Asa Lanova
Asa Lanova, La Gazelle tartare, Bernard Campiche Editeur, 2004.

Asa Lanova / La Gazelle tartare

La Gazelle tartare n’est pas à proprement parler un récit autobiographique. C’est plutôt la narration d’une recherche intérieure qui va mener l’écrivain à sa raison de vivre et à la renaissance d’un premier amour. De retour dans la maison de son enfance, Asa Lanova va partager avec ses lecteurs, dans une langue somptueuse, son cheminement personnel entre danse et littérature, entre Lausanne, Paris et Alexandrie. Un livre superbe de franchise, de liberté de ton et du courage de tout se dire.

Asa Lanova est née en Suisse. Possédée dès l’enfance par la passion de la danse, très jeune elle se rend à Paris, où elle travaille avec les plus grands Maîtres russes de l’époque. Très vite engagée comme soliste, elle devient, entre autres, la partenaire de Maurice Béjart dans un pas de deux intitulé Hamlet et Ophélie. Puis elle danse dans des compagnies aussi prestigieuses que celles d’Yvette Chauviré et de Raymondo de Larrain, le successeur du marquis de Cuevas. Elle participe en outre à des films et à des courts métrages, en tant que danseuse et comédienne. Rentrée en Suisse pour raison de santé, elle est bientôt engagée à l’Opéra de Zurich, où elle incarne des rôles importants – elle sera la princesse de l’Histoire du soldat, sous la direction de Stravinski lui-même. Ensuite, ce sera deux saisons au Grand-Théâtre de Genève, avec, comme maître de ballet et chorégraphe, Serge Golovine. On la dit promise à une carrière exceptionnelle, lorsque brusquement, et apparemment sans raison, le fil se casse.

Malgré les propositions brillantes qui s’offrent à elle, elle décide alors de quitter la scène et se réfugie dans la solitude d’une ferme vaudoise. Là, elle découvre le tissage et participe avec un succès immédiat à de nombreuses expositions – l’une de ses tapisseries figure au Musée de Moutier.
Mais le tissage l’amène enfin à ce qui l’attirait depuis toujours: l’écriture. Fascinée par l’image filmée, elle commence par écrire trois dramatiques, qui seront réalisées par la Télévision suisse romande.
Puis un premier roman voit le jour, La Dernière Migration, aussitôt publié à Paris, aux Éditions Régine Deforges. Parallèlement à l’écriture, elle participe à des émissions télévisées, et, par exception, remonte sur scène afin d’incarner le rôle principal de l’opéra-ballet Tancrède et Clorinde de Monteverdi.
Entre-temps, d’autres romans ont été édités, Crève-l’Amour, aux Éditions Acropole. Le Cœur tatoué, aux Éditions Mazarine, L’Étalon de ténèbres aux Éditions Régine Deforges, Le Testament d’une mante religieuse, aux Éditions de l’Aire.
Puis elle quitte de nouveau son pays natal pour l'Égypte, où durant cinq ans elle vit à Alexandrie. C’est de cet exil que va naître Le Blues d’Alexandrie, qui lui vaudra le Prix Bibliothèque pour Tous et celui de la Fondation Régis de Courten.
Mais la nostalgie de l’Europe l’amène à séjourner deux ans en Haute-Savoie, où elle écrit son septième roman, Les Jardins de Shalalatt, qui reprend certains personnages du Blues d’Alexandrie, à des moments différents de leur existence.
Asa Lanova vit aujourd’hui à Pully.

Asa Lanova, La Gazelle tartare, Bernard Campiche Editeur, 2004.

 

Trois questions à Asa Lanova, par Janine Massard

En vous lisant, on sent chez vous un besoin d'aller au-delà de la réalité qui s'offre à vous, comme si vous étiez en perpétuelle cavale de vous-même. Dans quelle mesure est-ce encore aussi impérieux, aujourd'hui ?

La fuite a toujours été pour moi le moyen de m'évader d'une réalité pour laquelle, enfant, puis adolescente, je ne me sentais pas armée. Elle demeure aujourd'hui une tentation presque permanente et que, malgré l'envol du temps, je ne suis pas toujours à même de dominer. C'est étroitement mêlé à une peur de vivre les événements pourtant bénéfiques qui s'offrent à moi, qu'ils soient du domaine affectif ou professionnel, comme si je craignais de ne pouvoir les assumer. Doute de soi, besoin excessif de solitude - qui est une autre forme de fuite -, peur de n'être pas à la hauteur? Peut-être tout cela à la fois. Ainsi, depuis mon adolescence, ai-je refusé, ou me suis éloignée de ce à quoi, cependant, j'aspirais le plus intensément. Il s'ensuivait une grande souffrance, mais aussi, une sorte de volupté d'avoir ainsi choisi une forme de liberté. Je m'interroge aujourd'hui encore sur ce qui est devenu une sorte d'automatisme quasi insurmontable, tout en ayant pris conscience que j'ai laissé échapper aussi bien ma chance dans le domaine artistique que dans celui du cœur. Il m'arrive d'éprouver pour moi une espèce de révolte à l'égard d'un comportement qui ressemble à de la lâcheté, mais une lâcheté qui, paradoxalement, m'a permis de me construire une autre destinée que celle qui s'ouvrait à moi, souvent brillante, et absurdement refusée. Et même si, regardant à présent en arrière, une blessure se rouvre au plus profond de mon cœur, j'ai la conviction que les échecs dont j'ai été responsable pour la plupart, m'ont permis d'accéder à une évolution qui se nourrit au dur, à l'humble labeur qu'est pour moi l'écriture, ainsi qu'à une quête du sacré étroitement liée à la nature.

En relation avec la question précédente, il y a l'impératif de la destruction, comme si vous deviez chaque jour mourir pour renaître. Est-ce un moyen d'aller plus haut et plus loin?

En relation étroite avec la fuite, j'ai toujours considéré qu'il n'y a pas d'évolution sans destruction préalable. Il ne s'agit en aucun cas d'autodestruction, mais d'une nécessité, pour aller plus loin, de quotidiennement brûler ce qui est en moi, ou que je tente de créer, afin qu'en renaisse une forme de dépassement, de transcendance. Je ne conçois la création, quelle qu'elle soit, sans une remise en question qui ne peut s'accomplir sans cette destruction, de même que la beauté, quelle qu'elle soit elle aussi, ne peut s'acquérir sans des passages dans la disgrâce. Comme le pire des désespoirs engendre la joie, la destruction n'est autre que l'espèce de combustion d'où jaillit le renouveau. Le refus de l'acquis, des convictions sans remise en question, d'une complaisance demeurera à jamais ma quête. Quant aux certitudes, dans quelque domaine que ce soit, au réalisme sans ouverture sur l'idéalisme et le rêve, ils ne sont pour moi que stérilité, mort prématurée.

Ce qui frappe aussi c'est le constant recours à un monde proche et invisible. Quelle est l'importance de l'ésotérisme dans votre vie et dans votre œuvre ?

Si ce qu'on nomme la réalité m'a toujours été étranger, le surnaturel - qui n'est autre, en fait, qu'une extrême réalité -, m'est familier depuis l'enfance. Savoir non seulement regarder, mais voir ce qu'on ne peut déceler qu'en étroite symbiose avec la nature. Parvenir à interpréter les signes, à déceler les avertissements de l'univers, à se fondre dans les Forces vives qui le régissent et sont en nous à l'état latent ou non. Ce sont ces Forces auxquelles je me raccroche au fil des jours, celles qui, depuis toujours, et dans les pires moments de mon existence, m'ont permis de survivre. Je n'ai jamais cessé d'entretenir avec ce qu'on nomme le surnaturel, des rapports permanents qui nourrissent aussi bien mon corps que mon âme, et sont en quelque sorte le levain de mon écriture, son essence. C'est pourquoi je ne crois pas à la mort, mais, sous forme de multiples métamorphoses, à une pérennité chargée de manifestations qui, au prix d'une extrême attention, nous relient avec le sacré. Le sacré, omniprésent autour de nous, et dont l'interprétation de ses signes, à la fois entretient mes doutes sur moi-même et sur l'écriture, mais me sauve du renoncement, de l'abdication. Dans le cri d'un oiseau - l'oiseau étant pour moi un oracle -, le regard d'une bête, la fausse froideur d'une pierre, l'écorce de l'arbre qui transmet l'énergie, je trouve de quoi surmonter cette peur de vivre qui est aussi bien la gangrène de l'âme dont quotidiennement je suis la proie, que la germination qui, par moments, m'accorde la grâce de l'écriture. Détruire pour renaître, se déchirer pour atteindre l'exaltation.

Propos recueillis par Janine Massard

 

Revue de presse

La flamme et les cendres

LITTÉRATURE ROMANDE Dans La gazelle tartare, Asa Lanova évoque son existence marquée par la peur de vivre et la recherche de l'absolu, avec un mélange détonant de verve et de poésie.

LES FAITS A 20 ans, Maryse était une jeune danseuse lausannoise promise au plus bel avenir. Un premier rôle d'O phélie, avec Maurice Béjart pour partenaire, marqua simultanément sa première panique. Fuyant un amour naissant, fuyant la danse, elle devint plus tard écrivain sous le nom d'Asa Lanova. Sept livres ont abouti à ce dernier récit d'une nouvelle profondeur, marqué par la solitude mélancolique et le deuil, mais aussi l'humour et quel sursaut de bonne vitalité.

La sagesse des braves gens répète qu' on ne peut être et avoir été: que nul n'échappe à la loi du temps qui passe et qu' il est chimérique de croire à la jeunesse éternelle, sauf à pactiser avec le diable. Or, même à l'ère des oiseaux mazoutés, il reste des poètes rêvant à l'albatros bravant toutes les pesanteurs et des jeunes filles attendant le prince charmant à la fenêtre de leur tour HLM - et telle demeure la narratrice de La gazelle tartare en dépit d'une vie plutôt mouvementée dont témoignent, de La dernière migration (Régine Deforges, 1977) au Testament d'une mante religieuse (L'Aire, 1995) des livres marqués au sceau d'un érotisme entêtant, voire torride, mais nullement superficiel. Une constante traverse en effet les écrits sur feuillets bleus d'Asa Lanova, et c'est une sorte de panique frisant parfois le délire, à base de carence affective, d'incertitude, de peur de vivre (cette « gangrène de l'âme ») et de terreur de n'être pas à la hauteur. Son insomnie chronique la taraude plus que jamais au moment où elle entreprend ce nouveau récit, dont le déclencheur est le visionnement d'un film consacré à Maurice Béjart et, de fil en aiguille, le ressouvenir d'un bref amour de jeunesse qu' elle a fui comme elle fuira bientôt la danse où on lui promettait le plus bel avenir. Cette irruption de son passé de jeune fille en fleur coïncide avec une confrontation plus douloureuse, après des années éprouvantes de dérive en Egypte et de dèche en Haute-Savoie, avec la décrépitude de sa mère frappée par la maladie d'Alzheimer.

Amorcé dans le jardin retrouvé de son enfance, où son grand-père terrien l'initia aux beautés de la nature et où reposent les cendres de son père, le récit de La gazelle tartare va se développer en spirales narratives creusant alternativement dans le passé de Maryse (son vrai nom) et rejoignant le présent d'Asa, dans un brassage proustien où la « traque des mots », dont la romancière a la passion précise et parfois précieuse (le « charabia chéri » que lui reproche gentiment son mentor, le grand découvreur Georges Belmont, ami de Joyce), exprime cette «Force de vie» qu' entretiennent également la discipline ascétique de ses exercices quotidiens à la barre et ses soins de soeur franciscaine zoophile à sept chats flanqués d'une chienne du désert ...

Petite fille et sorcière

L'univers d'Asa Lanova est apparemment un vrai souk, mais c'est vers une nouvelle simplicité dépouillée que nous conduit La gazelle tartare, au terme d'un récit tour à tour émouvant et burlesque, truculent à souhait lorsqu' elle évoque un séjour de cinq ans à Alexandrie, et très poignant par l'évocation de la fin de sa mère. Il y a chez elle un mélange de terrienne vaudoise et de mystique «allumée», de sauvageonne complice de la Vouivre et d'artiste retrouvant, chez ces grands vivants que furent Henry Miller ou Lawrence Durrell, la flamme pure, transfigurée par la littérature, d'une vie de bohème où plaisirs et « châtaignes » firent florès.

Dès le départ de son récit, la figure magnifiée de « Satan », ainsi qu' elle surnomme Béjart en qui elle voit un « messager d'amour entre le monde et la Beauté », devient l'objet d'une rêverie obsessionnelle qu'un rendez-vous téléphonique fixe dans le temps et l'espace. Or verra-t-on, à l'automne, Tristan et Iseult se retrouver pour finir leur vie sur un tardif canapé conjugal? C'est ce qu' elle s' obstine à croire en invoquant l'« éternel retour » et en se repassant Wagner sur son pickup. L'intéressé, avec la tendresse des sages, lui objectera pourtant: «Je ne puis raccorder ce qui fut à ce que nous sommes devenus. Aussi, gardons intacte la beauté du souvenir ...».

Au demeurant, il serait mesquin de voir en La gazelle tartare l'exploitation d'une «affaire» susceptible de publicité. S'il est certain que la narratrice croit vraiment qu' elle va retrouver cet amour de jeunesse, si fugace qu' il ait été, c'est qu' elle sait chez lui cette même Flamme inextinguible qu' elle désespère de trouver auprès de ses compagnons ordinaires. Avec la même candeur, et cette crédulité un peu « barjo » qui la fait se convertir un temps à l'islam et se frotter à l'occultisme - on relèvera la saisissante scène de zaar, exorcisme des femmes célébré dans les bas-fonds d'Alexandrie -, elle ne cesse de lorgner vers l'Infini, l'Eternel et l'Absolu, tout en gardant les pieds sur terre avec ce bon naturel et cette fougue vitale irriguant ses meilleures pages. C'est ainsi, au final, un livre plein d'amour et de mélancolie, mais aussi de courage et de drôlerie que La gazelle tartare, où l'inaccessible (désigné par l'expression arabe du titre) devient substance humaine et poétique par le miracle des mots.

24Heures
http://www.24heures.ch
14.12.2004

Et si le passé habitait notre temps présent

Retour sur une vie, un amour «satanique» par Asa Lanova. Où il est question de Chronos.

[...] Mais comment écrire une vie? Ce n'est pas une question de mémoire. C'est une conception de notre individualité. Et comment conçoit-on sa durée et sa complexité entre souvenirs, émotions et instants précis? Et si le temps englobait tout dans un maelström brassant et brassant, plus loin, plus loin encore, le passé, le présent, dans une indéfinition où tout détermine tout? Tout est-il ainsi toujours actif dans notre subconscient?
Ce que dit Asa Lanova, dans ce récit de vie, d'amour perdu, retrouvé, de solitude volontaire et d'écriture trouvée, c'est que notre accumulation détermine infiniment nos actes, et qu'il est profitable d'en prendre conscience. Et nous courons toujours après une unité, une réconciliation avec soi, au-delà des blessures, des jouissances et des déconfitures, y compris des effondrements amoureux. Avec un désir fondamental. Un livre qu'il ne faut pas prendre pour anecdotique, mais comme une profonde interrogation au dieu Chronos.

Jacques Sterchi
La Liberté
http://www.laliberte.ch
samedi 4 décembre 2004