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Christine Le Quellec Cottier
Devenir Cendrars - Les années d'apprentissage, Champion-Paris, 2004

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  Christine Le Quellec Cottier / Devenir Cendrars
 

ISBN 2-7453-1043-7

"Mon jeune passé sportif saura suffire", clame le poète de J'ai tué au moment d'accomplir, l'eustache à la main, ce qu'il appelle le grand blond dans la réalité, scellant ainsi son destin d'écrivain. Mais quel est précisément ce passé ? Quels drames le poussent à renier en bloc ses origines ? Quelles luttes le forcent à placarder son nouveau nom telle une "affiche bleue et rouge montée sur un échafaudage" ? Et en vertu de quelles avancées, de quelles alchimies les "nouveautés" promises et promues de la sorte deviendront-elles de purs chefs-d'oeuvre ?

S'appuyant sur des documents moissonnés dans diverses archives françaises, suisses et allemandes, basée sur l'analyse serrée de textes inédits ou peu connus - Aléa, Moganni Nameh, Le Retour et La Légende de Novgorode -, l'étude suit la métamorphose de Sauser / Cendrart / Cendrars, dans une optique à la fois historique et littéraire. Devenir Cendrars s'agence ainsi en un triptyque où se tissent les liens subtils entre oeuvres et individus, langues et vocations, espaces culturels et productions artistiques.


D'origine suisse, familier, avant guerre, de l'Allemagne presque autant que de la France, le poète jette aux orties son bagage de parfait bilingue et s'engage au premier jour de la mobilisation. Dans un geste analogue de rupture et de raccommodage, la vie de l'auteur d'Aléa est mise au secret dans Moganni Nameh qui sera dépecé à son tour par Moravagine, aboutissement éclatant des "sutures poétiques" inaugurées par l'apprenti écrivain.

L'entrée en littérature de Blaise Cendrars est restée longtemps occultée. C'est à point nommé que l'enquête menée en profondeur et avec élégance par Christine Le Quellec Cottier vient en révéler la préparation secrète et résolue, mettant en lumière les multiples facettes inconnues, inattendues, tant biographiques que textuelles d'un travail sur soi acharné, impitoyable.

Devenir Cendrars - Les années d'apprentissage, Champion-Paris, 2004

 

  Extraits de l'introduction - Christine Le Quellec Cottier

LA GESTATION D'UNE IDENTITE

Nous présentons ci-dessous deux extraits du chapitre introductif de l'ouvrage.

Dans le premier poème du recueil Au cœur du monde, daté de 1918, Blaise Cendrars se présente sans hésiter comme "l'homme qui n'a plus de passé". Cette affirmation péremptoire oblige à regarder devant soi, sans se retourner: derrière, il n'y a plus rien, un terrain vague. Le poète a maintenu ce principe tout au long de sa vie, et toujours, dans son œuvre, sa naissance d'homme a correspondu à l'époque de son retour du front, période de violence qui l'a renvoyé mutilé, transformé, à la vie civile:

C'est pourquoi je ne regrette rien
Et j'appelle les démolisseurs
Foutez mon enfance par terre
Ma famille et mes habitudes
Mettez une gare à la place
Ou laissez un terrain vague
Qui dégage mon origine
Je ne suis pas le fils de mon père
Et je n'aime que mon bisaïeul
Je me suis fait un nom nouveau
Visible comme une affiche bleue
Et rouge montée sur un échafaudage
[…]

Refusant la consigne du poète, j'ai pris le parti de regarder en arrière, au risque de rester pétrifiée! Ce vol arrière était motivé par le désir de saisir la véritable entrée en littérature d'un jeune homme qui va devenir Blaise Cendrars. En effet, Frédéric-Louis Sauser (1887-1961), par ses origines, baigne dans deux cultures, et il est parfaitement bilingue; en tant que Suisse, il est en relation tant avec l'Allemagne qu'avec la France du début du XXe siècle. Cependant, afin de s'afficher premier de son nom, Blaise Cendrars tire un trait sur toute sa formation germanique pour se dire adopté par la France. Il se choisit un pseudonyme francophone et, en août 1914, signe un manifeste des étrangers prêts à s'engager. Sous couvert de nationalisme, il a réussi à dissimuler son bagage culturel et intellectuel allemand, tout un pan de son identité. De même, les sursauts de sa mémoire ont permis l'oubli d'une origine au profit d'une autre, libérée de toute contrainte civile, de tout lien avec la famille.

[…]

Aléa, premier roman, rend compte de l'ambiguïté de l'entrée en littérature du jeune homme, puisque ce récit est aussi une mise au secret de l'œuvre et de sa vie. A la fois "roman à la cantonade", essai ou notes, ce texte est un révélateur à valeur de bilan. Pourtant, il disparaît au retour d'Amérique et c'est le poème Les Pâques qui marque l'entrée en littérature de Cendrars dans le milieu artistique parisien à la fin de l'année 1912. Cendrars n'a jamais évoqué cette disparition ni mentionné ce texte dans ses fameuses listes bibliographiques, alors que La Légende de Novgorode, dont le manuscrit est inconnu, y a toujours été inscrite!
Aléa a germé en parallèle à la naissance de l'identité poétique de l'auteur. En effet, ce roman participe aux phases de construction du pseudonyme par le biais de la chronologie, puisqu'il a été écrit en 1911, époque où l'auteur signait "Freddy Sausey" alors que, recopié en 1912, il porte le nom "Blaise Cendrart". De plus, lorsqu'il est publié transformé en 1922, il est signé "Blaise Cendrars" bien qu'un rajout en dernière page du manuscrit l'antidate de "St-Pétersbourg, 1907", époque où n'existait que "Frédéric Sauser". Lorsque l'écrivain en devenir choisit en 1912 le pseudonyme "Blaise Cendrars", il y a neutralisation d'une mosaïque en un nom francophone qui constitue l'amorce d'une nouvelle identité. Cendrars devient sa propre création, il choisit de faire disparaître sa vie passée, ce qu'il réaffirmera dans Au cœur du monde en 1918, après la terrible expérience de la mutilation.
Textes et parcours personnel se répondent et c'est dans cette optique que mon analyse touche à la fois des objets littéraires négligés ou répudiés par l'auteur et des archives qui ont valeur de témoignage. Les recherches menées en Suisse, France et Allemagne m'ont permis d'enrichir, et même de modifier, le portrait que l'artiste a laissé de lui-même. En étudiant les archives bernoises, j'ai pu analyser les Cahiers de jeunesse qui sont de fabuleuses sources indiquant les lectures et les préoccupations du jeune homme, ou encore les traductions faites en 1910-1911 de textes allemands, essais et poèmes dont il admirait les auteurs. Malgré les paroles ambiguës de Cendrars, des manuscrits de ce type témoignent de sa maîtrise de la langue allemande. D'ailleurs, ses collaborations à des revues d'avant-garde berlinoises ou munichoises, articles et conférences confirment ses capacités linguistiques et renforcent l'impact de cet univers culturel allemand dans la formation du poète, tout en obligeant à s'interroger sur le pourquoi de cette négation. De plus, la mise à disposition par Miriam Cendrars du cahier "Le Retour", qui contient les notes prises lors du retour d'Amérique, permet de saisir sous un angle neuf la situation du poète lorsqu'il arrive en Europe fin juin 1912 et de découvrir aussi comment il utilisait ou réutilisait son propre matériau d'écriture. L'étude historique a révélé la fabrique du texte.
La dernière partie de ce travail veut saisir les résultats textuels de ces ambivalences axées sur la production et le retrait, l'activité et l'isolement. Les sutures sont à lire comme les liens que l'auteur tisse entre ses textes, permettant à certains d'exister sur le cadavre des autres. Lorsque paraît Moganni Nameh, en 1922, Moravagine est un roman en chantier depuis plusieurs années bien qu'il n'ait pas encore trouvé sa forme définitive. Il est intéressant de découvrir à partir des archives conservées que la date "1912" est inscrite sur une chemise manuscrite, élément qui associe la disparition d'Aléa à ce qui n'est encore qu'un personnage, Moravagine. Ce fameux roman du double a germé avant guerre et une étude précise m'a permis d'observer à quel point il s'est nourri d'Aléa pour exister. Aléa me conduit à Moravagine mais les deux romans sortent du même moule affectif: si, comme je le montrerai, Aléa est une tentative de libération de la culpabilité de la mort d'Hélène, la jeune femme rencontrée et aimée à Saint-Pétersbourg, l'écriture de Moravagine est, quant à elle, la nécessaire réaction à l'échec de cette première poétique: dans les deux cas, écrire est un acte de survie.

Christine Le Quellec Cottier

 

  Sommaire

LA GESTATION D'UNE IDENTITE

FRAGMENTS DE SOI

1. LA NAISSANCE DU ROMAN ALEA (1911-1912)
L'intrigue
Le titre Aléa

2. LES PARATEXTES
La préface-dédicace
Les exergues

3. LE TEXTE
Enonciation
Organisation

4. LES THEMATIQUES
Le monde russe
Il faut se créer un univers
Il faut trouver son "moi"
Les femmes

5. LA POETIQUE
Quelle esthétique ?

ECLATS D'ECRITURE

1. PREMIERES EMPREINTES
Les "Cahiers de jeunesse"
Conte, théâtre et poèmes : Au Pays des images, Séquences, Danse macabre

2. TRACES PARTICULIERES
La Légende de Novgorode
Les traductions de l'allemand : Stanislas Przybyszewki et Richard Dehmel

3. LA TRAVERSEE AMERICAINE
"Aller" : Mon Voyage en Amérique ; Séjour à New-York ; Hic, Haec, Hoc ; Moganni Nameh
"Retour" : le "Cahier brun"

4. L'INSTALLATION FRANCAISE
La genèse du poème Les Pâques
L'accueil du milieu artistique parisien

5. LES AFFINITES ALLEMANDES
Blaise Cendrars et Emil Szittya
L'ultime traduction allemande : Franz Blazek
La bohème et les revues expressionnistes

SUTURES POETIQUES

1. ALEA / MOGANNI NAMEH - MORAVAGINE (1926)
Cendrars au début des années vingt
Le titre Moganni Nameh

2. CRISES ET REPRISES
Mises à mort et renaissances
Relations chronologiques et thématiques

3. MORAVAGINE (1926)
Moravagine : naissance d'un symbole
Une mise en scène carnavalesque
Une structure en forme de cage

4. PRATIQUES PALIMPSESTES
Moravagine et La Philosophie de Golgotha de Franz Blazek (1906)
Moravagine et Les Libérés de Ricciotto Canudo (1911)

5. SUTURES ENONCIATIVES
Aléa et Moravagine : une instabilité énonciative fondatrice

AU CARREFOUR DES ECRITURES

BIBLIOGRAPHIE

TABLE DES ILLUSTRATIONS

 

Page créée le: 03.06.04
Dernière mise à jour le 03.06.04

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