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Jacques Roman
L'élan, l'abandon, Editions Samizdat, 2010, 56 pages.

4ème - Entretien avec Jacques Roman (MP3), par Pierre Lepori -
Critique
, par Françoise Delorme - In breve in italiano

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Retrouvez également Jacques Roman dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

  Jacques Roman / L’élan, l’abandon

 

Daniel Goetsch : Ben Kader «Jacques Roman est né en 1948 à Dieulefit (France). Après une formation professionnelle à Paris, il vit et travaille en Suisse romande dès 1970. Il est établi à Lausanne. Comédien et metteur en scène, il se consacre à l'écriture depuis 1967. Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages poétiques»

"Tout a commencé ainsi. Tu as écrit sur une page blanche : l'élan , l'abandon. Et, tu peux le dire, si étrange que cela puisse paraître : d'avoir écrit sur cette page ces deux mots te la rendait plus blanche encore. Entre élan et abandon, tu as tracé une virgule. Cette virgule ! Précisément le geste qui pointant l'en-haut comme plongeoir dans l'élan se jetait vers l'en-bas comme nageur en la vague. Ce geste d'écrire la virgule était lui-même élan, abandon (il est vrai que toi tu es encore du monde où la main pense). Que d'images en foule se levèrent à l'apparition de ces deux mots accolés. Cette fulgurance, ce raccourci, naître et mourir."
Jacques Roman

Depuis plus de trente ans qu'il foule les planches des théâtres romands, on connaît bien sa haute stature, sa présence impérieuse et sa voix profonde qui insuffle aux textes vie et mouvement. Mais il est aussi l'auteur d'une trentaine d'ouvrages - recueils poétiques et prose, livres d'artistes, pièces de théâtre et radiophonique. Ecriture et scène sont les deux facettes indissociables d'une démarche qui s'élabore par bribes - «débris».
Anne Pitteloud

***

Si proches sont les morts à notre épaule.

ll faut inscrire ce livre dans le temps où Jacques Roman, après avoir achevé "Je vous salue l'enfant à l'heure de notre mort"* se demande s'il écrira encore. Sa poésie tourne depuis toujours autour d'un non-dit, d'une blessure secrète. Cet interdit marque au fer et troue chaque texte. Véhémente, tournoyante, une parole s'épuise à "ne pas dire".
Une nuit, - pourquoi? - le rideau se lève sur l'aveu, un seuil est franchi. De l'autre côté de l'insomnie, ce livre tendre peut naître. On pouvait lire dans "X° de Solitude Nord" **: Le jour où la mort n'entrera plus dans le champ de l'écriture. et la phrase restait en suspens. Peut-on dire qu'ici le poète reprend la phrase interrompue, la continue, la faufile, longue et sinueuse au long des pages? Ce n'est plus la mort qui hante le champ de l'écriture, ce sont les morts aimés qui l'habitent.
* Editions de l'Aire, Vevey, 2008.
**Editions Eliane Vernay , Genève , 1983 .

Claire Krähenbühl

Jacques Roman, L'élan, l'abandon, Editions Samizdat, 2010, 56 pages.



  A écouter

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L'élan, l'abandon
Entretien avec Jacques Roman par Pierre Lepori

28 minutes, MP3

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  Critique, par Françoise Delorme

In breve in italiano

Tout a commencé ainsi. Tu as écrit sur une page  : l'élan, l'abandon . Et, tu peux le dire, si étrange que cela puisse paraître : d'avoir écrit sur cette page ces deux mots la rendait plus blanche encore. Entre élan et abandon, tu as tracé une virgule… Ce geste d'écrire la virgule était lui-même élan, abandon. Ainsi commence le texte intitulé … ébloui dans l'ombre de l'autre …
Il n'y a pas souvent une virgule dans un titre de livre. Je me souviens de La mort, quartier d'orange entre les dents de Marie-Claire Bancquart (Ed. Obsidiane) qui avait déjà suscité en moi un étonnement lumineux. Mais je n'avais pas songé, tant l'orange brillait, que la virgule pouvait avoir contribué à un intense sentiment de vérité. Sur la couverture de ce livre L'élan, l'abandon , il semble qu'elle porte toute une charge symbolique, pourtant en suspens. Entre inspiration et expiration, elle soulève toutes les aspirations humaines et leur condition, cette gravité légère, … de tout son poids, de tout son peu … Jacques Drillon, dans son Traité de la ponctuation française , écrit : « La virgule a une double fonction, directement déterminée par sa présence ou son absence (principe de l'interrupteur). Chacune des deux fonctions est elle-même double, et contradictoire ». Joie d'allumer, joie d'éteindre… écrit Jacques Roman.
La présence de la virgule, ici, jaillit. Et Jacques Drillon précise : « Par sa présence, la virgule indique que les termes qu'elle sépare doivent être reliés entre eux par une identité de fonction. Ils font partie, dirait-on en mathématiques, du même ensemble […] Par sa présence, elle indique aussi et concurremment, que les termes qu'elle sépare ne sont pas de fonction équivalente. C'est un des pouvoirs les plus mystérieux de la virgule, que d'indiquer une chose et son contraire ». Ce serait en quelque sorte le plus petit oxymore connu, un concentré symbolique du principe oxymorique de la vie ? Mais aussi de la parole qui en rend compte, qui la porte, qui en invente la durée ? Ainsi Gilles, l'une des personnes convoquées dans ce livre, à qui quelqu'un aura dit : « Gilles, tu es de la terre qui parle... »
Cette impressionnante virgule signe l'apparition des mots et des significations en rompant une sorte de lallation enfantine lélanla lélanla qui trouve sens ensuite avec l'apparition de nouvelles consonnes qu'elle a induites par son surgissement en transforment le l en b, puis en d. Claire Krähenbühl, dans la courte et sensible préface qui ouvre le livre, remarque que les syllabes, passant de deux à trois, changent le tempo et que les trois dernières, l'abandon , « scandent un mouvement qui s'étire, se donne, baisse le ton. » La virgule « souligne le sens profond du livre », car elle n'est pas ici un signe de ponctuation, mais « il est geste, respiration, fulgurance ; il ne sépare pas, il signifie. »
Dans l'élan, le poète construit un ensemble de vingt-neuf textes que l'on peut lire chacun comme un tombeau, d'un ami, d'un amour, d'un poème même, d'une couleur, celle provocatrice d'un clown par exemple. Les titres de chaque texte, sans majuscule, sont enserrés entre des points de suspension qu'on pourrait ici qualifier de points de continuité, reflets contradictoires et pluriels de la vivace et singulière discontinuité portée par la virgule. Mais la virgule a existé, une fois. Chaque monument de mémoire se lève pour magnifier chaque apparition, et aussi célébrer une lumière, une lumière humaine, un passage de relais d'une excessive et fervente fragilité, un relais d'éternité . Et à chaque fois, « La vie, en cet instant, avant que tu ne déposes l'urne au repos, ainsi un enfant dans son berceau, eut soudain la folle étendue mystérieuse de la senteur des fleurs, la providence inouïe d'un arc-en-ciel sous une pluie de larmes. »
J'insiste sur la qualité humaine, et plus encore vivante, de cette lumière : « De quel côté le désert peut-il reculer sinon du côté du cœur vivant ? » C'est, je crois une des directions de ce livre incandescent que d'en affirmer la qualité combustible et qui ne se régénère que grâce à une prise de relais passionnée et aventureuse par un être humain, ici un écrivain, un comédien. Et c'est un relais de parole(s). C'est ainsi que je peux comprendre ces mots : et c'était souriant à l'idée de ta propre mort que tu as murmuré son prénom charnel sur tes lèvres et tu t'es dit que c'était toi l'esprit , une belle mission confiée à accomplir en silence. Tu apprenais qu'une prière venait de s'élever qui n'était ni tournée ni écrite sous la férule d'un ordre mais qui dans l'élan et l'abandon qui venait de te retourner comme terre à semer, traçait un dessin commun à toute éternité.

Jacques Roman signe là un beau livre, comme si l'élan et le mouvement parfois déchiré et déchirant qui caractérisent son écriture pouvaient trouver, au contact d'un abandon et d'un acquiescement plus proches, plus menaçants, des couleurs paradoxalement plus épanouies, moins rétives, créant un autre dynamisme.

Le tutoiement intérieur qui anime le livre dans son ensemble nous prend et nous entraîne, nous, lecteurs, dans le chatoiement d'un anonyme cœur vivant qui prend corps et chair dans chaque singularité évoquée. Créant des volumes sans cesse changeants, qui s'ouvrent et se ferment, se décousent, se blessent, cicatrisent, comme en témoigne le dessin expressif de Vincent Ottiger sur la couverture, chacune sans cesse en éclaire une autre . La « mort », devenue au cours du livre « les morts », puis « la voix des morts », puis la « voix », brille et brûle. La vie de même. Si mortelle, elle nous consume et demande notre accord, quoi qu'il en soit, même si nous sommes alors pris de vertige  : Epoux d'une unique mariée, accompagne encore la flamme et deviens, pour elle, la flamme à laquelle toute flamme clame son désir d'épousailles. »
À ces mots qui terminent l'avant-dernier texte s'ajoute, pour conclure, l'évocation émue d'un travail de broderie qu'effectuait un vieil oncle, dans son lit d'hôpital. Il brodait des fleurs qu'il savait ne plus pouvoir revoir , prenant à témoin le souvenir de la beauté . ... des fleurs qu'il disait de mémoire...

Ce livre développe la grammaire enfouie dans le surgissement de cette virgule magnifique, englobante, pourtant si fugace : la coordination d'un et  , réducteur certes mais efficace, les propositions imaginaires de nombreuses prépositions, l'élan « vers » l'abandon et réciproquement, l'élan « contre » l'abandon, l'abandon « à » l'élan, « avant », « après », « pour », « avec », etc …, passé, présent et avenir mêlés jusqu'au paroxysme d'un étonnement esthétique où l'on reconnaît le geste poétique passionné de Jacques Roman, une réciprocité lyrique, violente et fervente :
Tu inspires, tu penses : l'élan. Tu expires, heureux, tu penses : l'abandon.
Ainsi, dans une durée inventée par le poète, naît une sorte de joie. Elle respire, vivante et recueillie en partage dans les yeux et la voix du lecteur.

Françoise Delorme



  En bref

In breve in italiano

«Tutto è cominciato così. Hai scritto su una pagina: l'impeto, l'abbandono. E lo puoi pur dire, per quanto strano possa sembrare: aver scritto quelle due parole su quella pagina la rendeva ancor più bianca. Tra impeto e abbandono hai tracciato una virgola... Il gesto stesso d'aver tracciato una virgola era impeto, abbandono.»
Così inizia il testo intitolato «... abbacinato nell'ombra dell'altro...». D'impeto, Jacques Roman (1948), attore e poeta prolifico, riunisce ventinove testi che si possono leggere ciascuno come una lapide: d'un amico, d'un amante, persino di una poesia, di un colore, quello provocante, ad esempio, di un pagliaccio. Ognuno di questi memoriali si erge per celebrare ognuna delle apparizioni e per festeggiare una luce […]. Insisto sulla qualità umana, anzi viva, di questa luce  […]. L'impeto e il movimento a volte dilaniato e dilaniante che muove la scrittura di Jacques Roman sembrano ritrovare, in contatto con l'abbandono incombente, vicino, di colori paradossalmente più raggianti, meno restii.

 

Page créée le: 15.07.10
Dernière mise à jour le: 20.07.10

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