Patrick Amstutz: Dans les magazines 
                    télévisés aussi bien que dans nos journaux 
                    quotidiens, on trouve plus ou moins souvent qu'il est fait 
                    mention de la «littérature». Mais on constate 
                    aussitôt que sous ce terme entre une quantité 
                    impressionnante de livres très divers  
                    Pierre Chappuis: Je crois que beaucoup 
                      de choses sont sous l'étiquette «Littérature», 
                      qui n'en sont pas véritablement. C'est-à-dire 
                      ces «produits» fabriqués par des gens 
                      qui ont utilisé l'écriture en vue de raconter 
                      une histoire. Ces livres sont des livres que vous lisez 
                      une fois, et c'est fini. Il n'y a pas de travail intérieur 
                      de la part du lecteur; celui-ci reste à la surface 
                      d'une histoire. C'est en quelque sorte l'équivalent 
                      du téléfilm aujourd'hui. 
                    Or, je pense qu'il y a littérature 
                      à partir du moment où les mots jouent un rôle 
                      essentiel. Non pas qu'ils soient utilisés par jeu 
                      pour eux-mêmes, mais quand ils sont eux-mêmes 
                      porteurs de l'émotion. 
                    P.A.: Et la poésie? 
                    P. Ch.: La poésie est effectivement 
                      en dehors de toute cette production dont nous parlons. Cela 
                      dit, à partir du moment où un écrivain 
                      de prose est lui aussi dans cette préoccupation de 
                      communiquer affectivement quelque chose qui vibre à 
                      travers les mots et les phrases, il est en littérature 
                      au même titre que le poète. 
                    P.A.: La poésie en dehors, dites-vous? 
                      N'y a-t-il donc pas de mauvais faiseurs de vers? 
                    P. Ch.: Si, évidemment. 
                    P.A.: Par exemple? 
                    P. Ch.: On peut penser d'abord au 
                      type d'«écrivant», qui n'a pas la moindre 
                      initiation à la littérature et s'improvise 
                      poète. Cela rejoint un important phénomène 
                      de société actuel, beaucoup plus général 
                      et qui concerne tous les arts: penser que l'on peut se «lancer 
                      dans une discipline» sans avoir à faire d'abord 
                      un apprentissage. 
                    Je pense d'autre part, plus précisément, 
                      qu'une certaine poésie, close sur elle-même, 
                      qui se focalise sur le langage, qui se parle à elle-même, 
                      typique d'une certaine production des années septante, 
                      risque de mener à une impasse. 
                    P.A.: La poésie doit donc communiquer 
                      quelque chose des sentiments personnels? 
                    P. Ch.: Non, pas nécessairement. 
                      Quant à moi, j'essaie de sentir les choses pour ce 
                      qu'elles sont et non pas pour y plaquer des sentiments. 
                    P.A.: Ainsi, la poésie, selon 
                      vous, devrait d'abord exprimer ce que l'on pourrait appeler 
                      une «présence au monde»? 
                    P. Ch.: C'est cela. Je me rappelle 
                      toujours un beau texte de Reverdy, «Cette émotion 
                      appelée poésie», dans lequel il se bat 
                      contre l'idée que la poésie, c'est l'émotion, 
                      le sentiment. Reverdy y tente d'expliquer que ce n'est pas 
                      le sentiment et l'émotion qui font le poème, 
                      mais que le lecteur du poème recevra du texte une 
                      certaine qualité d'émotion qui va au-delà 
                      des sentiments personnels,  tels qu'ils ont pu aussi 
                      alimenter du reste la poésie du siècle précédent 
                      dans le style du lyrisme subjectif. Pour lui, il y a autre 
                      chose et il procède à un déplacement 
                      lorsqu'il dit qu'il faut «fixer le lyrisme de la réalité». 
                      Ce qui suppose précisément qu'au lieu d'être 
                      tourné vers soi, vers ses sentiments, c'est dans 
                      le regard à l'extérieur que les choses se 
                      passent. 
                    P.A.: Savez-vous vous-même pourquoi 
                      vous n'avez pas écrit de roman? Pourquoi vous avez 
                      privilégié la poésie? 
                    P. Ch.: Je suis incapable de répondre 
                      à une telle question. Il faut croire que cela n'a 
                      pas dépendu de moi. 
                    Par ailleurs, la prose exige des 
                      qualités que l'on trouve trop rarement chez les romanciers, 
                      celles dont parle Flaubert dans les très beaux propos 
                      rapportés par Maupassant à ce sujet: puissance 
                      de raisonnement, sens artiste aigu pour changer à 
                      tout instant le mouvement et la couleur du style, savoir 
                      mettre une idée en relief entre cent autres uniquement 
                      par le choix et la position des termes qui l'expriment, 
                      etc. 
                    P.A.: La littérature, ce serait 
                      avant tout trouver le mot juste? 
                    P. Ch.: C'est en tout cas cette possibilité 
                      de bouleverser l'âme du lecteur, parce que l'on a 
                      trouvé le mot juste, quelque chose qui fait passer 
                      l'émotion par-dessous, disons, le sens ou le message. 
                      Oui, si l'on ne fait pas ce travail, il n'y a pas de littérature 
                      à proprement parler. Il me semble par exemple qu'un 
                      critère pertinent pour juger de la valeur d'une oeuvre, 
                      c'est le fait que de nombreuses, d'innombrables relectures 
                      sont possibles. Vous pouvez ainsi relire des dizaines de 
                      fois un même poème de Baudelaire sans qu'il 
                      s'use. 
                    Patrick Amstutz 
                        
                      30 janvier 1998 
                     
                     
                    
                    
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                      Dernière mise à jour le 05.08.02 
                      
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