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Charles-Albert Cingria
Correspondance avec Igor Strawinsky, Editions L'Age d'Homme, 2001

Retrouvez également Charles-Albert Cingria dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

  Charles-Albert Cingria / Correspondance avec Igor Strawinsky
 

ISBN : 2-8251-1320-4

Pendant son séjour en Suisse, dans les années 1914-1920, Igor Strawinsky, qui était déjà l'auteur remarqué du Sacre du printemps et de Petrouchka, avait noué des relations amicales avec l'intelligentsia romande de l'époque, groupée sous l'égide des Cahiers vaudois, avec Ramuz en particulier avec qui il composera bientôt la fameuse Histoire du soldat. Mais il fut tout de suite attentif également à la présence, dans le groupe du jeune musicologue Charles-Albert Cingria, qui nourrissait sur la musique des idées parallèles aux siennes. Il avait du plaisir à le retrouver, entre Morges et Vevey, et à discuter avec lui de la théorie, déjà développée dans un article de La Voile latine (" Essai de définition d'une musique libérée des moyens de la raison discursive "), selon laquelle est condamnable la musique illustration de sentiments, et seule défendable la musique non sentimentale visant à une " délectation supérieure ".

Rien de plus passionnant que les échanges amicaux entre un esprit aussi original que celui de Cingria avec l'un des plus grands créateurs de son époque.


Dès lors se noua entre les deux hommes une solide amitié qui dura autant que leur vie, et qui se traduisit par une correspondance, certes assez décousure, étant donné la vie fort agitée et vagabonde du musicien, mais toujours franche et pleine d'intérêt. En 1932, quelques passages du Pétrarque de Charles-Albert enchantèrent Strawinsky et valurent à leur auteur une grande citation élogieuse dans le second volume des Chroniques de ma vie. A Paris, Charles-Albert est l'invité de la plupart des premières de musicien, il est aussi son invité dans sa loge, à sa table, dans les divers refuges savoyards où l'amènent les maladies de sa femme et de sa fille. Et Charles-Albert sera encore de la première du Rake's Progress, à Venise, en septembre 1951.

Correspondance avec Igor Strawinsky, Charles-Albert Cingria, Editions L'Age d'Homme, 2001

 

  Correspondance avec Igor Strawinsky / Introduction de Pierre-Olivier Walzer

La première rencontre de Charles-Albert Cingria et d'Igor Strawinsky

La première rencontre de Charles-Albert Cingria et d'Igor Strawinsky eut lieu à Paris, en mai 1914. On ignore dans quelles circonstances. Mais le compositeur fut certainement tout de suite séduit par un homme de lettres qui parlait musique en connaissance de cause et qui développait sur ce thème des idées qui le confortait dans ses propres choix et ses propres expériences. Aussi le retrouva-t-il avec plaisir dans les années 1915-1920, où il était fixé avec sa famille à Morges, et où il n'avait pas de meilleurs répondants que les écrivains et les musiciens du groupe des Cahiers vaudois, dont il cite les noms, d'ailleurs sans autre commentaire, dans le premier volume des Chroniques de ma vie. C'est surtout avec Ramuz qu'il se lia et de cette heureuse collaboration naquit, comme on sait, la merveilleuse Histoire du soldat et Noces. Mais en même temps il a de sérieux débats d'idées avec Charles-Albert, qui suivait de près son travail et sut tout de suite en apprécier la nouveauté et l'importance, à une époque où l'art du compositeur russe était encore loin de s'être imposé. Lorsqu' étant entré en rapport avec Victoria Ocampo en vue d'une éventuelle collaboration à la revue sud-américaine Sur, il s'entendit reprocher par cette hautaine dame de n'être que le pâle reflet des théories strawinskiennes, il n'était que juste qu'il protestât et se proposât (il ne le fit pas) d'écrire à l'auteur de Sacre "pour bien stipuler que mes idées ne sont nullement dépendantes des siennes. C'est lui qui a désiré me connaître il y a 25 ans après avoir lu un article, où je définissais ce que par la suite il devait entreprendre " (à Jean Paulhan, janvier 1938. C.G. IV, 139). L'article dont parle ici Cingria est probablement son "Essai de définition d'une musique libérée des moyens de la raison discursive", qui avait paru dans La Voile latine en avril 1910. D'entrée de jeu Charles-Albert y justifiait pour la première fois l'opposition fondamentale qu'il veut voir entre le plain-chant, la musique ancienne et ses dérives jusqu'à Bach, et la musique italienne et ses prolongements, du bel canto à Wagner. Ce qu'il prêche, c'est une musique "libérée du sentiment littéraire", et quand il entend les premières compositions de Strawinsky, en particulier l'Histoire du soldat, qui "résume toute l'expérience musicale d'une époque" (O.C. IV, 141), il comprend que la musique entre avec lui dans l'ère d'une nouvelle vérité.

Cingria accompagnera fidèlement le compositeur à travers son illustre carrière

Dès lors et pendant toute leur vie, Cingria accompagnera fidèlement le compositeur à travers son illustre et tumultueuse carrière, ne cessant de le considérer, en dépit de ses évolutions et retournements, comme "le prince, malgré tous et tout, encore de toute la musique" (C.G. III, 150). Toute sa vie il le félicitera d'échapper à ce qu'il appelle le nordisme, soit l'habitude de faire de la musique une occasion de rêverie et de sentimentalité. Or, et c'est Strawinsky lui-même qui l'affirme : "Je considère la musique, par son essence, comme impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L'expression n'a jamais été la propriété immanente de la musique... Si, comme c'est presque toujours le cas, la musique paraît exprimer quelque chose, ce n'est qu'une illusion et non pas une réalité. C'est simplement un élément additionnel que, par une convention tacite et invétérée, nous lui avons prêté... et que nous sommes arrivés à confondre avec son essence." Or C.A. est toujours parti de cela, qui lui paraît une évidence. D'où sa joie à se trouver si parfaitement d'accord avec l'un des plus grands musiciens de son époque dont les accords et rythmes miraculeux qui paraissent rejoindre l'esprit même de la musique originelle. "C'est le fameux timbre d'argent des troubadours, antérieur de deux siècles, et ce que Strawinsky a fait c'est du déchant (de l'organum duplum) et je suis là-dedans jusqu'au cou" (au Dr. P. Gay, Noël 1935, G.G. IV, 313).

Une communauté de vues théoriques fut à la base d'une bonne amitié

Cette communauté de vues théoriques fut à la base d'une bonne amitié qui lia les deux hommes tout au long de leur vie. Cingria suivait attentivement le développement de son ami le compositeur et fut naturellement de la plupart des grandes premières, ou des grandes reprises, quand elles avaient lieu à Paris, Il était ainsi tout fier, au début de 1920, d'assister au Festival Strawinsky à la salle Gaveau, assis à côté du compositeur, tandis que Cocteau et Picasso étaient dans le couloir, Avec lui encore il assista à la plupart des représentations d'après-guerre des Ballets russes, encore que le côté "ballet" de Strawinsky l'indisposât plutôt. En 1918 il propose à Paul Budry un cahier vaudois sur le thème Le Cygne et le Dauphin, tract écrit à l'instigation de Blaise Cendrars, pour prendre la défense de Strawinsky, un peu égratigné dans le livre de Cocteau. Le Coq et l'Arlequin. De son côté, le compositeur a toujours un grand plaisir à le recevoir, à l'écouter. Il l'invite souvent à s'asseoir à la table familiale, à Paris, à Nice, en Savoie, et C.A. est toujours heureux de se trouver là au bon moment car il apprécie hautement la présence d'Igor, mais aussi celle de ses fils, Théodore, le peintre, ou Nini (Sulima), le pianiste. Cingria glisse naturellement ses livres sous les yeux du grand homme, qui y trouve parfois des occasions de s'emballer; par exemple à propos du Pétrarque, en 1932, dans lequel il découvre un passage qui lui paraît particulièrement pertinent et qui vaudra à C.A. d'être largement cité dans le second tome de Chroniques de ma vie. Les filles, la femme du musicien, tuberculeuses toute les trois étaient amenées à faire de longs séjours à la montagne, en Savoie; Strawinsky les y suivit souvent, et ce fut autant d'occasions pour C.A. de rencontre bienvenues dans ces nouveaux asiles que furent Voreppe, Monthoux ou Sancellemoz, où il fut toujours reçu avec chaleur et confiance, "Nous passons de bien agréables soirées à jouer au billard russe avec Igor et ses fils et d'autres gens au château de Monthoux". (Lettre à H.-L. Mermod, août 1937?)

Portrait d'Igor Strawinsky par Charles-Albert Cingria

Ce sont ces rapports d'amitié qui ont permis à Charles-Albert de tracer le portrait d'Igor Strawinsky avec la plus haute pertinence, Son fils même, Théodore, l'affirme :

"Personne n'a fait de Srawinsky un portrait plus exact ni plus vivant que Charles-Albert Cingria; c'est lui qui écrit entre autres : "Il a de l'ordre dans les sentiments, de l'ordre dans tout ce qu'il fait, de l'ordre dans les grandes et les toutes petites choses... Manger est pour lui, comme il sied, une chose très importante, et boire est aussi une chose très importante. Avec cela il ne mange presque rien et boit peu. C'est ce qui importe... Ses vêtements de ville sont fastueux et impeccables, ceux d'intérieur ingénieux et richement fantaisistes." Et encore : "Il sait le latin (comme beaucoup de Slaves qui ont fait simplement chez eux leurs études classiques) et il le sent dans le français, mais ce qu'il sent et qui le grise, c'est les armatures, par les mots qui entraînent et font se perdre la force en jetant du charme...

La carrière de Strawinsky l'accapare évidemment de plus en plus; de mois en mois il s'envole pour des tournées perpétuelles qui l'entraînent aux quatre coins des cinq continents. Ce qui introduit souvent dans leurs relations des parenthèses parfois longues, que ne colmatent pas toujours la correspondance. La plus rude coupure fut celle de la guerre. A la fin septembre 1939, Strawinsky quitte l'Europe en guerre pour New York, se remarie avec Vera de Bosset, donne des conférences à Harvard, tout en poursuivant une activité musicale débordante, devient une vedette d'Hollywood, prend la nationalité américaine. Pendant que Charles-Albert, revenu en Suisse, mène entre Lausanne et Fribourg une vie effacée, singulièrement misérable. Les deux amis ne reprendront leurs échanges épistolaires qu'en 1947, et ne se reverront qu'en septembre 1951, à Venise, pour la première du Rake's Progress.

A la mort de Cingria, invité à participer à l'hommage que lui rendra La Nouvelle Nouvelle Revue française dans son numéro de mars 1955, le grand Strawinsky, couvert de gloire et d'honneurs, se contenta d'un hommage bref mais de poids : "C'est un thème beaucoup trop important pour que je puisse, dans la hâte de ma vie présente, formuler mes pensées sur cet ami infiniment cher qui vient de nous quitter, sur son don et son oeuvre extraordinaires."

Toutes les lettres de Cingria, mais traduites en anglais!
Et j'ajouterai pour notre honte que jamais personne, dans notre intelligentsia romande, n'a jamais fait la moindre allusion à cette étonnante publication.

On s'étonnera que cette importante correspondance ne paraisse qu'aujourd'hui. Et l'on aura raison de s'étonner. Quand nous préparions l'édition de la Correspondance générale, dans les années 70, nous ne pouvions nous adresser, en Amérique, qu'à ceux qui détenaient alors l'héritage Strawinsky. C'est ainsi que, dans le tome V de la Correspondance générale, on ne trouve que trois lettres de C.A. à Igor Strawinsky (avec quelques autres à Théodore Strawinsky). Depuis lors, on a appris quel chef d'orchestre Paul Sacher avait créé à Bâle une fondation portant son nom, destinée à rassembler des ensembles de manuscrits, partitions, documents, livres, correspondances intéressant prioritairement la musique du XXe siècle, et qu'il avait acquis en particulier tout l'impressionnant fonds d'archives Strawinsky auquel un immense catalogue fut bientôt consacré. En rêvant à toutes ces richesses, conservées avec tout l'appareil des méthodes les plus modernes, nous avons pensé un jour que ce fonds pourrait bien receler plus de documents Cingria que nous n'en connaissions. D'où la démarche auprès de la Fondation Paul Sacher pour poser la question. Pendant un an, pas de réponse, et je pensais le problème enterré quand, un an après, un aimable M. Mosch me répond et m'apprend que les archives Strawinsky contiennent en effet une quarantaine de lettres et cartes de Charles-Albert Cingria que l'on peut consulter sur microfilm. Je vole aussitôt à Bâle où l'on me met devant un écran qui me permet de me rendre compte de l'intérêt majeur de ce dossier. Mais ma surprise n'allait pas s'arrêter là. Mon bienveillant guide me glisse en effet dans les mains la Selected Correspondance d'Igor Strawinsky, publiée par Robert Craft en trois gros volumes de 500 pages (Faber a. Faber) et dont le 3e, publié en 1985, contient à peu près toutes ces lettres de Cingria, mais traduites en anglais! Et j'ajouterai pour notre honte que jamais personne, dans notre intelligentsia romande, n'a jamais fait la moindre allusion à cette étonnante publication. Même la très exemplaire Bibliographie des lettres romandes de Régis de Courten n'en souffle mot. Bref, on conviendra que le temps est peut-être venu de lire enfin cette correspondance dans sa langue originelle.

Naturellement l'édition annotée de Robert Craft constitue une aide précieuse pour éclairer les différents moments de cette belle amitié. Dès mars 1948, Robert Craft était devenu l'assistant du musicien et peu à peu son indispensable factotum. Il fut le premier dépositaire de sa pensée, de ses papiers, manuscrits et correspondances. De nombreuses interviews et divers ouvrages sous leur double signature en témoignent. Sans compter qu'à l'occasion Strawinsky lui confiait sa baguette de direction (par exemple pour Abraham et Isaac en 1964, ou Introïtus en 1965). Cependant son édition des lettres n'est pas tout à fait une édition modèle : il en sait naturellement beaucoup plus que nous sur Strawinsky, mais nous en savons un peu plus que lui sur Cingria. C'est d'ailleurs le compositeur qui l'intéresse, et il lui arrive assez souvent de ne pas traduire la totalité d'une lettre, de sauter des passages, de remplacer par des points ce qui lui paraissait trop difficile ou trop peu important. mais enfin cette curieuse édition princeps n'en reste pas moins une documentation obligée, à laquelle nous avons le plaisir de pouvoir ajouter des lettres du compositeur à l'écrivain, lettres heureusement retrouvées dan le fonds Cingria du Centre de recherches sur les lettres romandes et mises gracieusement à notre disposition par la directrice du Centre, le professeur Doris Jakubec. On verra que grâce à ce complément bienvenu, plusieurs des lettres présentées se répondent.

Nous disons donc toute notre reconnaissance à M. Ulrich Mosch et à la Fondation Paul Sacher, au professeur Doris Jakubec et au Centre de recherches de Dorigny, enfin à Madame Denise Strawinsky, qui a donné les autorisations nécessaires pour mettre au jour cette correspondance que nous souhaitons aussi complète que possible et, s'il se peut, définitive. Aussi mon amicale reconnaissance à Marie-Thérèse Lathion, des Archives littéraires suisses, et à Jean-Christoph Curtet, qui ont accompagné ces pages.

Pierre-Olivier Walzer

Extrait de: Correspondance avec Igor Strawinsky
Introduction de Pierre-Olivier Walzer
Avec l'aimable autorisation des Editions l'Age d'Homme

 

Page créée le: 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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