Peter Weber
Chroniqueur des monts et des sons

par Andreas Mauz

Entretien (extrait)

- Nous venons justement de la gare - qui, chez vous, est tout sauf un lieu parmi d'autres. Pensez-vous que le titre de votre dernier livre Bahnhofsprosa pourrait être le terme générique pour les trois que vous avez écrits?

- Ma foi, oui. Le troisième livre reprend en les transformant nombre de motifs qui se trouvaient dans les deux premiers. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une trilogie, il y a un rapport entre les livres; c'est une seule vague ou une seule période. Avec une interruption cependant: j'ai écrit de 1988 à 1993 et de 1995 à 2002. Au milieu, il y a eu une pause. Les deux premiers livres débouchent sur le troisième. C'est de cela dont j'ai parlé dans mon discours inaugural à Bergen-Enkheim. J'ai écrit: "La gare est passée par tout ce que j'ai vécu." Elle a été d'une certaine façon mon ablatif. C'est, comme dans la musique, l'évolution de l'analogique au digital. Quand je suis arrivé à Zurich, le hall était barré par des choses, il était sombre, il n'avait pas l'air d'un hall. C'était les années analogiques d'engorgement, la fin des années 1980. Dans mon discours, j'emploie le terme d'"engorgement prérépétitif", quand tout s'accumule, se concentre et se met à vibrer - pendant que, en bas, on construit déjà les voies. La gare qui faisait tête devient une gare de passage, et puis cette horloge et soudain le hall, le mince vide digital, un pouls nouveau. Tout cela se déroula parallèlement à ce que j'ai vécu. C'est pourquoi je n'ai pas pu m'en défaire. Je n'ai pu le décrire que de façon rétrospective. Pendant que cela se passait, j'étais trop fasciné. La dernière chose inconcevable, ce sont ces manifestations privées dans le hall, dans cet espace sonore, le plus étrange des espaces publics, cet espace public couvert. Oui, la gare est une constante, la basse continue qui court sous les textes. Cela va peut-être changer maintenant.

- Restons-en au rapport des trois livres entre eux. Il me semble que, pour ce qui est du procédé d'écriture, il y a une grande continuité entre Le Faiseur de temps et Silber und Salbader, et une assez forte césure entre ces deux livres et Bahnhofsprosa. On assiste dans ce dernier livre à une radicalisation, en ce sens que l'abandon de l'histoire y est poussé encore plus loin: plus d'action, plus d'intrigues entre les personnages, plus d'attentes; tout s'oriente encore plus exclusivement vers l'évocation d'une atmosphère.

- Evocation, oui. L'action peut se résumer en une phrase : "Je suis assis dans le hall de la gare." Le sujet n'agit plus que de façon marginale. Pour expliquer cela: l'irruption du répétitif dans la musique, la perte de la mélodie - aussi de la mélodie narrative - conduit à une sorte d'immobilisation que je ne peux pas encore bien décrire, sinon en images. Le texte prend la mesure de ce genre de choses. Il ne s'agit pas d'action, au sens que des corps, porteurs d'action, se meuvent dans l'espace. Ce sont d'autres choses, derrière la peau. Il n'y a pas de paysage non plus. En vérité, le plus radical de mes livres est le deuxième, même si je l'ai écrit parallèlement à Bahnhofsprosa. Ce sont de bizarres jumeaux, monozygotes, mais différents. J'ai ôté de Silber und Salbader tout ce qui planait. D'où les pesanteurs, les véhémences qui vont jusqu'au baroque, la surtension. Le livre est une compression qui se décharge dans l'ornemental et le pseudologique - par exemple dans les titres - et transforme les choses en les fondant dans le langage.

- Mais dans un certain sens, on pourrait aussi parler de véhémence pour Bahnhofsprosa. Alors que la critique attirait surtout l'attention sur le caractère musical du texte - le musicien aurait complètement pris le pas sur le narrateur, on a même parlé de poésie pure -, moi-même, en tant que lecteur, j'ai sans cesse éprouvé une sorte d'oppression. C'est aussi qu'il s'agit de décors plutôt inquiétants. Je pense à la hiérarchie sévère, aux moniteurs, aux "stricts impératifs de rêves" et aux étranges maximes sur les murs…

- Oui, il y a d'étranges autorités, il y a des aimants. C'est un texte qui explore la structure "je-nous". Et "nous", me semble-t-il, est en allemand le mot le plus difficile, le plus dangereux et le plus chargé. Le couple "je-nous" est fortement problématique.

[…]

L'entretien dont figure ici un extrait est tiré du dossier consacré par Andreas Mauz à Peter Weber dans la revue Feuxcroisés No 7.

Autre page sur l'auteur : Rubrique Inédit : Extraits de Bahnhofprosa (Traduction : Sandrine Fabbri & Michal Repa)