3. Anker ou l'émotion d'une 
                      jeune fille. Dans der berner Maler Albert Anker, 
                      une semblable liberté retient le tableau au dedans 
                      de l'écriture. Anker est rompu à l'art esthétique 
                      depuis qu'il a décidé de mettre un terme à 
                      la carrière de théologien vers laquelle le 
                      poussait son père. Dans une lettre du 25 décembre 
                      1853, alors étudiant en Allemagne, il lui écrit 
                      : " Maintenant plus que jamais, s'éveillent 
                      mes anciens doutes sur ma vocation, je voudrais les surmonter 
                      par mon travail. Comment le pourrais-je quand je sens chaque 
                      nuit que mes rêves me transportent dans des ateliers 
                      où je me vois assis avec tant de plaisir à 
                      mon travail et que chaque matin je suis surpris d'être 
                      un théologien ? " Et de poursuivre : " 
                      Vraiment, le domaine de l'art m'apparaît comme un 
                      paradis perdu." Son père se résout à 
                      le voir partir en France étudier la peinture. A l'été 
                      1859, Anker revient riche d'enseignements en terre helvétique, 
                      et , à la mort de son père, ,aménage 
                      dans les combles de la maison familiale un atelier de peinture. 
                      Cette scène, décrite dans le poème 
                      de Walser, évoque ces mots pour Mme Ryan-Gurley : 
                      " Les couleurs du chaume et du chanore, celles rubis 
                      et améthystes des bocaux de confitures, le miel dans 
                      les gardes manger, tout cela charmait [ ses ] yeux. Le rucher 
                      et le bûcher encadraient [ ses ] étés 
                      juvéniles." Ces images de la Suisse et de la 
                      France, contenues dans le " rucher " et le " 
                      bûcher " sont cohérentes pour celui qui 
                      connaît la vie de Anker. Walser exploite nommément 
                      ces deux images, mais ne pousse pas aussi loin la métaphore. 
                      Le choc esthétique ne naît pas de la compréhension 
                      d'un espace spatial, il est enfanté dans l'écriture 
                      elle-même. Par un emboîtant jeu de propositions, 
                      circonstancielles et relatives, l'écrivain arrive 
                      au pied de ce lit où, nous décrit le texte 
                      :" Es führt dich in ein stilles Zimmer worin im 
                      Bett ein Mädchen liegt, das aus dem eben weggegangen." Ces vers rappellent dans leur traitement 
                      ceux du Dormeur du val de Rimbaud. Ils décrivent 
                      un tableau de Anker exposé depuis 1863 au Kunstmuseum 
                      de Bern, et titré, die kleine Freundin. Au cours 
                      de ses pérégrinations bernoises, Walser a 
                      forcément vu accrocher aux cimaises du musée 
                      cette toile modeste. En quelques indications, l'écrivain 
                      renseigne sur la tonalité du tableau. L'adjectif 
                      " still " ( car c'est le seul utilisé dans 
                      la description de la toile ) connote une impression chromatique 
                      des plus retenues. Sans que l'exagération déplacé 
                      du peintre ne vienne pourfendre de son pinceau l'atmosphère 
                      sereine de la pièce, il a su rester en dehors du 
                      tableau. Cette retenue n'échappe pas à Walser, 
                      sensible à ces marques de componction. Cette chambre 
                      se veut la représentation de toutes les chambres 
                      de deuil, d'où l'emploi à-propos de l'indétermination 
                      pour la qualifier. Que donne en fait à voir le tableau 
                      de Anker ? Car il ne suffit - et Walser n' offre que peu 
                      d'aide à ce sujet - de lire dans ces trois vers un 
                      tableau pour que cette lecture soit opérante, sans 
                      cesse Walser joue de notre insistante curiosité à 
                      lire comme dans un livre ouvert. L'étude die kleine 
                      Freundin montre une jeune fille dont la nuque repose avec 
                      juste ce qu'il faut de délicatesse sur un lit de 
                      blancheur. Totes Kind auf dem Sterbebett constitue une étude 
                      intéressante du présent tableau. Ses amis, 
                      auprès du lit, pleurent sa mort. Au premier plan, 
                      le peintre s'est attardé sur le désarroi d'une 
                      fillette qui cache ses chaudes larmes derrière ses 
                      mains, tandis que la maîtresse renifle sa peine dans 
                      un mouchoir. Anker oppose là le monde de l'enfance, 
                      innocent et naïf, à un monde plus contenu, et 
                      cachant son émotion derrière des artifices. 
                      Face à cette mort qui vient de prendre leur camarades, 
                      les élèves se regroupent autour d'une gamine 
                      engoncée dans une toile de tissu grossier et de couleur 
                      blanche. Seul, un garçon a pris le parti de s'accrocher 
                      à la robe de la maîtresse, derrière 
                      qui il se cache. La mort court dans l'oeuvre de Anker, mais 
                      elle est portée avec moins de force que dans ce tableau 
                      de 1862. Il perd sa nièce Ruedi, et pour exorciser 
                      le mal compose une toile intitulée Ruedi Anker sur 
                      son lit de mort ( 1869.) Elle semble seulement dormir, l'illusion 
                      devient alors difficile à poursuivre par la couleur. 
                      Son visage angélique, ses mains croisées ( 
                      et non crispées ) sur le bouquet de fleurs donnent 
                      l'élan esthétique nécessaire pour suggérer 
                      l'idée de mort. Cette indécise évocation 
                      travaille le peintre jusque dans sa perception des limites 
                      sensibles. Difficile en effet pour le peintre que de rendre 
                      par des touches de couleurs l'instant où le souffle 
                      de vie abandonne la fillette. Elle ne se respire qu'implicitement 
                      dans le poème walsérien. Des éléments 
                      compensateurs l'étouffent depuis l'instant où 
                      le mot a été transcrit sur la feuille de papier. 
                      Walser évoque une chambre " tranquille ", 
                      une vie qui s'en est allée avec autant de poésie 
                      que s'il se fût agi d'un songe paisible. D'une évocation 
                      de la mort de la kleine Freundin, l'écrivain se dirige 
                      tranquillement et comme de circonstance avec déférence 
                      vers un commentaire toujours subjectif sur la beauté. 
                      Ce glissement n'a rien de brutal. Au contraire, il était 
                      déjà pressenti dans l'adjectif polysémique 
                      " still." La mort ne contamine pas l'ensemble 
                      du poème, elle se plie aux règles poétiques 
                      édictées par l'écrivain. On l'imagine 
                      dans le substantif " Herzen " ou dans " Volk 
                      ", mais ces derniers n'invitent nullement à 
                      un caractère absolu. La rudesse sonore de ce " 
                      Volk " par exemple fait écho à la clinquante 
                      gutturale de " Stärk " , et de fait donne 
                      sens à ce noyau. Dans cette sorte d'enroulement langagier, 
                      Walser écrit doublement son émotion esthétique. " Weil Abbildung ihm gelangen,die sich hinauf ins Schöne schwangen
 in unverminderlicher Stärk
 fort, und im Volk hat er gesiegt,
 da er bezüglich seiner Treue
 weit eher glänzt als manches Neue."
 Le beau représente dans l'esprit 
                      walsérien l'art. Cette définition quelque 
                      peu réductrice n'intervient pas de force dans une 
                      justification qui serait comme plaquée sur le poème. 
                      Elle s'écrit avec des mots simples, ce qui rend perceptible 
                      toute l'entreprise poétique. Elle s'oublie au profit 
                      d'une mise en mot de la beauté : elle naît 
                      avec la vie du tableau, s'éduque dans les salles 
                      de classe, peut à l'occasion copuler ou mourir de 
                      sa belle mort. Puisque ainsi se dessine pour l'écrivain 
                      la beauté, elle peut à sa guise remplir l'espace 
                      ( Cf. "Häuser " ) ou marquer par son silence. 
                      Walser porte jusqu'à ces hauts degrés esthétiques, 
                      et ce jusqu'à plus soif, le calice de la création. 
                      A contempler le beau, devenu son beau, l'écrivain 
                      éprouve un indéniable plaisir, un plaisir 
                      à partir duquel naît une liberté de 
                      plaisir encore plus manifeste. En outre, son plaisir a ceci 
                      de particulier qu'il est désintéressé.( 
                      Cf. aussi Hegel ) Le titre du poème évoque 
                      étrangement un essai du biographe A. Rytz de 1911 
                      intitulé aussi der Berner Maler Albert Anker et qui 
                      donne à Walser une matière brute : " Eines der Mädchen hatte 
                      sich am Tage vor dem Examen (.), als es unter einer Dornenhecke 
                      Veilchen pflückten, an einem Dorm verletzt, die Verletzung 
                      als unbedeutend nicht beachtet. Infolge dieser Verletzung 
                      entstand jedoch eine Blutvergiftung, welcher das Kind wenige 
                      Tage nach dem Examen erlag. Der Trauer um das herzige Kind 
                      war allgemein, und seine Mitschüler und Mitschülerinnen 
                      waren tief erschüttert. " S'imprégnant de détails 
                      biographiques les plus significatifs, il réécrit 
                      la vie du peintre. Cette date de 1911 coïncide, un 
                      an après sa mort, à une exposition au musée 
                      des beaux-arts de Bern qui consacre ses différents 
                      travaux. En écrivant sur la peinture, Walser espère 
                      se porter vers une acception nouvelle de plaisir. Sans violence 
                      exagérée, sans marque ostentatoire d'envie, 
                      il prend plaisir de ce don qui ne se repose nullement sur 
                      l'idée d'une quelconque besoin. La philosophie kantienne 
                      peut rendre compte du plaisir ( heureusement jamais inassouvi) 
                      de parler autour d'un tableau. Cette préposition 
                      renseigne dans le poème der berner Maler Albert Anker 
                      sur la centralité du tableau dans le poème, 
                      autour de qui gravitent réflexions ou propos badins. 
                      Le choix de critiquer tel ou tel tableau est à comprendre 
                      comme un plaisir. L'expérience esthétique 
                      correspond à une expérience sensible. Cette 
                      consanguinité ne doit pas faire oublier la permanence 
                      d'une interrogation sur la forme. Existe-t-il des espaces 
                      chez Walser à l'intérieur desquels le peintre 
                      n'a rien décidé de mettre, des espaces vierges 
                      de toute propos ? Les poèmes walsériens se 
                      fondent le plus souvent dans leur propre raisonnement, ils 
                      empruntent leur structures et leur effets combinatoires 
                      qu'à eux seuls de manière à ne pas 
                      se disperser inutilement. Dans une lettre à Philippe 
                      Godet, datée du 17 mai 1899, Anker écrit :" 
                      Der Mensch interessiert sich für den Menschen, dieser 
                      wird stets das wichtigste Modell bleiben (...) Etwas, worauf 
                      ich von Anfang an nach Kräften grosses Gewicht legte 
                      : das Interesse am Psychologischen, möglicher weise 
                      ein überst meiner theologischen Ausbildung Interesse 
                      nichts austrahlt." Walser répond à cet 
                      intérêt humaniste par un intérêt 
                      pour le peintre. La réflexion walsérienne 
                      concède une position centrale au peintre au commencement 
                      et à la fin de qui tout chose se place. Van Gogh, 
                      par exemple, témoigne dans sa vie d'artiste de cette 
                      double justification et théologique qu'il renie au 
                      profit de l'art, et humaniste. Quand bien même, l'écrivain 
                      reprend de semblables thèmes, rien ne permet outre 
                      mesure de voir là une quelconque affinité. 
                      Anker a vécu dans les balbutiements de l'impressionnisme, 
                      tandis que van Gogh cherche désespérément 
                      une nouvelle voie vers le colorisme. La lecture des oeuvres 
                      de Anker se fait au contact de Moritz, Gabriel Gleyre, Arnold 
                      Böcklin, ou Ferdinand Hodler, celles de van Gogh auprès 
                      d'un Gauguin, Matisse, Monet. Leur monde esthétiques 
                      n'ont rien de parallèle. En confrontant Van Gogh, 
                      poème walsérien de 1927, et der berner Maler 
                      Albert Anker, composé en 1910, concrétisant 
                      une vie d'artiste, on peut ne pas être sensible à 
                      la reprise de certains des syntagmes prégnants tels 
                      que " Lebenswerk ", " Stärk ", 
                      ou bien " Schönes." , autour de qui la vie 
                      du poème s'édifie. Walser rend ainsi compte 
                      par un tel procédé d'une possible parenté 
                      esthétique entre les deux peintres, mais ce depuis 
                      son écriture. Celle-ci, parlant de peinture, enfante 
                      des espaces intermédiaires qui peuvent s'éployer 
                      à l'infini par la magie du mot retrouvé. 1.2. Un " regard forçant 
                      le terrible." 1.2.1. Paul Cézanne épié 
                      par l'écrivain. L'art, nous venons de l'apprécier, 
                      renvoie à l'immédiateté sensible de 
                      la perception, à un monde premier, archaïque 
                      des affects. On ne peut affirmer avec certitude que Walser 
                      n'ait jamais rien lu, jamais rien entendu sur l'art, et 
                      d'expliquer que sa vision esthétique rejoint celle 
                      d'un enfant. Oui, on pourrait, mais cette interrogation 
                      mènerait à une réflexion vide de sens. 
                      Lorsqu'il s'enquiert d'art, l'écrivain s'efforce-t-il 
                      d'être vrai ou bien authentique ? Il participe d'un 
                      élan virginal, lequel est revendiqué avec 
                      véhémence, et que ses poèmes en prose 
                      tardives questionnent à propos. Walser, moins prolixe 
                      que Rilke à parler de l'oeuvre de Paul Cézanne, 
                      témoigne pourtant d'un effort esthétique redoublé 
                      à la fin de sa vie littéraire. Il jette, comme 
                      il l'explique dans Cézannegedanken un " regard 
                      épieur " sur le peintre qu'il ne destitue ni 
                      le promeut." Wollte man so liesse sich ein Mangel an 
                      Köperlichkeit konstatieren ; es handelt sich aber um 
                      eine Umfassung, um ein sich vielleicht langjährig mit 
                      dem Gegendstand Befassthaben." Les natures mortes revivent 
                      sous la plume de Walser qui les touchent, comme Lise Benjamenta, 
                      de sa baguette magique pour les transformer en émotion 
                      pure. Lors des différentes Sécessions berlinoises, 
                      Walser a dû être réceptif à ce 
                      traitement des volumes, à ces tracés chantournés 
                      et à cette restitution pleine et entière de 
                      l'espace sur la toile, telle qu'on l'apprécie par 
                      exemple dans Nature morte aux pommes( 1893.94) ou dans Le 
                      balcon. Peinte autour de 1900, cette aquarelle de Cézanne 
                      renseigne sur son goût prononcé pour l'ornement, 
                      la justesse des lignes et la contenance des espaces colorés. 
                      Le peintre a posé son chevalet à l'intérieur 
                      de son appartement aixois et surprend les couleurs, les 
                      observe en catimini. Un des battants de la fenêtre 
                      est fermé comme pour ne pas effrayer les couleurs 
                      qui s'envoleraient chercher ailleurs un peu de quiétude. 
                      De la rue n'arrivent ni les intempestives clameurs populaires, 
                      ni les pépiements gracieux d'oiseaux, de la rue arrivent 
                      les couleurs. Elles n'auraient manqué d'envahir la 
                      pièce sans la présence d'une pièce 
                      de ferronnerie en signe de balustrade. Cézanne a 
                      effectué tout un travail d'équilibriste pour 
                      rendre l'émotion suscitée par ces rosaces 
                      et ces lumineuses couleurs. Il ne s'est pas abîmé 
                      dans la seule contemplation du feuillage moutonnant à 
                      l'extérieur, ni dans les seules formes gris foncé 
                      qui tourbillonnent sur le balcon. Il aurait pu être 
                      emporté par ce mouvement serpentin, et ainsi influer 
                      sur le spectacle de la rue, mais il a su canaliser son émotion 
                      et disposer le long de ces moulures. Ce balcon est symptomatique 
                      de l'esthétique cézannien : constitué 
                      par une suite régulière de petits cercles, 
                      lesquels sont rehaussés d'une main-courante, il est 
                      comparable à un motif d'enluminure. En dessous de 
                      cet étalage continu, de cette fresque colorée, 
                      les figures paraissent plus fusionnelles, elles prennent 
                      moins garde à l'espace et se le partagent irrégulièrement. 
                      Tel un rinceau, ce balcon témoigne du travail 'archi-textuel' 
                      de Cézanne qui ne semble pas happé par l'éblouissante 
                      couleur méridionale. Et de se reposer de l'ombre 
                      devant ce balcon qui, comparable à une carde, peigne 
                      les couleurs. Vendues pour la plupart par Ambroise Vollard, 
                      on peut supposer que Robert Walser ait vu quelques unes 
                      de ces toiles chez les frères Cassirrer, marchands 
                      d'art et éditeurs, à l'occasion d'une visite 
                      à la galerie d'art à Berlin. Il met à 
                      propos les souvenirs qui lui demeurent d'une oeuvre sans 
                      doute seulement entrevue. Dans Cézannegedanken, Walser 
                      invite le lecteur à une véritable profession 
                      de foi esthétique, dans la mesure où il sait 
                      se régaler, peut-être avec plus de clairvoyance 
                      qu'autrefois, de l'impression se dégageant d'un ou 
                      plusieurs des tableaux du maître français. 
                      Il n'est pas de généralités, de badinages 
                      cyniques et naïfs à la fois qui ne rendent à 
                      ce point grâce de la nature vraie des choses jusqu'à 
                      pénétrer depuis l'extérieur dans l'objet." 
                      Er reiste, kreiste, wieder um die Grenzen der Körper 
                      herum, die er wiedergab, bildend wiederherstellte und sie 
                      nahm, was sie auf das sorgfältigste eingepackt hatte." 
                      Posées par le peintre, les pommes ou les poires ne 
                      tombent jamais de la table sur laquelle la lumière 
                      les glorifie. Et ce dernier, selon Walser, de manger presque 
                      les objets peints, de convier par la couleur à un 
                      banquet esthétique. Dans Chapeau melon et vêtement, 
                      dessin au crayon ( 1884.1887), Cézanne se dépouille 
                      de lui-même au profit d'une émotion esthétique 
                      grandie. Les deux objets, auréolés d'une transcendance 
                      qu 'ils n'ont peut-être pas dans les autres toiles, 
                      se lovent l'un contre l'autre dans un besoin presque affectif. 
                      Le bombé du chapeau contraste avec la mollesse du 
                      vêtement, sa rondeur rigide avec sa fluidité 
                      étirante, envahissante. Jeu de beauté singulière, 
                      le tableau participe d'une mise en confrontation poétique. 
                      Cézanne, comme Walser dans La Promenade où 
                      le chapeau signe la bourgeoisie, pousse l'élégance 
                      jusqu'à la présence d'un petit noeud coquet. 
                      Deux objets insignifiants en eux-mêmes donnent là 
                      une ouvre de qualité, dans la mesure où il 
                      procède d'un commun dépouillement. Par leurs 
                      plissements, leur bord et leur débordement, leur 
                      courbure presque géologique, les natures mortes ressemblent 
                      à cette montagne Sainte-Victoire tant appréciée 
                      par le peintre qui n'accorde son attention qu'à ce 
                      qui est susceptible de l'émouvoir. Peter Utz remarque 
                      que " auch Walser bezieht in seiner Cezannegedanken 
                      die ästhetische Dialektik von Rand und Grenzen in versteckten 
                      Form auf die schweizerische Topographie und ihre ästhetischen 
                      letzlich aber auch politischen Implikation zurück. 
                      An einer Zentralen Stelle übersetzt der Text nämlich 
                      die Poetologie vom Umriss und Inhalt, die er an der Maltechnik 
                      Cézannes entwickelt, unvermittelt in den alpinen 
                      Diskurs." La vision des Alpes apparaît comme 
                      complice de la vision cézannienne de la Sainte-Victoire. 
                      Les contours, et le sommet abrupt s'arrondissent, les élévations 
                      s'effondrent car Walser veut peindre comme Cézanne 
                      et travailler en profondeur pour engager une réflexion 
                      sur la forme. Rilke, à juste titre, déclare 
                      : " le peintre, comme l'artiste en général, 
                      ne devrait pas prendre conscience de ses découvertes. 
                      Il faut que ses progrès énigmatiques à 
                      lui-même passent sans le détour de la réflexion, 
                      si rapidement dans son travail qu'il soit incapable de les 
                      reconnaître au passage." Réfléchir 
                      à l'art, devenir artiste, puis peut-être critique 
                      d'art, nie toute partialité, infléchit toute 
                      idée de progression. Rilke écrit ces lettres 
                      à sa femme au moment où une exposition est 
                      consacrée en 1907 aux peintres impressionnistes, 
                      et en particulier à Cézanne, et devant laquelle 
                      il lui fait part de ses réflexions naissantes. Occupé 
                      comme Walser par la portée esthétique de ses 
                      ouvres , Rilke prend plaisir à montrer l'homme des 
                      "choses d'art " dans son costume le plus seyant. 
                      Cézanne, selon lui, acquiesce à l'invitation 
                      d'une pomme, accepte, dans un pacte presque faustien, de 
                      plonger son regard " dans le terrible, et ce qui ne 
                      paraît que répugnant, la part d'être, 
                      valable autant qu'aucune autre." Le Cézanne 
                      walsérien , lui, exulte à l'idée de 
                      tout ramener à la forme. Et l'écrivain de 
                      railler cette manière " dass er sein Frau so 
                      ansah als wäre sie eine Frucht auf dem Tischtuch gewesen." 
                      La série de quatre portraits consacrés à 
                      Madame Cézanne constitue comme un témoignage 
                      pictural sur les manières de décliner l'amour. 
                      Les catalogues des différentes expositions, Salons 
                      ou Sécessions n'offrent que peu d'occasions pour 
                      dire avec certitude que Walser ait vu l'un des portraits 
                      de Madame Cézanne. Au contact d'une des nombreuses 
                      reproductions circulant alors en Suisse et en Allemagne 
                      dans des revues telles que Kunst und Künstler, l'écrivain 
                      reconnaît l'extrême patience et le dévouement 
                      presque maternelle de Mme Horthense Cézanne à 
                      l'égard de son mari. Le peintre se recommandant d'un 
                      " nouveau classicisme " à la Poussin accorde, 
                      de proche en proche, à sa pâte un apprêt 
                      qui ne modèle plus unportrait, mais préfère 
                      le moduler. 1.2.2. Walser s'assoit dans le fauteuil 
                      jaune. Dans Mme Cézanne au fauteuil 
                      jaune ( 1893.1895), cette dernière se tient installée, 
                      le buste rigide, sur une longue chaise de couleur jaune. 
                      Le visage blême, les cheveux lissés, elle porte 
                      une robe rouge carmin qui dévore l'espace du tableau, 
                      une robe aux plis bouffants qui soulignent sa silhouette. 
                      Lourde, pesante même, cette draperie lui ôte 
                      toute mobilité. Autour d'elle, le peintre a pris 
                      le parti d'épurer le décor. On ne distingue 
                      qu'une rose entre ses mains - formel élément 
                      sensuel -, un cadre au-dessus de l'âtre, un tisonnier 
                      et une pièce de passementerie aux motifs floraux. 
                      Le visage de Mme Cézanne résonne des mots 
                      qu'évoquent à son propos Walser : "Sie 
                      war, wie ich mir einrede, ein wahres Gelassenheitswunder." 
                      Sur la toile, elle semble davantage regarder le spectateur 
                      que ce peintre si fantasque. Ses traits, d'un rendu uniforme, 
                      respirent la tranquillité. La mise en place de l'espace 
                      est conditionnée par une frise courant sur le mur 
                      du fond et qui déséquilibre l'ensemble du 
                      tableau par son irrégularité. L'espace cézannien 
                      retrouve, avec cette ligne instable qui se rééquilibre 
                      sous le seul jeu de la composition, une fraîcheur 
                      intellectuelle. Sans le chercher, semble-t-il, Robert Walser 
                      aussi joue de ces déséquilibres. Son écriture 
                      se plisse de plaisir lorsqu'il parle du peintre, lequel 
                      " zauberte Blumen aufs Papier, dass sie mit all ihrem 
                      pflanzichen Schwanken auf demselben zitterten, jubelten, 
                      lächelten." Cette attention particulière, 
                      cette quiétude instable imprègne une aquarelle 
                      de Cézanne, sans doute méconnue de Walser, 
                      inscrite au catalogue de la collection Camando sous le titre 
                      Les Rideaux. On retrouve certes cet élément 
                      décoratif dans Madame Cézanne au fauteuil 
                      jaune, à la différence près qu'ici 
                      les rideaux délimitent un espace de lecture dans 
                      le tableau. On pourrait être tenter de dire qu'ils 
                      ouvrent sur une porte fermée. Deux rideaux, donc, 
                      enserrent un corridor au fond duquel on distingue une porte, 
                      et autour desquels un cordon s'enroule, étrangle. 
                      D'une facture léchée, la toile propose une 
                      invitation à l'exotisme, un voyage au cour de l'émotion 
                      esthétique. Les rideaux représentent comme 
                      un deuxième tableau sur lequel le peintre exerce 
                      à sa guise son imagination. Cézanne froisse 
                      dans la couleur sa toile, il drape son espace d'une limite 
                      de velours qui déconstruit le motif reproduit. Les 
                      pans de drap, tombant droit sur le sol, forment comme une 
                      arcade théâtrale dont le haut du tableau accueillerait 
                      le balcon. En fait, riche de significations, cette aquarelle 
                      brille par sa pertinence structurelle. Le pli le plus étranglé 
                      par le cordon offre plus de linéarité, l'étoffe 
                      s'y divise en bandes égales de couleurs primaires 
                      ( rouge, bleu et jaune ) à partir desquelles le peintre 
                      peut donner un rendu intéressant depuis le plus intime, 
                      le plus profond de la toile. Admettant cette hypothèse, 
                      on comprend mieux alors la porte située à 
                      l'arrière-plan par laquelle le non-averti va pénétrer 
                      dans l'espace de lecture et marcher au devant de l'éclatement 
                      des formes et des couleurs figurés sur la passementerie. 
                      Walser d'acquiescer à cette explosion picturale, 
                      à ce " solcher Unausgearbeitetheit willen worin 
                      Lichteffeckte schimmern." Désabusées 
                      par ces voix qui ne les portent plus, les tardifs poèmes 
                      en prose walsériens donnent l'impression de sommeiller, 
                      ou plutôt d'avoir réussi à se rassurer 
                      devant l'ambitieux projet littéraire. Ces poèmes 
                      en prose cherchent désormais, alors que Walser entend 
                      se retirer du monde des hommes, les vibrations de l'âme, 
                      elles captent sur le fil des floraisons de couleurs et de 
                      formes. La structure poétique devient le creuset 
                      d'une réflexion esthétique épurée 
                      de tout maniérisme, de tout effet décoratif. 
                      L'écrivain pose un regard à la fois vrai et 
                      authentique sur le monde des arts tant il l'a investi d'une 
                      puissance émotive redoublée. Peter Handke, 
                      dans sa Leçon de Sainte-Victoire, entend au contact 
                      du massif provençal retrouver l'usage vrai des mots." 
                      Aber mit der Zeit, wurde sein einziges Problem die Verwirklichung 
                      des reinen, schuldlosen irdischen: des Apfels, des Felsens, 
                      eines menschlichen Gesichts. Das wirkliche war dann die 
                      erreichte Form." Le pont enjambant le vallon tel un 
                      garçon aux chaussures magiques, un pin chatouillant 
                      les nuages, une route serpentine et discrète qui 
                      entraîne le regard vers la Sainte victoire, Handke, 
                      comme Walser, comme Cézanne peut-être, comprennent 
                      l'esthétisme comme une mise en forme de la réalité, 
                      comme une " ré-alisation ", une donne nouvelle. 
                      André Malraux, dans Les voix du silence, poursuit 
                      la discussion par ces mots : " l'art naît de 
                      la fascination de l'insaisissable, du refus de copier des 
                      spectacles, de la volonté d'arracher les formes du 
                      monde que l'homme subit pour les faire entrer dans celui 
                      qu'il gouverne...Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs 
                      du monde, ils en sont les rivaux." 1.3. L'artiste et la société. 1.3.1. L'écrivain et l'artisan. Cézanne porte un oui désintéressé 
                      et total à la nature, tandis que Walser, lui, ne 
                      partage pas ce regard forçant le terrible, le répugnant, 
                      le laid à dévoiler leur part d'être. 
                      Ou plutôt, il rehausse l'art à la dimension 
                      de l'homme de manière à circonscrire tous 
                      les acteurs ayant partie liée avec le tableau. L'image 
                      de l'artiste trouve là matière à discussion 
                      d'autant plus aisément que Walser a sa manière 
                      d'appréhension et de compréhension du monde. 
                      Dès l'instant où il joue en " rivalité 
                      " avec le monde, l'artiste doit s'attendre en contrepartie 
                      à batailler serré pour asseoir son propre 
                      statut. Il n'est plus seulement question en ce début 
                      de 20ème siècle d'imiter ou de reproduire 
                      " une seconde nature ", mais de faire acte de 
                      présence, de répondre à ses attentes. 
                      Marie-Louise Aubiberti suggère cette idée 
                      dans Le Vagabond immobile que " sa crainte [ celle 
                      de Walser ] est que l'art, aux mains des artistes, ne tombe 
                      dans l'artifice, que la prétendue culture, érigée 
                      en culte, ne nuise à la spontanéité. 
                      " Pour Robert Walser, l'artiste doit se consacrer sa 
                      vie entière à ces petits plaisirs quotidiens 
                      qu'on malmène et qu'on oublie fréquemment, 
                      et les coucher le plus sensiblement possible sur la page 
                      blanche. Le crayon marque sur la feuille le chemin parcouru 
                      depuis l'exaltation provoquée par la nature jusqu'à 
                      l'explosion verbale qui la protège dans l'écriture. 
                      La main walsérienne, à l'image de celle d'un 
                      chef d'orchestre, guide la symphonie esthétique. 
                      Marie-Louise Audiberti de crier avec raison à la 
                      mort de l'art, dès l'instant où les combattants 
                      s'essoufflent. L'artiste a conscience des charmes de l'artisanat 
                      esthétique, du plaisir singulier qu'il suscite, mais 
                      il entretient une relation conflictuelle avec la société 
                      des hommes. Dans La Promenade, Walser rend perceptible ce 
                      malaise lorsqu'il écrit : " Une fonderie métallurgique 
                      remplie d'ouvriers cause là sur la gauche du chemin 
                      de la promenade, un vacarme remarquable. A cette occasion, 
                      j'ai sincèrement honte de ne faire que me promener 
                      ainsi pendant que tant d'autres s'éreintent au boulot. 
                      Il faut dire qu'ensuite je boulonne et travaille à 
                      des heures où tous ces vaillants ouvriers ont pour 
                      leur part fini leur journée et se reposent." A se promener de la sorte, l'écrivain 
                      s'attire l'antipathie des travailleurs qui le voient comme 
                      un " rémouleur de vide ", un fait-néant. 
                      Il se tient fixement à la route, comme guidé 
                      par un fil d'Ariane qu'il ne devrait pas lâcher de 
                      crainte d'être à son tour happer par la société 
                      des hommes. Sur cette sorte de promontoire invisible, sur 
                      lequel il contemple ces travailleurs, il ressent quelque 
                      honte à ne pas remplir ses obligations sociales. 
                      Walser de s'amuser de ces continuels crocs en jambe, de 
                      ces pirouettes de saltimbanque qui décontenancent 
                      et qui agacent à plus d'un titre ceux vers lesquels 
                      ils sont dirigés. " Au passage, un monteur me 
                      lance:-Te voilà encore à te promener, on dirait, 
                      au beau milieu de la journée de travail. Je le salue 
                      en riant et je conviens avec joie qu'il est dans le vrai." Le narrateur prend avec bonhomie 
                      et entrain ce lazzi, car ce dernier le relance dans ses 
                      pérégrinations esthétiques. L'art ne 
                      se compromet pas dans ce spectacle de " barbaries enseignardes 
                      et dorées frappant les paysages circonvoisins du 
                      sceau de la cupidité, du lucre et d'un misérable 
                      abrutissement des âmes." Walser comprend l'ouvre 
                      d'art comme le dernier rempart des intellectuels avant qu'ils 
                      ne décident de se frotter au monde. Balancement entre 
                      ce qui lui est proche, quotidien, l'immédiatement 
                      perceptible, et l'histoire perçue dans ce qu'elle 
                      évoque de plus dramatique, cette société 
                      des hommes qui la honnit, le roman der Raüber joue 
                      sans cesse avec l'étonnement de son narrateur qui 
                      se tient assis à la table du monde avec " d'un 
                      côté une histoire de tasse de café,(.), 
                      de l'autre une nouvelle dans le journal qui secoue, qui 
                      fait trembler l'ensemble de la communauté culturelle." 
                      Courroucé par le clinquant d'une enseigne publicitaire, 
                      le narrateur de La Promenade a cette réaction des 
                      plus animées. Avec cette spontanéité 
                      qui lui prêtait Marie-Louise Audiberti, il invective 
                      celui qui forçant son talent de boulanger a voulu 
                      s'essayer à l'art de la décoration. Walser 
                      ne condamne en aucun point l'art populaire, mais e refuse 
                      à " écrire de manière décorative." 
                      Il manifeste une vive réprobation devant le spectacle 
                      de cet étalage outrancier et malvenu de richesses. 
                      Cette enseigne aux lettres brillantes ne justifient en rien 
                      de la qualité du pain , mais jette un regard autre 
                      sur la vanité de l'homme. L'art selon Walser renseigne 
                      depuis l'ouvre sur le peintre. Contre toute attente, l'écrivain 
                      se propose de ramener le personnage à de plus modestes 
                      ambitions, et de faire presque profession d'évangéliste 
                      esthétique. Dans ce " fait à noter ", 
                      l'écrivain ne condamne pas tant l'exploitation pratique 
                      de l'art que son usage détourné. L'art agite 
                      la rue, se lit devant la devanture d'un chocolatier, ou 
                      au détour d'une façade de maison. Il emplit 
                      la ville à tel point qu'il faille jouer du coude 
                      pour ne pas connaître l'indigestion. 1.3.2. Walser se tord de plaisir. Cette dynamique souterraine coule 
                      dans les écrits de Walser touchant aux problèmes 
                      de la peinture. Une présence esthétique discrète, 
                      telle que la désire l'écrivain, imprègne 
                      par exemple Ein Bild von Fragonard. Ce poème en prose 
                      s'entoure d'une nébuleuse de doutes et d'interrogations. 
                      Il est possible que Walser ait cité nommément 
                      un ou plusieurs tableaux. Mais alors qu'ailleurs le lecteur 
                      pénétrait à l'intérieur du tableau 
                      par le truchement de l'écriture, ici, le tableau 
                      devient comme l'occasion de pénétrer dans 
                      l'écriture. Chaque mot porte plus loin la signification 
                      première de la phrase walsérienne." Pantöffelchenbild 
                      " évoque Les Hasards heureux de l'escarpolette, 
                      " Türausschnitt " Les Curieuses, . L'écriture 
                      se gonfle de références picturales et de propos 
                      esthétiques qui renseignent sur une époque 
                      révolue. Et l'écrivain de se prendre à 
                      lire Beaumarchais et à partager les élans 
                      romantiques d'une Madame de Warens. Encore une fois, la 
                      critique naît d'un souvenir, d'une jubilation qui 
                      non contente de se fixer dans le présent de l'écriture 
                      la repousse dans un passé presque édénique. 
                      La société des hommes, au regard des différents 
                      écrits sur Fragonard, se perd dans les circonvolutions 
                      du langage. Le plaisir des mots participe d'une sorte de 
                      phorie par laquelle l'écrivain s'empêche un 
                      instant de tomber, et d'envisager des prolongements au tableau. 
                      C'est ainsi qu'il compose ein Bild von Fragonard ou der 
                      Kuss par négation. Cela renseigne sur sa façon 
                      de procéder : il destitue la toile de ses caractères 
                      d'apparat, de ce qui a contribué à la rendre 
                      aimable et ainsi il n'hérite pas d'un trop lourd 
                      poids sémantique. Il gratte, pour ainsi dire, le 
                      vernis de la critique, et il se décharge en même 
                      temps de toute intervention ostentatoire. "In der Kuss, 
                      remarque Ulf Bleckmann, verflicht Walser drei inhaltiche 
                      Stränge : im ersten grenzten das Rokoko Fragonards 
                      und des von diesem gemalten " Pagen ", vor der 
                      Moderne, in der er sein Prosastück schreibt, ab ; auf 
                      diese Weise definiert er das Rokoko ex negativo als ein 
                      Zeitalter ohne Eisenbahnen und Flugmaschinen." L'écrivain, 
                      ainsi, efface la présence de la peinture pour mieux 
                      la restituer dans son mouvement esthétique ou son 
                      époque. Fragonard aime peindre ces chairs qui retranscrivent 
                      le corps dans une sorte de dynamique de conquête. 
                      Dans Le Verrou, par exemple, le regard se complaît 
                      dans une scène d'amour qui lui est offerte avec innocence. 
                      Fragonard pousse loin le plaisir de l'inversion, de la redistribution 
                      de sens entre le spectateur et le modèle. A partir 
                      de ces " drei inhaltiche Stränge " prêtée 
                      par Ulf Bleckmann. On reconnaît un Robert Walser postulant 
                      à une meilleure formulation du drapé, du froissé, 
                      dans lequel la lumière pourra s'incarner avec plus 
                      d'aisance. Au 18ème siècle, le peintre enfonce 
                      les portes fermées, les couloirs sombres et les ruelles 
                      désertes pour aller au cour de la réalité, 
                      vers ce qu'elle dégage de plus esthétique. 
                      Chardin , par exemple, s'attendrit, dans Le Bénédicité, 
                      devant la figure angélique d'une fillette au moment 
                      de ses louanges au seigneur. Fragonard se porte volontiers 
                      au pied de cette société des plaisirs et des 
                      voluptés. Tout comme l'écrivain , le peintre 
                      laisse à l'autre l'occasion de " chanter son 
                      bonheur." Walser, parlant du Baiser à la dérobée 
                      dudit Fragonard, présente avec connivence l'idéologie 
                      ayant imprégné le " siècle des 
                      Lumières." Et de goûter par l'écriture 
                      aux plaisirs mondains de la sociabilité, au bon usage 
                      de la conversation, à l'art sensible du patos. L'écriture 
                      walsérienne écoute le langage secret de cette 
                      société, qui se fait nostalgique au moment 
                      où elle chante le passé. Comme recréant 
                      dans son poème en prose l'atmosphère feutrée 
                      d'un salon sous la Monarchie française, l'écrivain 
                      participe à rebours de la représentation sociale. 
                      Dans le baiser qu'il tente de restituer de manière 
                      scripturale, coexistent tous ses éléments 
                      fantasmagoriques. Il se plaît, comme à son 
                      habitude, d'épiloguer autour de cet acte charnel, 
                      à embrasser du regard le pourquoi d'un tel effleurement. "...wünschte sie dass er 
                      sie küsse, und so bot ihm die Dame eines Tages, ich 
                      weiss nicht, um wieviel Uhr ; was ja auch gar keine Rolle 
                      spielt, ihr Gesicht, rund um sich blickend, ob niemand sie 
                      sähe, zur zärtlichen Berührung dar." Walser vieillit les personnages de 
                      Fragonard, mais garde la saveurparticulière de cet 
                      échange de baiser. Une jeune demoiselle, dont une 
                      "rougeur aimable dont l'innocence, la jeunesse, la 
                      santé, la modestie et la pudeur coloraient " 
                      ses joues, enlace son amant et se perd dans ses cheveux. 
                      Lui aime à respirer le parfum de ses fraîches 
                      années et ferme les yeux de plaisir. Le peintre, 
                      par là, invite à un éveil de la volupté, 
                      à une délicatesse des gestes, qui est rendue 
                      peut-être par les lignes ondoyantes du bras féminin 
                      se lovant derrière la nuque. Moment en suspension 
                      : le tableau figure un acte où " keine Rolle 
                      spielt ", où la fougueuse innocence de l'étreinte 
                      se garde des recommandations d'une société. 
                      Et Fragonard sûrement d'apprécier son tableau 
                      ovale comme étant une pupille se plissant sous l'éclatante 
                      manifestation de bonheur. Le moment du baiser appartient 
                      à ces deux enfants, pour qui la société 
                      ne représente plus rien. Devant ce spectacle esthétique, 
                      le peintre a été sensible à cet délicat 
                      effleurement, à cet éveil de la sensibilité. 
                      L'image de l'artiste, selon Walser s'en retrouve modifiée. 
                      Après s'être promené au cour de toute 
                      une agitation (théâtre), le couple s'essaie, 
                      profitant d'un instant de quiétude, à ce " 
                      zärtliche Berührung.", " .zu glauben, 
                      man könne angesichts der Natur irgend etwas empfinden, 
                      Landschaften usw. vermöchten einen Riez für das 
                      Herz zu haben, machten er einem Küchenmädchen 
                      son intensiv, ich meine, so aufrichtig, wie er imstande 
                      war, den Hof, was der wie von Rosen Umhauchten spass machte, 
                      da sie ihn für gebildet hielt, weil sie ihn in einem 
                      Buche lesend angetroffen hatte, das ihr ein weltliches zu 
                      sein schein." La rencontre ne répond en 
                      rien aux conventions puisque la femme tient dans le souffle 
                      d'une phrase couchée sur le papier. Le modèle, 
                      selon le mot de Walser, ne naît pas du contact avec 
                      la réalité, mais d'avec la perception seconde 
                      de cette réalité. Par une pléthore 
                      de virgules, héritage du " style coupé 
                      de Beaumarchais ", l'écrivain rend perceptible 
                      son trouble devant cette " apparition " qui n'est 
                      rien d'autre que le moment de la création. Un frisson 
                      de plaisir parcourt ici l'écriture walsérienne, 
                      jusqu'à l'étendre sur un lit de roses. L'écrivain 
                      oublie les règles sociales pour s'amener la sympathie 
                      du peintre et du spectateur. De connivence avec eux, il 
                      joue beau rôle, et semble se disculper de ses actes 
                      quelques chevaleresques en prêtant à d'autres 
                      ( ici le jeune homme du Baiser à la dérobée 
                      qui doit ne se vêtir que d'un costume virginal ) ses 
                      intentions. A la lumière de ce poème en prose, 
                      on appréhende la difficulté extrême 
                      à comprendre et la société et l'artiste 
                      walsérien. Sans cesse mouvante, la frontière 
                      entre les deux se fonde sur la perception de la réalité 
                      dans l'histoire des Arts. Au moment où il prend la 
                      plume, l'écrivain choisit de parler bien plus que 
                      d'un tableau. Il mène le débat de manière 
                      à renseigner sur la société, ses us 
                      et coutumes,." Die Strassen kannten noch keine Laternen 
                      oder nur spärliche " écrit Robert Walser, 
                      et de poursuivre : " Wenn es nachtete, blieben soundso 
                      lang die Städte schwarz, dass die Menschen als Unbekannte 
                      umhergingen..." L'obscurantisme du siècle passé 
                      trouve dans cette phrase matière à contestation. 
                      Ce n'est pas tant la société politique que 
                      condamne Walser, mais plutôt une société 
                      des mots . Il inaugure là un style pointant du doigt, 
                      encore timidement peut-être, les erreurs pesantes 
                      d'antan. Et de condamner à la guillotine tout tableau 
                      qui ne corresponde pas à son idée de la peinture. 
                      La plume du critique s'avère cependant des plus clémente, 
                      prête à servir plutôt qu'à châtier. 
                      Un peintre, néanmoins, s'est attiré les foudres 
                      de Robert Walser. Il s'agit du " cas Moreau." " Ich denke, ich schüttle 
                      diesen Moreau, diesen unehelichen Adelssprössling, 
                      mit ein paar saftigen Worten ungebührlich oder gebührend 
                      ab. Längst belästigt er mich schon. Behelligt 
                      er mich? Ist das wahr? Wo sah ich ihn? Im Film. Also ein 
                      Held, der bloss noch so eine Art Dasein fristet. Eigentümlich, 
                      dass mir dieser Moreau, der mit also bereits lästig 
                      zu werden begonnenen hat, einen Anblick und Genuss der Bahnhofstrasse 
                      in Zürich vermittelt." Son ouvre déchaîne le ressentiment de Walser 
                      par delà toute attente. Les textes walsériens, 
                      la plupart publiés dans la revue des frères 
                      Cassirrer ou dans le " Neue Zürcher Zeitung " 
                      fortifiaient l'opinion des lecteurs sur un peintre ou un 
                      tableau. On devine toute l'attention que devait leur accorder 
                      l'écrivain afin que les expériences esthétiques 
                      soient reconduites. Cet article sur Moreau diffère 
                      des habituelles publications, en ce sens qu'il n'a été 
                      que récemment sorti de l'ombre grâce au minutieux 
                      travail de Messieurs Echte et Morlang. Le peintre français 
                      est violemment pris à parti par l'écrivain 
                      qui affiche son ambition dès les premières 
                      phrases et ce par exemple en le dépréciant 
                      le plus effrontément possible. On peut s'interroger: 
                      cette critique a-t-elle été refusée 
                      par quelque revue en raison de son contenu frisant l'impertinence 
                      ou bien Walser a-t-il voulu goûter seul au plaisir 
                      de vilipender le peintre ? Jamais l'écrivain ne montre 
                      autant de disposition à la méchanceté 
                      que dans ce poème en prose. Ses propos rompent avec 
                      l'idée d'un quelconque choix esthétique comme 
                      si tout ceci n'était qu'un exercice de style.
 2.1. Walser ou le regard de Janus. 2.1.1. La pauvreté selon Cézanne. Walser puise dans la société 
                      les matériaux propices à l'élaboration 
                      de son propre espace poétique, mais ce, de manière 
                      particulière. Le peintre s'enhardit, sous sa plume, 
                      jusqu'à la " bestialité " de la 
                      couleur afin de crucifier par le symbole la réalité. 
                      Le paysage s'avère alors être peigné, 
                      épuré, appauvri par la critique walsérienne. 
                      Antonin Artaud dans Le Suicidé de la société 
                      ressent à l'égard de van Gogh cette même 
                      impression. Il écrit: " cardé par le 
                      clou de van Gogh, les paysages montrent leur chair hostile, 
                      la hargne de leur replis éventrés, que l'on 
                      ne sait jamais quelle force étrange est, d'autre 
                      part, en train de métamorphoser." Van Gogh et 
                      Walser: une relation qui a fait noircir beaucoup de papier. 
                      Nous tenterons de comprendre de quelle façon Walser 
                      peut se réclamer de Vincent, et ce par l'emploi peut-être 
                      " janusien " de la pauvreté. Dans Lettres sur Cézanne, 
                      Rainer Maria Rilke confronte le travail de Cézanne 
                      avec celui de van Gogh, et remarque l'extrême pauvreté 
                      avec laquelle tous deux couchent leur couleur. Ce motif 
                      de la pauvreté court dans les nombreuses lettres 
                      adressées par Rilke à sa femme Clara au cours 
                      de l'exposition du Salon d'Automne de 1907. Mais il convient 
                      de s'entendre sur ce terme choisi afin de ne rien perdre 
                      en saveur lorsqu'on l'associera à Robert Walser. 
                      Pour ce faire, une étude comparée entre deux 
                      des toiles de Cézanne et de Van Gogh se prête 
                      à un semblable recoupement. Il s'agit de La Berceuse 
                      ( Mme Augustine Roulin en fait), et Madame Cézanne 
                      à la jupe rayée (Rilke sous le titre La femme 
                      au fauteuil rouge semble analyser cette toile.) Dans ces 
                      deux compositions, séparées l'une de l'autre 
                      par une dizaine d'années, le traitement chromatique 
                      diffère en dépit d'une volonté commune 
                      d'asseoir la scène dans une intimité rassurante. 
                      Cézanne compose depuis le fauteuil sur lequel est 
                      assise sa femme un ensemble scénique cohérent 
                      mais monotone : la haute plinthe derrière le fauteuil 
                      couleur carmin, les motifs étoilés bleus sur 
                      le mur, la longe robe stricte d'Horthense, ... Van Gogh, 
                      pour sa part, n'accorde pas la même attention à 
                      son fauteuil rouge bruni. En premier lieu, son regard s'attarde 
                      sur la jupe verte de Madame Roulin et sur le tapis qui donne 
                      l'impression désagréable d'épancher 
                      son sang. Au mur, des floralies et des bourgeons grandissent 
                      l'espace du tableau, et l'investissent de connotations printanières. 
                      Le regard quiet, voire absent de la Roulin est contrebalancé 
                      par ces formes tourbillonnantes qui, derrière son 
                      dos, sur le mur du fond, lui font presque un pied de nez. 
                      Cézanne et van Gogh réfléchissent différemment 
                      à la pauvreté, l'un par le biais des couleurs, 
                      l'autre par la mise en place d'un système détachant 
                      de plus en plus le sujet peint des contingences du réel. 
                      Madame Roulin, assise sur une rustique chaise de bois, à 
                      l'instar de Madame Cézanne confortablement lovée 
                      dans un fauteuil moelleux, a évolué dans l'imagination 
                      du peintre au cours de son séjour en Pays de Caux. 
                      Cette poitrine qui se dressait fièrement dans les 
                      premières esquisses charnelles, tellement Vincent 
                      aurait voulu s'y blottir, est là ramassée 
                      dans un gilet noir. Le peintre sans doute de vouloir réprimer 
                      de tels sentiments dégradants, de les appauvrir dans 
                      la couleur afin de rendre à sa peinture toute sa 
                      puissance , toute sa vigueur suggestive. La sensualité 
                      parcourt, quant à elle, le portrait de Mme Cézanne 
                      de façon austère, presque fugace. Sa robe 
                      tombe en plis droits sur le sol, le noud enserrant son chandail 
                      évite au regard de s'aventurer sur le décolleté. 
                      Sa chevelure, comme celle de la Roulin aussi, ne dégage 
                      aucun parfum d'érotisme. Dans La Berceuse ( 1888 
                      ) et Madame Cézanne à la jupe rayée 
                      ( 1877), la pauvreté picturale tient au fait que 
                      le superflu n'a pas de prise. Peut-être en chair, 
                      Madame Roulin s'appuie sur une misérable chaise, 
                      peut-être fluette, Madame Cézanne paraît 
                      tragiquement seule. Les deux femmes ont fasciné et 
                      les peintres et Walser , car elles crient leur ressemblance. 
                      Croisant leur mains sur leur ventre, elles réconcilient 
                      dans ce geste simple leur destin commun. Elle s'absorbent 
                      dans leur travail de modèle, s'épuisant à 
                      paraître belle et triste à la fois. Respirant 
                      le pathétisme, ce geste les entraîne à 
                      l'intérieur d'un cercle, cercle qui, pour le tableau 
                      La Berceuse, qu'un bout de corde comme le prémisse 
                      au gibet vient ternir." Et de ces choses, il fait ses 
                      'saints' écrit Rilke, il les force à être 
                      belles, à signifier l'univers, tout le bonheur et 
                      toute la magnificence du monde et il se sait s'il a obtenu 
                      qu'elles le fassent pour lui." 2.1.2. Une couleur pauvre. Dans son poème van Gogh, Robert 
                      Walser entend répondre à un besoin pratique: 
                      renseigner sur la signification et l'emploi qu'il fait de 
                      la couleur. Bien avant d'apprécier son désir 
                      de couleur, il est important de se recommander du peintre 
                      hollandais. Les possibles corrélations entre l'écrivain 
                      suisse et le peintre ont souvent été construites 
                      sur le modèle d'un repérages biographiques 
                      et thématiques qui n'éclairent ni ne légitiment 
                      en rien une consanguinité picturale. Dans son article, 
                      Karl und Robert Walsers frühe Interesse an der Kunst 
                      von van Gogh, Andréas Meier écrit : " 
                      Obwolh in anderer Technik ausgeführt nähert sich 
                      der Strichduktus von Karl Walser Radierungen der Zeichengestik 
                      van Goghs, dessen Faszination auf den jüngeren Illustrator 
                      in einigen der Arbeiten unschwer auszumalen ist aus dem 
                      Wechsel von Stricht und Runkmanier und der ähnlichen 
                      Landschaftsperspective mit des hochliegenden Horizontalinie." 
                      Robert Walser n'assiste pas en Décembre 1901 à 
                      la Sécession de Berlin présentant l'ouvre 
                      de van Gogh , dans la mesure où il ne vit pas encore 
                      dans la Capitale qu'il découvre un an plus tard. 
                      Karl Walser, l'aîné de Robert et peintre de 
                      métier, fréquentant déjà les 
                      cercles berlinois, goûte le premier aux charmes de 
                      son travail. Il dévore la récente traduction 
                      de la correspondance de van Gogh avec son frère qu'il 
                      a, sur demande de Cassirer, illustré de deux " 
                      Federzeichnungen " ou dessin à la plume. Robert, 
                      à travers son frère, se frotte lorsqu'il met 
                      pied en terre allemande à cette ouvre picturale qui 
                      inspire les jeunes artistes, mais qui déroute aussi 
                      les classes bourgeoises par son anti-conformisme. L'idée 
                      d'une peinture à la forme poétique de Robert 
                      entre en concurrence avec la peinture plus réaliste 
                      de son frère. Mais c'est lui qui l'introduit auprès 
                      des Cassirrer que de tels apanages ne pouvaient donc pas 
                      laisser indifférents - ces marchands d'art particuliers 
                      semblable en France à Alexandre Vollard, et qui se 
                      targuaient d'être toujours aux avant-postes del'art 
                      moderne. Des organes de diffusion, tels que la revue Kunst 
                      und Künstler, et par l'intermédiaire desquels 
                      la voix de Robert Walser aurait pu se faire entendre, pouvait 
                      contribuer à habituer le public allemand, réticent 
                      à toute agression esthétique, aux toiles de 
                      Vincent van Gogh. En 1912, une autre Sécession se 
                      déroula à Berlin , au cours de laquelle Robert 
                      tombât en pâmoisons devant les souffrances de 
                      l'Arlésienne. La critique, et en particulier par 
                      la voix de Julius Meier-Graefe, encensa les toiles du martyr 
                      français, à propos de qui il déclara 
                      : " van Goghs Stils ist der Notbehelf des Isolierten 
                      und steht auf dürftigeren Konventionen." Dès 
                      1898, Meier-Graefe avait pris fait et cause pour les orientations 
                      nouvelles du néo-impressionnisme, le décrivant 
                      comme la recherche esthétique la plus contemporaine. 
                      Ayant suivi sa scolarité à Berlin, il s'installe 
                      à Paris en 1900 où il témoigne un intérêt 
                      certain pour l'impressionnisme et les mouvements avant-gardistes. 
                      Il écrit deux essais, comme Walser, sur celui " 
                      qui cherchait Dieu " en 1907 puis en 1924. Van Gogh 
                      parle le langage des pauvres, de ceux qui n'ont jusque là 
                      jamais trouvé une oreille attentive à leur 
                      détresse. Andréas Meier, dans cet article, 
                      tente d'élucider la question originelle. Robert Walser 
                      n'a-t-il écrit son poème van Gogh en 1912 
                      que sur invite des Cassirer ou bien la toile l'a t-il autrement 
                      bouleversé ? Si l'on constate que l'écrivain 
                      a retravaillé, après ce choc esthétique, 
                      à une deuxième version poétique, cela 
                      semble légitimer l'hypothèse d'un émoi 
                      presque existentiel. Sans aucune contrainte, Walser porte 
                      de nouveau sur le métier son poème sur Madame 
                      Ginoux, alléguant son étonnement toujours 
                      renouvelé lorsqu'il pense à cette " mater 
                      dolorosa." Des choses lui auraient jadis échappées 
                      pour qu'il désire les coucher différemment 
                      sur le papier. Et Meier de commenter ainsi sa décision 
                      : " eigene Gleichgültigkeit und Unverständnis 
                      vorspielend lenkt Walser den Leser erneut auf die Begegnung 
                      von Maler und Modell als Grundimpuls dieses Bildes und weist 
                      auf seine Schlichtheit und Grösse hin die ' ohne viel 
                      Absicht ' entstanden sei." La femme d'Arles, répondant 
                      certes au canon esthétique des Cassirrer, subjugue 
                      aussi Walser au point qu'il se porte en défenseur 
                      de sa cause. Il se met au service, par l'écriture, 
                      de la figure de cette " mère douleur." 
                      L'écrivain absout ses péchés devant 
                      le spectacle de cette femme dont la beauté simple 
                      amène à l'émotion et à l'épanouissement 
                      poétiques. Le livre, devant elle, engage depuis le 
                      tableau de van Gogh, à une retranscription que ne 
                      manque pas d'entendre Walser. Der arme MannEs mir nun mal nicht antun kann.
 Vor seiner gröblichen Palette
 Zerstreut in mir sich jede nette
 Aussicht ins Leben. Ach, wie kalt
 hat er sein Lebenswerk gemalt !
 Er malte, scheint mir, nur zu richtig.
 will jemand sich ein wenig wichtig
 vorkommen in der Ausstellung,
 so wird ihm bang vor solchen Pinsels Schwung.
 Schrecklich, wie diese Aecker, Felder, Bäume
 einem des Nachts wie klob'ge Traüme
 den Schlummer auseinanderreissen.
 Hochachtung immerhin vor heissen
 Kunstanstrengungen, beispielweise
 vor einem Bild worin im Irr'nhauskreise
 Wahnsinnige zu sehen sind
 Den Sonnenbrand, Luft, Erde, Wind
 gab er ohn'Zweifel prächtig wieder.
 Doch senkt man bald die Augenlider
 vor so selbstquälerischer Stärke
 in doch nur halbbefriedigendem Werke.
 Zu grausen fängt's ein'an,
 wenn Kunst nichts Schön'res kann,
 als rücksichtslos ihr Müssen, Sollen, Wollen
 vor schau'nden Seelen aufzurollen.
 Wunsch, wenn ein Bild ich seh',
 liebkost zu werden wie von einer güt'gen Fee,
 geh, geh, adee !
 A lire ces impressions esthétiques, 
                      on découvre de nombreuses toiles du peintre, plus 
                      particulièrement l'Arlésienne, Le Semeur au 
                      coucher de soleil ( nov. 1888 ), ou encore La nuit étoilée. 
                      On a de suite en mémoire l'hôpital d'Arles 
                      lorsqu'on lit les vers walsériens : " vor einem 
                      Bild worin im Irr'nhauskreise / Wahnsinnige zu sehen sind." 
                      Ce tableau a été peint en avril 1889 au cours 
                      du séjour de Vincent à l'hospice Saint Paul 
                      de Mausolé, après sa première crise 
                      de folie provoquée par une divergence d'opinion " 
                      d'une électricité excessive " avec son 
                      ami Gauguin, " l'ancien banquier ". Installé 
                      volontairement quelques mois dans ce " Irrenhaus " 
                      de Saint-Remy, à la demande de son frère, 
                      le peintre dispose d'un atelier de peinture et d'une chambre 
                      ouvrant l'un sur le jardin, l'autre sur le massif des Alpilles. 
                      Sa production se vivifie au contact de ce monde étrange 
                      et lumineux, attisé par un vent qui fouette autant 
                      son chevalet qu'il ne balaie sa couleur sur la toile. L'hôpital 
                      d'Arles, que Walser reprend sous la forme d'un détail 
                      biographique, fait écho à un épisode 
                      douloureux qui pourtant n'atténue en rien sa frénésie 
                      artistique. Dans cette toile-prison, le regard en premier 
                      lieu se perd sur une pièce fuyant jusqu'à 
                      ce christ crucifié sur le mur du fond en signe d'ultime 
                      salut. Une lointaine porte de couleur bleu, sans doute celle 
                      du directeur de l'établissement, ferme un au-delà 
                      prophétique. De part et d'autres des lignes fuyantes, 
                      van Gogh a placé des espaces circonscrits figurant 
                      les chambres, séparées les unes des autres 
                      par des tentures vertes. Car aucune fenêtre ne s'ouvre 
                      sur l'extérieur, la lumière semble naître 
                      de ces tentures pauvres. Au second plan, deux sours font 
                      don de leur personne à des malades alités 
                      pour qui nul déplacement semble possible. En fait, 
                      van Gogh travaille son tableau en sorte que le regard puisse 
                      remonter depuis le christ sur la croix jusqu'à l'imposant 
                      et chaleureux poêle autour de qui sont regroupés, 
                      perdu dans leur solitude, cinq pensionnaires. L'hospice 
                      respire le silence des murs froids et se renferme dans son 
                      malaise. Les cris d'agonie et de détresse ne font 
                      de plus en plus sourds devant ce poêle presque envahissant 
                      qui occupe toute la scène et constitue un obstacle 
                      au regard. Le coudoiement d'un tuyau marron, seul, montant 
                      sous les combles, offre un échappatoire pour le peintre 
                      qui le lit comme une guérison à l'Ennui, et 
                      une fantaisie de son imagination. Walser a vite compris 
                      l'ambition esthétique de van Gogh lorsqu'il écrit 
                      le vers débutant par " schrecklich, wie diese 
                      Äcker. " puisqu'il se souvient des pages du peintre 
                      à son frère relatant ses réflexion 
                      sur Les ténèbres." Le ciel est bleu vert, 
                      l'eau est bleu de roi, les terrains sont mauves. La ville 
                      est bleue et violette (.) Sur le champ bleu vert du ciel, 
                      la grande Ourse a un scintillement vert et rose, dont la 
                      pâleur discrète contraste avec l'or brutal 
                      du gaz." La nuit pour van Gogh se mire de couleurs, 
                      de ce chatoiement qui remplit la blancheur du tableau. La 
                      réalité de s'inverser du fait de cette impulsion 
                      , de cet afflux : le ciel devient sous sa plume un champ 
                      dans lequel la grande Ourse, déjà presque 
                      un personnage, laisse derrière elle une traînée 
                      d'étoiles. Le peintre hollandais apprécie 
                      de rendre par cour ces paysages nocturnes qui ne sont bercés 
                      que de la seule lumière des cieux, mais il excelle 
                      aussi dans l'art de ces scènes nocturnes où 
                      les murs ruissellent d'une sorte de réverbération 
                      urbaine. Dans Terrasse du café le soir ( sept. 1888 
                      ) par exemple, van Gogh a posé son chevalet devant 
                      cet univers des plaisirs de la nuit dans lequel la détresse 
                      vient se soûler. Un réverbère allonge 
                      son bras jusqu'au dessus de la tête des buveurs de 
                      telle façon à ce qu'il puisse lui-même 
                      les éclairer. Mais le jaune se montre trop criard, 
                      voire ostentatoire. Le pavé subit l'emprise de jaune 
                      dénaturé, alors que dans le ciel d'un bleu 
                      profond poudroient des étoiles scintillantes. Le 
                      poème walsérien entend lui aussi rendre lisible 
                      l'univers pauvre de van Gogh. Selon lui, le peintre n'est 
                      riche que des trois couleurs primaires. Loin de se renfrogner 
                      et de crier au coup du sort, il se met en tâche de 
                      mélanger, atténuer, corriger, expérimenter 
                      comme un véritable alchimiste la noblesse de ces 
                      matériaux. Walser utilise le poème pour se 
                      hausser vers le " Grand ouvre ". Der arme Mann 
                      : cette vérité ne lui suffisant pas, l'écrivain 
                      se décide à la grossir, à l'enjoliver 
                      de façon à ce qu'elle supporte la totalité 
                      du poème. Ce champ sémantique de la pauvreté 
                      n'est que partiellement reconduit autour de substantifs 
                      tels que " craintes ", " effroi " ou 
                      bien peut-être " épars " alors qu'on 
                      lit au choix de nombreux syntagmes dynamisant le texte. 
                      Dans une lettre à son éditeur Otto Pick, Walser 
                      insiste sur le plaisir qu'il a eu de découvrir van 
                      Gogh :" (.) wie z. B diesen erschreckenden Zauberer 
                      van Gogh, über ich den ich ein Gedicht schrieb, worin 
                      ich die abstossende und zugleich imponierende, die prachtvolle 
                      und zugleich schmerzliche Art des Mannes zu charakterisieren 
                      versuchte." Il compare aussi Rembrandt au " magicien 
                      des magiciens " dans sa correspondance comme si un 
                      parfum magique s'exhalait depuis le pays des tulipes dans 
                      leur tableaux. L'écrivain retranscrit le plus fidèlement 
                      cette magie dans son poème, et ce lorsqu'il parle 
                      de " selbstquälerischer Stärke ", c'est-à-dire 
                      de la puissance créatrice à la fois tourmentée 
                      et tourmentante. Walser de décrire l'angoissante 
                      agitation du peintre comme une discordance entre un vouloir 
                      et un pouvoir de l'art. Il suggère l'idée 
                      que l'artiste se voit souvent contraint de ne rendre qu'une 
                      partie des pensées qui sont les siennes, sous peine 
                      de dénaturer un ensemble instable. Ce fini esthétique 
                      est rendu par Walser dans l'utilisation de ces trois verbes 
                      modalisant sa réflexion. Le tableau de van Gogh le 
                      freine dans son intention d'aller au-devant de la réalité, 
                      mais elle le freine de la manière la plus positive 
                      possible quand on voit avec quel entrain il s'acharne à 
                      la maculer de couleurs." Während der Grossteil 
                      der Literaten die Armut als eine Plage auffaasst, die ihn 
                      in gallige Empörung treibt und soziale Stirnrunzeln 
                      über sein Gesicht legt, hat sie Robert Walser von Jugend 
                      auf als das Naturgemässe empfunden " écrit 
                      l'ami Carl Seeling. Et de poursuivre : " Für ihn 
                      bietet das Leben in der Höhe, das Heraufkommen aus 
                      dem Dunkeln mehr Sensationen als alle Wanderungen auf dem 
                      Grat des Glück." Walser a une attitude double 
                      devant le tableau de Van Gogh. Tourmenté par cette 
                      fascination effrayante, et estimant cette pleine beauté, 
                      l'écrivain refreine dans l'espace poétique 
                      son angoisse. Une perception nouvelle de cet effrayant sous-tend 
                      la création du peintre. Le " noir excrémentiel 
                      " de son dernier tableau, Les Corbeaux, n'est effrayant 
                      qu'au contact de la vie de l'artiste, se défendant 
                      de toute légitimité sorti de son contexte 
                      créatif. 2.1.3. L'artiste-combattant. A une irrégularité 
                      près qui fait sens, l'ensemble fonctionne comme un 
                      diptyque où les vers se répondent les uns 
                      aux autres. Les trois derniers vers forment un tout indivis 
                      de part des jeux d'allitérations, et la juxtaposition 
                      presque coercitive de la terce. Les quatre syllabes de " 
                      der arme Mann " résonne ainsi dans la clôture 
                      " geh, geh, adee ! " comme pour rétablir 
                      la mesure interne du poème. L'écrivain a privilégié 
                      les substantifs omniprésents au détriment 
                      de trop rares verbes qui alors font foi. ( " malen 
                      ", " sehen ", " seken ", ou encore 
                      " aufrollen " qui appartiennent au champ sémantique 
                      du peintre.) Cette pléthore de substantifs s'organise 
                      autour de rythmes tertiaires, voire quaternaires (Cf. "Äcker, 
                      Felder, Baüme / Sonnenbrand.) au sein desquels s'installe 
                      une musique des éléments. Prairies, champs, 
                      et arbres ne sont plus des concepts, mais ils découpent 
                      dans le poème le contour d'un décor signifiant 
                      : ces pâturages, dans le coucher du soleil, sont balayés 
                      par le vent qui agite aussi la cime des arbres. Une lumière 
                      nocturne caresse ce monde imaginaire. Ecrivant cette symphonie 
                      pastorale, Walser a semblé oublier l'eau afin qu'elle 
                      n'assoiffe pas sa palette chromatique. Van Gogh sûrement 
                      laisse sa toile séchée au vent pour pouvoir 
                      l'envoyer roulée à son frère. Le pinceau 
                      du peintre hollandais se trempe rarement dans l'eau pour 
                      diluer sa couleur. A l'instar de Cézanne, il s'est 
                      peu essayé à l'aquarelle. Dans sa correspondance 
                      avec Théo, il avoue sa méconnaissance de cette 
                      technique de la fluidité, malgré les injonctions 
                      répétées de Mauve lorsque celui-ci 
                      lui rendait visite à La Haye. Walser se souvient 
                      de cet aveu et pousse le plaisir des mots jusqu'à 
                      ne pas l'évoquer. Préférant s'abreuver 
                      à la source d'un " coucher de soleil ", 
                      l'écrivain gagne sur le jour dans un moment d'écriture 
                      liminaire où la lumière devient ténèbres. 
                      Un autre rythme ternaire court dans ce poème, il 
                      s'agit de l'ensemble prégnant composé par 
                      les trois verbes modaux " müssen ", " 
                      sollen " et " wollen." Ceux-ci témoigne 
                      du caractère inopérant de sa démarche 
                      esthétique qui bien qu'inspirée par une louable 
                      intention est subordonnée à une hégémonie 
                      du mot. Ces trois verbes substantivés apparaissent 
                      comme trois rocs inébranlables, trois jalons du langage 
                      par lesquels il faut inévitablement passer pour poursuivre 
                      notre lecture." Robert Walsers Gedicht ' van Gogh' 
                      erweist sich, mit jeder Zeile mehr, als eine Meditation 
                      über die Masse der Richtigkeit, über das Gewebe 
                      von Rücksicht und Richtigkeit." Et d'ajouter plus 
                      loin dans l'article : " das Gedicht soll das Entsetzen, 
                      soll die Zerstörung im 'zu-Richtigen' abwenden : Gedicht, 
                      Dichten als apotropäische Gebärde." Une analyse 
                      complète montrerait ce réemprunt du vocabulaire 
                      pictural au profit d'une critique d'art. L'artiste aux dires 
                      de Walser apparaît sous le costume du combattant, 
                      mais il acquiert la dimension d'un combattant terreux dans 
                      l'univers poétique. Il possède la terre et 
                      au même titre s'enivre de couleurs. Vincent fait état 
                      dans les lettres adressées à son frère 
                      de son ressentiment à l'égard des peintres 
                      qui ne " mettent pas leur peau" dans leur travail. 
                      Il préfère ne pas accorder de crédit 
                      à ces " peinturlureurs " de second ordre 
                      qui font commerce des hommes plutôt de que d'être 
                      désobligeant. De la même façon, Robert 
                      Walser ne fait aucunement allusion au fait que van Gogh 
                      s'inspirât beaucoup de la production de ses pairs. 
                      Il s'en explique longuement avec son frère comme 
                      d'un besoin presque existentiel de se rassurer dans son 
                      art. Millet, Daumier, Delacroix ( trois peintres sur qui 
                      Walser s'est entretenu ) se sont vu littéralement 
                      revisités par le pinceau de van Gogh qui ainsi affirmait 
                      une filiation prégnante avec leur ouvres. Content 
                      de délayer sa palette comme eut pu le faire un Millet 
                      quarante ans avant lui, le peintre apprend ainsi la peinture 
                      depuis sa source la plus sûre. Il n'apprécie 
                      que trop mal ces maîtres, et van Rappart en fera partie, 
                      qui cherchent à lui dicter leur conception de l'art. 
                      Copier Les Planteurs de pommes de terre, Nuit étoilée 
                      ou encore Le Semeur revient à traduire sous une forme 
                      nouvelle le tableau du " père Millet." 
                      A l'ombre des Grands maîtres de la peinture, van Gogh 
                      peut se permettre de telles débordements de couleurs. 
                      Remplissant l'espace laissé béant, le peintre 
                      s'autorise des virtuosités qu'il n'aurait pu supporter 
                      étant le spectateur premier de la réalité. 
                      Toujours avec modestie, sans arrière-pensée, 
                      van Gogh tente de s'approprier le tableau qu'il copie et 
                      du même coup la réalité qu'il représente. 
                      Chaque nouvelle décision le grandit, l'enrichit puisqu'il 
                      se passionne pour le travail d'autrui." Ce n'est pas 
                      précisément un manque d'inspiration qui le 
                      pousse à copier, plaide en sa faveur le critique 
                      d'art Meier-Graefe, car lorsqu'on aime la nature on trouve 
                      assez de motifs dans une fleur, une chaise rustique, une 
                      rue pavée. C'est plutôt le contraire qui le 
                      tourmente, la nécessité de se défendre 
                      contre l'inspiration, contre une surabondance de matières 
                      inflammables." Puisqu'il fonctionne par niveau de progression, 
                      il peint jusqu'à satisfaction des séries d'un 
                      même paysage, d'un même sujet. Dévorant 
                      les toiles des Anciens, le peintre hollandais expérimente 
                      ce qu'il ne maîtrise pas totalement. Il s'essaie pourtant 
                      peu au fusain de peur de se décevoir. Mais la patience 
                      aidant, il parvient à épointer son pinceau, 
                      à éclabousser sa toile de couleurs. De grands 
                      espaces le cloisonnent parfois, des difficultés qu'il 
                      pense insurmontables le rebutent : " c'est un grand 
                      problème : moutonner ; des groupes de figures qui, 
                      quoique formant un tout, viennent regarder de la tête 
                      ou des épaules l'un au-dessus de l'autre. " 
                      Vincent analyse avec circonspection ses erreurs, ses progrès, 
                      ses projets. C'est pour cette unique raison qu'il tarde 
                      à s'attaquer à la figure qui l'emporterait 
                      dans un flot impétueux de difficultés. 2.2. Une volonté de possession. 2.2.1. Van Gogh ou l'épuisement 
                      de la couleur. Vincent a accepté de vivre 
                      dans le dénuement le plus terrible pour pouvoir mener 
                      à bien sa mission de peintre. L'antipathie manifeste 
                      des arlésiens ne fait que renforcer sa conviction 
                      bien que son art ne restitue en bonheur jamais totalement 
                      l'abnégation qu'il demande. Cette idée est 
                      présente chez van Gogh lorsqu'il dit travailler non 
                      pas jusqu'aux limites de sa forces, mais jusqu'à 
                      l'épuisement de ses tubes de couleurs. Sa démarche 
                      esthétique est assujettie à des conditions 
                      matérielles." Le jour viendra cependant, ne 
                      cesse-t-il de répéter, où l'on verra 
                      que cela vaut plus que le prix de la couleur et de ma vie 
                      en somme très maigre, que nous y mettons." Cette 
                      cruelle pensée témoigne de l'acharnement avec 
                      lequel van Gogh se disputait l'art." A propos de 'couleurs 
                      pauvres', se croit-il en droit de dire, il ne faut pas, 
                      à mon sens, considérer les couleurs d'un tableau 
                      en elles-mêmes ; une 'couleur pauvre' peut très 
                      bien exprimer le vert très tendre et frais d'une 
                      prairie (.) quand par exemple, elle est soutenue par un 
                      brun-rouge, un bleu sombre ou un vert-olive. " Pour 
                      Robert Walser, lorsqu'il ne parle pas autour de la peinture, 
                      l'herbe est toujours verte, le ciel bleu, la neige blanche. 
                      De cette stéréotypie chromatique naît 
                      une sorte de monotonie de lecture. Dans son roman Le Commis, 
                      il associe la beauté idéale à la couleur 
                      en s'écriant : " .comme cela pouvait vous donner 
                      du bonheur. On voyait partout surtout trois couleurs : un 
                      blanc, un bleu et un or." Comme la "note de haut 
                      jaune " pour van Gogh, le bleu semble dans l'écriture 
                      walsérienne imprégner, voire absorber les 
                      contours. Il n'y aurait de contraste qu'au " sens musical." 
                      Et l'écrivain d'agencer en fait sa propre palette 
                      et de faire lui-même le " mélange des 
                      couleurs " : " le blanc troublait un peu le bleu, 
                      écrit-il dans Les Enfants Tanner, l'affinait, le 
                      rendait plus désirable." Walser associe la couleur 
                      à un désir et tend à rapprocher l'acte 
                      esthétique d'un émoi. Le pinceau rend compte 
                      de cette frénésie du geste artistique. " Un peintre est un homme qui 
                      tient un pinceau à la main. Au bout du pinceau il 
                      y a de la couleur. La couleur a été choisi 
                      au goût du peintre. La main lui sert à conduire 
                      le pinceau adroitement en suivant les ordres de l'oil qui 
                      voit et qui sent. Il dessine et peint tout à la fois 
                      avec son pinceau. Les poils d'un pinceau sont d'ordinaire 
                      merveilleusement affilés et fins, mais plus affilée 
                      et plus fine encore est l'attention avec laquelle les sens, 
                      tous les sens, appliqués, tendus, collaborent." Robert Walser avoue perdre contenance 
                      devant le travail à la brosse de certaines des toiles 
                      de van Gogh, qui selon lui destitue la perception sensible 
                      de la couleur au profit d'une interprétation mouvementée 
                      de la réalité. Il parle " de passion 
                      qui l'emporte quand il tient son pinceau qui est alors comme 
                      le battant d'une cloche fait de mille couleurs, comme s'il 
                      s'applique à faire qu'un trait soit encore plus ce 
                      trait-là, une couleur, cette couleur-là, cet 
                      accent-là, ce désir-là. " dans 
                      Les Enfants Tanner. Cette " négligence " 
                      interprétée par Walser se ressent par exemple 
                      dans Deux peupliers sur la colline.( 1889) Deux peupliers 
                      se dressent comme deux colonnes de porphyre dans un décor 
                      provençal. Leur couleurs jaune-rouge brûlent 
                      le ciel, et donnent l'impression de lécher la maison, 
                      l'encerclant, la protégeant. D'un tracé vigoureux, 
                      voire nerveux, le peintre a brossé le cheminement 
                      de lignes ondoyantes comme si les peupliers ployaient sous 
                      la force du vent. Leur courbure suivrait presque le mouvement 
                      dicté par le mistral. Comme deux pieux enfoncés 
                      dans la colline, les arbres semblent canaliser la force 
                      perceptible de ce ciel tourmenté, et la retourner 
                      dans le sol. A cet endroit, la surface de la toile montre 
                      plus de fluidité, de tranquillité : la couleur 
                      reposée peut depuis ce coude de rocaille s'étirer 
                      à loisir. Mais à l'inverse, toujours possible, 
                      on peut comprendre ce tableau comme une symphonie d'éléments 
                      qui s'agitent jusqu'à la tête des peupliers 
                      et qui viendraient se perdre dans l'agitation de ces tâches 
                      de bleu marin et de jaune. Le ciel, interprété 
                      comme une perle de pluie, éteindrait ces deux flammèches 
                      végétales, de telle façon à 
                      ce qu'elles figurent un élan ignifugé de la 
                      création. Van Gogh acquiesce, et ce Walser l'a parfaitement 
                      compris, à l'idée d'un art épuré 
                      de toute appartenance à une quelconque école, 
                      dépossédé de ce qui aurait pu l'enfermer 
                      dans le cercle claquemuré des compromissions. Le 
                      peintre n'entend pas remplir d'un vert émeraude les 
                      contours d'un cyprès, si lui le voit davantage céruléen. 
                      Son appréciation est déterminante dans les 
                      contrastes ou les complémentarités tonales. 
                      La couleur impressionniste l'a quelque peu perturbé 
                      lorsqu'il arrive de son Brabant natal dans la mesure où 
                      elle décide de la retranscription de l'émotion 
                      esthétique." Le sentiment positif de l'art, 
                      écrit-il à van Rappart, est une chose qui, 
                      bien qu'elle soit faite par des mains d'hommes, n'est pas 
                      un produit de ces seules mains, qu'elle jaillit d'une source 
                      plus profonde de notre âme, et que je découvre 
                      dans l'habileté et le savoir technique, par rapport 
                      à l'art, un trait qui me rappelle ce qu'on qualifierait 
                      d' 'indisciple' dans la religion." L'art s'aventure 
                      dans des sphères jusque là inexplorées 
                      où le peintre prend le costume du pionnier. La critique 
                      de seulement le confronter ou non dans l'idée d'être 
                      sur le bon chemin. N'écoutant que les soubresauts 
                      de son âme, le peintre a eu cure de ces gens négligeant 
                      son ouvre ou qui comme Toulouse-Lautrec à l'occasion 
                      des " XX " à Bruxelles organisés 
                      par l'amateur Octave Maus en 1889 le provoque en duel. Ce 
                      duel tourne court et van Gogh vend une de ses toiles à 
                      une amateur belge. Il sait que la critique le grandit au 
                      lieu de l'asseoir, elle ne le terrasse pas, bien au contraire, 
                      elle le porte encore plus en avant dans la solitude de la 
                      création. Le peintre a estimé peut-être, 
                      pensant aux conseils de van Rappart que " celui qui 
                      se met sur mon chemin s'empêche lui-même s'avancer." 2.2.2. Une réécriture du 
                      poème. Ecrit six ans plus tard, le poème 
                      en prose Zu der Arlésienne von van Gogh, donne une 
                      autre tonalité. L'écrivain s'abîme dans 
                      une rêverie sur la beauté, avant que de nous 
                      suggérer, bien modestement il est vrai, une présence 
                      féminine. Ce corps pauvrement décrit ne dégage 
                      aucune sensualité, bien que sur invite de l'écrivain 
                      " man möchte die mageren Wangen dieser Dulderin 
                      streicheln" à moins que ce ne soit la surface 
                      âpre du tableau. Walser est pénétré 
                      par des impressions qui lui viendraient de l'intérieur 
                      et ne donne que peu d'occasions au peintre de briller. Mme 
                      Ginoux, ou un autre modèle, interchangeable et unique 
                      à la fois, porte sur son visage le lourd fardeau 
                      de l'humanité. Van Gogh a joué de son vieillissement 
                      physique et moral comme d'une palette colorée sur 
                      laquelle à loisir il peut en atténuer, dessécher 
                      les contours. Au plus, il attribue au peintre les mérites 
                      d'un " maître du christianisme primitif ", 
                      d'un " peintre-martyr." Sans être présomptueux, 
                      l'adjectif " primitif " rend témoignage 
                      de l'intérêt croissant pour les formes d'art 
                      archaïques de l'U-kiyo-e, d'arts océaniens ou 
                      africains." Dans la formation de cet impulsif autodidacte, 
                      écrit Meier-Graefe à propos de van Gogh, il 
                      y a une économie de moyens que seule la discipline, 
                      des époques primitives a connue." En se jouant 
                      des repères temporels, empruntant ses coloris aux 
                      grands noms de la peinture, Walser de proche en proche creuse 
                      un important fossé entre Mme Ginoux, la cafetière, 
                      la réminiscence d'une tête d'acteur à 
                      la Sharaku peut-être, et le peintre de manière 
                      à la figurer dans le présent de l'écriture, 
                      et à la positionner de façon synchronique 
                      à un moment précis de son évolution 
                      esthétique. Il prend conscience de la difficulté 
                      extrême à rendre compte de la beauté 
                      de cette femme dans la mesure où " c'est certainement 
                      le peintre qui doit aimer la nature avec le plus de force 
                      et le plus de souffrances." Parce que le peintre est 
                      assujetti à la souffrance, en proie à l'incompréhension 
                      des arlésiens, il peut dans la couleur peindre cette 
                      mater dolorosa. Cette complicité dans la souffrance 
                      émeut Walser qui trouve un ravissement certain à 
                      écrire pleurer la femme. Il prend soin d'opposer 
                      deux registres sémantiques : le champ lexical de 
                      l'énigmatique (" déroutant ", " 
                      secrète ", " perd ".) avec celui du 
                      compréhensible, du moins du formulable.( " penser 
                      ", "question", "signification ", 
                      " réponses ", " interrogations profondes 
                      " ) Mais ce jeu de questions sonne faux, l'écrivain 
                      laisse ouverte la porte à toutes les significations." 
                      Darf ich hoffen ? " rendant un écho kantien 
                      se donne à la lumière d'un exemple qui aurait 
                      pu paraître ornemental, mais qui réinscrit 
                      encore plus profondément la digression dans la description 
                      du tableau. Walser n'accorde aucune réponse à 
                      ce" hast du viel gelitten ? " , si ce n'est dans 
                      l'écriture elle-même. Cette interrogation aux 
                      sonorités bibliques nourrit dans le texte walsérien 
                      des idées associées à la pauvreté. 
                      Il est souvent réducteur de faire ainsi parler un 
                      mot épars, mais l'attention portée aux " 
                      joues maigres " de Mme Ginoux renforce notre sentiment 
                      premier. L'écrivain demande, toujours négligemment, 
                      à ce qu'on se prosterne devant le tableau de van 
                      Gogh, qui devient presque une image liturgique. Et Walser 
                      les mains jointes s'agenouille avec respect devant ce qu'elle 
                      représente. Mme Ginoux ne représente pas seulement 
                      une femme d'Arles avec son lot de souffrances et de pleurs, 
                      elle vit sous le regard du peintre vu par l'écrivain 
                      comme une " sainte martyre." Et l'écrivain 
                      peut-être de se remémorer les paroles du peintre 
                      lorsqu'il écrivait : " Soit dans la figure, 
                      soit dans le paysage, je voudrais exprimer .une profonde 
                      douleur. Somme toute, je veux arriver au point qu'on dise 
                      de mon ouvre : cet homme sent profondément et cet 
                      homme sent délicatement." Walser a réussi 
                      ce que van Gogh n'avait qu'ébauché : louer 
                      la " beauté intérieure d'une femme sans 
                      beauté." Puisque peut-être l'arlésienne 
                      se sent alors moins sale d'avoir rendue sa souffrance à 
                      l'humanité, elle ( ou le peintre ?) se délivre 
                      sur la toile d'une " magnifique coulée de rouge." 
                      Car l'homme pieux qu'est van Gogh signifie sa condition 
                      d'artiste dans le dénuement le plus complet, il reste 
                      un mystère à lui-même : difficile en 
                      effet que de célébrer un culte de la bassesse, 
                      de la vilenie." Quand nous voyons l'image d'un abandon 
                      indicible et indescriptible - de la solitude, de la pauvreté 
                      et de la misère, la fin des choses ou leur extrémité 
                      - c'est alors que dans notre esprit surgit l'idée 
                      de Dieu." A la tonalité religieuse, Walser a 
                      choisi le décor d'un conte de fée. Cette intention 
                      s'inscrit dans la tradition walsérienne du conte 
                      de fée. Lise Benjamenta par exemple agite sa baguette 
                      à la manière d'une ravissante fée. 
                      Dans Ein Maler, l'écrivain reprend ce thème 
                      lorsqu'il dit à propos de la comtesse que les tableaux 
                      sont " ses miracles, ses contes et même ses histoires 
                      même s'ils ne racontent rien." 2.3. Une possible médiation 
                      ? 2.3.1. La fierté du peintre. Dans Marcher à l'écriture, 
                      Paul Nizon dit s'être inspiré conjointement 
                      de Walser et de van Gogh pour l'écriture de son roman, 
                      Stolz." Tous deux m'ont vite permis de me représenter 
                      l'outillage artistique, et par voie de conséquence, 
                      d'avoir une idée concrète du métier." 
                      Et d'ajouter : " Les premières choses qui ont 
                      fait impression sur moi sont la figure de l'écrivain 
                      et la profession du poète." Cette distinction 
                      imprègne l'ouvre des deux artistes, Nizon parlant 
                      réfutant à propos du peintre le terme de métier, 
                      et déclarant en guise de rachat : " Pour ce 
                      qui est du métier : Vincent ne peut inventer , comment 
                      le pourrait-il ? Il a peu de talent, il a de la passion." 
                      Cette souffrance le porte à regarder une pipe sur 
                      une chaise et à percevoir passionnellement la réalité. 
                      Nizon dans son Stolz met en scène un étudiant 
                      qui travaille sur un essai sur van Gogh. Yvan offre des 
                      similitudes avec les personnages walsériens puisque 
                      le narrateur le brosse de la sorte : " il était 
                      jeune, n'avait ni partis pris, ni projets, n'éprouvait 
                      que cette dilatation en lui, c'était quelque chose 
                      de physique, comme une déchirure de tous les membres. 
                      " Walser dit souvent ressentir cet écartèlement, 
                      cette béance de l'univers qui l'entraîne au 
                      pied de lui-même. Sans cesse, Yvan Stolz affirme son 
                      besoin de s'échapper, de fuir sa gueule, de disparaître 
                      aux yeux de sa propre personne. En dépit de ses continuels 
                      renoncements, il cherche quand même à lutter 
                      : il retourne à la faculté, ce temple du savoir, 
                      prend l'initiative de rédiger un article sur le peintre. 
                      Mais il prend peur à l'idée de " mettre 
                      sa peau ", de se considérer en tant qu'individu 
                      pensant. Comme le poète Sébastien dans Les 
                      Enfants Tanner, comme Walser le jour de Noël, Stolz 
                      connaît les plaisirs de l'effacement dans la neige. 
                      A cette ressemblance près, Yvan n'a guère 
                      la fibre poétique, van Gogh le hante jusqu'à 
                      conduire ses pas à la ferme de la Verrerie pour trouver 
                      quiétude et inspiration, mais il ne peut longtemps 
                      regarder face à face avec les murs de cette retraite 
                      de cristal qui éclate sous les coups de pinceau invisibles 
                      de van Gogh. Le peintre de le troubler outre mesure : " Il y avait là un pouvoir 
                      d'empathie qui frisait la folie, une incroyable capacité 
                      d'attention à toute chose, y compris les plus insignifiantes 
                      - l'herbe, les branches de l'arbre, une chaise, une chaussure, 
                      un fiacre. Les êtres humains : paysannes aux champs, 
                      tisserands à leur métier, joueurs de billard 
                      dans un café ; facteurs, gardiens de l'asile d'aliénés, 
                      pute. C'était un besoin de possession, une force 
                      ravageuse, mais aussi vivifiante. Elle pénétrait 
                      jusqu'à l'intérieur des chairs et des nerfs 
                      et faisait que les choses se mettaient soudain à 
                      bouger, à s'étirer et à se dilater, 
                      à palpiter, à chatoyer et à clamer." Ce besoin minimaliste, ce désir 
                      affirmé d'animer la chair flasque d'un Trabuc est 
                      exploité par Nizon jusque dans le rythme de la phrase. 
                      De l' inertie naît la vie, la couleur et enfin la 
                      Parole poétique. Cette gradation définit aussi 
                      l'esthétique de Walser chez qui le moindre détail 
                      fait foi par delà toute attente. Peut-on parler d'appauvrissement 
                      ? Non, plutôt de légèreté passionnelle, 
                      évanescence de l'être, voire présence 
                      suggestive qui à peine énoncée s'évanouit 
                      dans la couleur d'une autre présence suggérée. 
                      Van Gogh sonne comme un prétexte afin de se meurtrir, 
                      de se désespérer de sa condition d'homme libre. 
                      Stolz aussi de jouer de sa vie réglée comme 
                      d'une fainéantise improductive. Nizon le prévient 
                      : " Il lui fallait apprendre à voir, songeait-il 
                      confusément, et soudain il se sentit submergé 
                      d'une immense nostalgie de contemplation tranquille, peu 
                      importe l'objet de méditation, de compréhension." 
                      En dépit des multiples injonctions qui lui crie de 
                      regarder, il se détourne de la vision que possède 
                      le garde forestier. Il essaie de résilier le contrat 
                      qui le lie à la réalité. Cette nouvelle 
                      fuite en avant, cette incartade, ce pied de nez à 
                      la société se fait crescendo. ( travail, famille, 
                      savoir.) Rendant visite à sa femme et à son 
                      fils, il a encore dans la bouche le goût aigre de 
                      l'échec, puisqu'il va jusqu'à refuser ses 
                      responsabilités paternelles. Dans le discours de 
                      son beau-père, pasteur, on entend celui qu'aurait 
                      pu tenir le père de van Gogh à son départ 
                      de Nuemen : " Tu te sens appelé. Savoir qu'on 
                      est appelé est un sentiment très doux, un 
                      bonheur que très peu connaissent. (.) Se savoir appelé 
                      est la seule chose qui rende la vie digne d'être vécue. 
                      " Le pasteur n'appelle à la théologie. 
                      Sous la plume de Nizon, et de Walser dans son poème, 
                      l'appel se dévore tout entier dans la contemplation 
                      de la nature. Ainsi, l'artiste vit dans l'attente d'une 
                      transcendance qu'il sait impossible, mais qui lui donne 
                      l'élan métaphysique nécessaire pour 
                      faire de lui non un homme du bas, mais un homme d'en haut. 
                      Appelé par l'art, l'homme résiste à 
                      l'angoisse du quotidien, et s'allège du poids des 
                      contingences. Stolz crie son besoin à la fin du roman 
                      d'approcher les tableaux originaux sans parvenir à 
                      se réconcilier avec la nature. Participation illusoire 
                      et quête de papier, son entreprise convoite d'autres 
                      plaisirs que la seule peinture qui n'est en vérité 
                      qu'une transposition de la réalité. Dans Marcher 
                      à l'écriture, Paul Nizon ne compare pas Robert 
                      Walser à son personnage de papier." Walser nourrit 
                      et réchauffe en lui un rêve de beauté 
                      et de liberté. Il n'est pas capable de s'écarter 
                      de ce rêve (.) Mais crédible, ce rêve 
                      ne peut l'être que dans la phrase de celui qui, pur 
                      encore, aspire à vivre, c'est pour cela que Walser 
                      doit toujours revenir en arrière et se transformer 
                      en cette figure première de sa vie." Devant 
                      la vie, l'écrivain ne peut pas vivre. Il se contente 
                      d'être la vie. Pour se plonger dans la vie, seule 
                      l'écriture de la vie brise les charmes puisque marchant 
                      dans la vie par l'écriture, il infléchit sa 
                      volonté à une prise en compte de cette distance 
                      corruptrice et aliénante. Egoïste car ne pouvant 
                      être plus, l'écrivain crie sans cesse son intention 
                      de retourner au berceau de l'humanité, dans cette 
                      " paupière qui se ferme " pour Walser. 
                      Stolz n'a pas choisi inopinément le travail de Van 
                      Gogh, mais il a commis l'erreur de ne vouloir approcher 
                      delui que sa correspondance et ses toiles." Je ne suis 
                      jamais entré dans la forêt, je me suis toujours 
                      contenté de rester à l'orée." 
                      Le narrateur se sait dépourvu de quelque chose, mais 
                      il ne s'interroge pas suffisamment pour délier cet 
                      imbroglio. Il maudit la vie tout en maugréant contre 
                      ceux qui cherchent à la rendre vivable. Comme dépossédé 
                      de ses propres initiatives, il joue de ces ambivalences. 
                      Bien lui importe de comprendre, à l'instar de Walser, 
                      pourquoi le peintre avait trouvé refuge en pays arlésien, 
                      mais il manque pourtant de s'identifier avec lui." 
                      Vincent, lui, n'avait rien d'un paysan, mais grâce 
                      à son métier il possédait l' instrument 
                      qui lui permettait cette forme de participation. Il mangeait 
                      dans la main de ces paysans et ceux-ci n' y comprenait goutte 
                      tandis que lui, par sa peinture et son dessin, avait trouvé 
                      le contact." Cet état de fait est particulièrement 
                      sensible dans Les mangeurs de pomme de terre peint à 
                      Nuemen en 1885. L'étude de van Gogh accuse une trop 
                      grande émotivité pour n'être qu'esthétique. 
                      D'une facture encore cavalière, la toile consent 
                      à une profondeur lumineuse qui met en relief son 
                      caractère quotidien. Harassés de fatigue, 
                      une famille de paysans se retrouvent en silence autour d'un 
                      plat de féculents. Dans sa correspondance, van Gogh 
                      dit avoir particulièrement apprécié 
                      que ces mains terreuses " qu'ils mettent dans le plat, 
                      ont aussi labouré la terre." Et de poursuivre 
                      : " mon tableau exalte donc le travail manuel et la 
                      nourriture qu'ils ont eux-mêmes si honnêtement 
                      gagnée." Le peintre ne dérange pas l'intimité 
                      du tableau, mais il s'attable en pensée auprès 
                      de ces petites gens. Il aurait été impoli 
                      de seulement les regarder manger, c'est pourquoi son chevalet 
                      posé, il disparaît derrière ses tubes 
                      de couleurs qui lui font comme un écran. De cet humus 
                      nourricier, de ce noir effrayant produit par la réalité, 
                      il tire la force de poursuivre sa destinée. 2.3.2. Le culte des petites choses. Dans son poème van Gogh, Robert 
                      Walser rend compte d'un élément fondamental 
                      dans la compréhension de l'ouvre du peintre : la 
                      mise en écriture d'un mythe du quotidien. Sur invite 
                      du peintre hollandais, Gauguin séjourne en Octobre.Décembre 
                      1888 à Arles chez le jeune Vincent. Il gère 
                      au plus strict leur budget et le plie à l'ordre. 
                      Très vite, cette discipline presque monacale complaît 
                      van Gogh, dans le travail duquel on ressent déjà 
                      les fruits de la collaboration. Exalté par cette 
                      amitié, qu'il recherche depuis Paris, il peint toile 
                      sur toile. Puisant dans les propres ouvres de Gauguin l'inspiration 
                      nécessaire, le peintre s'enfièvre de plus 
                      en plus à l'idée que le quotidien puisse ainsi 
                      être aussi stimulant. Dans les bagages de son ami, 
                      il découvre plusieurs toiles, dont Les Femmes Bretonnes, 
                      de Bernard peintes à l'occasion de son précédent 
                      séjour en Bretagne. Van Gogh pendant ces deux mois 
                      d'intense activité apprend à dompter l'impétuosité 
                      de son pinceau, et à soumettre ses flots de couleurs 
                      à la forme. Coloriste avant tout, van Gogh s'intéresse 
                      à une approche nouvelle de l'art au contact d'un 
                      Gauguintransformé. Ce dernier utilisera les décors 
                      arlésiens avec la plus grande fébrilité, 
                      se sachant enfin capable de renouer avec une réalité 
                      mythique. Gauguin apparaît durant cette courte période 
                      comme un frère pictural. Les rares portraits que 
                      composent celui-ci de Vincent sont imprégnés 
                      de tragique puisque le modèle se voit " devenant 
                      fou." En juin 1888, van Gogh depuis peu Arles avait 
                      peint une étude des Barques aux Saintes-Maries dans 
                      laquelle on distingue une embarcation baptisé " 
                      Amitié." Dans son bleu primaire, elle tend droitement 
                      vers le large un mât secourable. Echouée sur 
                      un monticule sablonneux, elle semble regretter de voir ses 
                      compagnons d'infortune vogué sur les flots, tandis 
                      qu'elle attend qu'une lame venue de l'océan ne vienne 
                      la sortir de son engourdissement. Ce tableau sonne comme 
                      une prémonition quand on sait à quels déchirements 
                      la vie destine van Gogh. Car, les espoirs entretenus au 
                      cours de ces deux mois tournent court un soir de Décembre 
                      où Gauguin décide de quitter ce théâtre 
                      d'absurdités qui en convient plus à ses aspirations. 
                      Désespéré par une telle fuite, van 
                      Gogh se coupe l'oreille et la remet en cadeau à une 
                      prostituée. Antonin Artaud dans le Suicidé 
                      de la société s'accorde à cette idée 
                      lorsqu'il commente la dispute d'une "électricité 
                      excessive " qui brouilla van Gogh et Gauguin." 
                      .Gauguin pensait que l'artiste doit rechercher le symbole, 
                      le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu'au mythe " 
                      écrit-il avant d'ajouter : " alors que van Gogh 
                      pensait qu'il faut savoir déduire le mythe des choses 
                      les plus terre-à-terre de la vie." Artaud campe 
                      la raison de leur discorde dans l'appréhension conflictuelle 
                      de leur art comme si une même réalité 
                      projetait autant de tableaux qu'il n'existe de regard pour 
                      la contempler. L'allée des Alyscamps est par exemple 
                      croquée conjointement par les deux peintres qui signent 
                      pourtant là leur profonde différence." 
                      Il est faux que l'art moderne soit des 'objets vus à 
                      travers un tempérament', car il est faux qu'il soit 
                      une façon de voir, écrit André Malraux 
                      dans Les Voix du silence. Gauguin ne voyait pas en fresques, 
                      ni Cézanne en volumes, ni van Gogh en fer forgé. 
                      Il est l'annexion des formes par un schème intérieur 
                      qui prend ou non forme de figures ou d'objets, mais dont 
                      figures et objets ne sont que l'expression. La volonté 
                      initiale de l'artiste moderne c'est de tout soumettre à 
                      son style, et d'abord l'objet le plus brut, le plus nu. 
                      Son symbole, c'est la chaise de van Gogh." Et le critique 
                      de poursuivre : " Non pas la chaise d'une nature morte 
                      hollandaise devenue grâce à ce qui l'entoure 
                      et à la lumière (.), la chaise isolée 
                      ( avec à peine une suggestion de misérable 
                      repos ) comme un idéogramme du nom même de 
                      van Gogh. Le conflit latent qu'oppose depuis si longtemps 
                      le peintre aux objets éclate enfin." Cette mise 
                      à nu devant l'objet pour Malraux, devant la couleur 
                      pour Walser a été analysée par Irma 
                      Kellenberger dans les premiers poèmes de l'écrivain. 
                      Sans y répondre assez clairement, elle démontre 
                      néanmoins en quoi certains de ces écrits s'inspirent 
                      de " l'art 1900 ". Elle reprend par exemple à 
                      son compte le poème-promenade " und ging " 
                      ( et s'en alla) en mettant en lumière ce "Schwinden 
                      und Verschwinden ", et " das Negieren von Identität." 
                      Ce thème de la pauvreté corrobore selon elle 
                      l'idée d'une filiation entre l'écrivain et 
                      le Jugendstil." In der Typologie Walsers ist der arme 
                      Mann immer ein weinender und leidender. Er vermeint zu wissen, 
                      dass ihm die sanfte Gebärde des reichen Mannes, der 
                      aus dem Schwinden und Verschwinden einen lustvollen Augenblick 
                      zu machen vermag, von Anfang an versagt ist und für 
                      immer versagt bliebt." Walser, selon Kellenberger, 
                      regarde sa condition d'homme pauvre avec une désespérante 
                      lucidité. Dans l'Institut Benjamenta, le jeune Klaus 
                      apprécie que la serveuse le croit riche, il s'amuse 
                      un temps de cette situation de quiproquos, avant que de 
                      sortir de la taverne encore plus pauvre qu'il ne le paraissait 
                      en entrant, défait par la douleur que vient de lui 
                      causer une telle " digression sociale." " 
                      Der arme Mann sehnt sich nach Angst und Schmerz. Er sucht 
                      leidend und im " Erschauern " vor dem Unerklärlichen 
                      sich selbst zu erfahren." L'ouverture du poème 
                      de Walser sur van Gogh trouve dans ces remarques un axe 
                      nouveau de compréhension, bien qu'on ne puisse apparenter 
                      le peintre au mouvement " art 1900." Robert se 
                      suicide lorsqu'il entre volontairement en repos à 
                      l'institut de Waldau en 1929, tout comme Vincent tente, 
                      en retournant une arme contre lui, de taire le bruit qui 
                      s'agite trop douloureusement dans sa tête. Ce dernier, 
                      en particulier, souffre que son frère s'épuise 
                      à le tenir en vie en suppléant à ses 
                      besoins les plus immédiats. Cette relation fratricide 
                      les unira jusque dans la mort puisque Théo attente 
                      à sa vie quelques mois après Vincent. A la 
                      naissance du fils de son frère, Vincent ne peut se 
                      résoudre à survivre grâce aux bons soins 
                      prodigués par celui-ci. Le frère de Robert, 
                      pour sa part, quitte la vie de mort naturelle en 1943. Ces 
                      deux suicides, l'un plus littéraire que l'autre, 
                      renseignent sur un état d'esprit dépressif 
                      bien sûr, mais aussi sur la possible dénégation 
                      d'un réel qui ne semble plus capable d'être 
                      transposé. Van Gogh se donne, comme Robert, à 
                      ce frère plus averti des choses de la vie comme si 
                      cette consanguinité esthétique devait irrémédiablement 
                      conduire au suicide de l'une des deux parties. La peinture 
                      meurt en accouchant d'un enfant, le propre fils de Théo, 
                      tandis que l'écriture se couche et s'endort dans 
                      la virginité de la neige. Ultime ironie, Walser pose 
                      la plume pour mourir, mais n'a engendré toute sa 
                      vie qu'une immense étendue de blanc, de silence. 
                      L'écrivain ressent ce besoin frénétique 
                      de noircir les pages de ses cahiers d'écolier comme 
                      une manière de ne pas céder aux charmes de 
                      la mort. Il pose enfin sa plume pour se reposer et se love 
                      au cour d'une nature virginale, originelle qui accueille 
                      reconnaissante sa disparition. Walser a entretenu depuis 
                      toujours ce culte des petites choses, des instants précieux 
                      pendant lesquels le regard se perd dans la contemplation 
                      d'un papillon batifolant dans les hautes herbes ou d'un 
                      chien heureux au pelage tanné par le soleil. Ce caractère 
                      s'attendrissant pour le quotidien est particulièrement 
                      sensible dans La Promenade, qui sous couvert de raconter 
                      une journée de flânerie entraîne le narrateur 
                      au plus près de ses semblables. Le regard un brin 
                      inquisiteur, l'oil minimaliste du peintre sûrement, 
                      il mène ses impressions le long des rues de la ville 
                      jusqu 'au bord d'une paisible rivière où il 
                      a cette révélation capitale : " Ainsi, 
                      nécessairement, la vie si riche, toute les belles 
                      couleurs claires, la joie de vivre et tout ce qui a une 
                      importance humaine, (.) disparaîtront un jour et mourront." 
                      Car l'existence humaine est soumise à ce temps que 
                      Walser refuse dans Zu der Arlesienne von van Gogh, et car 
                      elle brille de mille charmes, l'artiste ne peut en aucun 
                      cas ne la " posséder qu'à moitié." 
                      La couleur et les formes donnent un rendu autrement plus 
                      intéressant si elles se savent mortelles. Puisque 
                      Vincent ne passe de vernis sur ses toiles que pour que ce 
                      qu'il voit puisse vivre à côté de lui, 
                      il n'est à chercher dans son art aucune immortalité, 
                      aucune promesse de salut. Son désir esthétique 
                      se compare presque à un bouturage tant il travaille 
                      à le continuellement placer dans un verre d'eau. 
                      Un rameau -détail inconsidéré - se 
                      gorge d'une sorte de bénédiction et donne 
                      des fleurs. Cet élan créateur a été 
                      peint par van Gogh dans Rameau fleuri d'amandier dans un 
                      verre. ( Arles, mars 1888) Le peintre aime dessiner la nature 
                      dans ses plus infimes plissements, l'enserrer dans ses mains 
                      jusqu'à en ressentir sa chaude respiration. Les arbres 
                      dans son bestiaire sont fréquemment utilisés 
                      ( cyprès, peupliers, .) peut-être parce qu'ils 
                      lui survivront. Il trouve dans ces formes végétales 
                      comme des amis à qui conter ses aventures esthétiques. 
                      Dans cette "nature-vivante ", on sent l'influence 
                      du japonisme naissant en Europe à cette époque, 
                      mais la filiation nous éloignerait de notre propos. 
                      Sur les bords de Seine, les bouquinistes jettent au visage 
                      du peintre des crépons japonais qui l'émeuvent 
                      au plus haut point. Plongé dans cette eau verdâtre, 
                      le rameau se souvient encore de la branche sur laquelle 
                      Vincent l'a sans doute détaché. Il donne l'impression 
                      inquiétante de se saigner à l'intérieur 
                      de ce verre transparent tant le peintre a brossé 
                      les différentes couleurs. Le jaunissant de la toile 
                      cirée se reflète ainsi au-dedans du réceptacle 
                      en dégradés verts et jaunes. Le peintre n'a 
                      pas peint un rameau d'olivier, mais il peut tout de même 
                      être considéré comme l'élu à 
                      qui la vision de la renaissance est accordée. Van 
                      Gogh découvre depuis un mois qu'il séjourne 
                      en plaine de Craux l'éclosion d'un printemps fleuri 
                      et embaumant. Dans la fragile renaissance du printemps, 
                      et dans sa sécurisante assise, l'arbre excite l'imagination 
                      créatrice de Vincent qui se complaît de plus 
                      en plus dans le traitement presque pointilliste de ce décor 
                      végétal. La lumière traverse ses compositions 
                      depuis le plus loin du tableau, depuis un arrière-fond 
                      qui illumine toute la scène comme si de l'arbre ou 
                      du bourgeon émanait un riche rayonnement seul capable 
                      de percer la beauté du paysage. Robert Walser construit 
                      ses descriptions autour d'un semblable procédé 
                      en tentant de rétablir une relation entre le silence 
                      et la beauté." Comme ces fleurs sont silencieuses 
                      et belles, écrit-il dans Les Enfants Tanner. On dirait 
                      qu'elles ont des yeux et j'ai l'impression qu'elles sourient." 
                      Walser n'a pas l'outrecuidance de se voir l'heureux propriétaire 
                      d'une fleur, d'un arpent de jardin ou d'une once d'audace. 
                      Il n'a pas non plus la hardiesse nécessaire pour 
                      crier à qui veut l'entendre qu'il respire la richesse. 
                      L'écrivain se contente de savourer l'enivrante impression 
                      de pénétrer dans la réalité, 
                      comme Vincent le fit en peignant ses tournesols. Meier-Graefe 
                      voit même en van Gogh une filiation avec Dostoïevski 
                      , à la différence près que le peintre 
                      arrive seulement après mille tâtonnements et 
                      vicissitudes à l'art, qui représente dans 
                      son esprit le divin placé en tout homme. En janvier 
                      1889, son cour lui dicte ses mots : " tu sais que Jeannin 
                      a la pivoine, que Quost a la rose trémière, 
                      mais moi j'ai un peu le tournesol." En citant ces " 
                      petits maîtres de la peinture " , le peintre 
                      se fait modestement l'écho d'une tradition esthétique, 
                      littéraire et intellectuelle. 
 Page créée le 09.10.01Dernière mise à jour le 09.10.01
 
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