Exposition : Le Corps, miroir du Monde

Exposition : Fondation Claude Verdan - Musée de la main
Rue du Bugnon 21 à Lausanne
27 octobre 2000 - 25 février 2001

Le Corps - miroir du Monde
Voyage dans le musée imaginaire de Nicolas Bouvier

vernissage le jeudi 26 octobre à 18h30

précédé à 17h15 auditoire César-Roux au CHUV
par la leçon d'ouverture des cours de l'année académique sous le titre
La condition corporelle
par le Professeur Jean Starobinski

www.verdan.ch
tél. 021 314 49 55

Hospices cantonaux vaudois - Université de Lausanne -Fondation Verdan -
Association Regards du monde

 

Souvenirs et compagnonnage

Pierre Starobinski

il manque une pièce au puzzle...

Automne 1990. Avenue Vibert, Carouge, je pousse la porte du bureau de Nicolas Bouvier au 13ème étage de la tour dans laquelle il a perché ses trésors. Combien d'années depuis notre dernière rencontre? Dix, quinze peut-être. C'est d'une exposition sur le paysage dont je voulais l'entretenir avec le secret espoir qu'il accepterait de s'associer au projet. Il s'agissait de réaliser pour le 700ème anniversaire de la Confédération Helvétique une installation de photographies en plein air, à 2000 mètres d'altitude au-dessus de la station de Leysin. Trente images de format imposant devaient être disposées de façon à créer une galerie à ciel ouvert dans laquelle les montagnes du monde se côtoieraient et dialogueraient avec le paysage. Souligner l'horizon des Alpes par l'image, réveiller l'attention du visiteur-promeneur par la beauté universelle, telle était l'ambition. Elle lui plut. Nous avions prévu de concevoir la première exposition pour l'été suivant. C'était compter sans l'horloge orientale qui avait définitivement supplanté la montre suisse dans la tête du poète-voyageur.

Début 1991, un peu inquiet je lui rappelai l'origine de la commande. Notre bailleur de fonds nous pressait de questions. Très compréhensif, il répondit que les choses avançaient, qu'il avait son idée sur les images qui pourraient être présentées. Le tout devait attendre encore quelque temps : " il manque une pièce au puzzle" me confia-t-il. Elle manqua en 1991 et toute l'année 1992 également. Le doute était le sentiment le plus poli exprimé par tous ceux qui avaient la gentillesse d'attendre encore...

la poésie

Quand finalement Nicolas appela, nous étions en janvier 1993. Il avait trouvé ce qui manquait. La poésie! Les images seraient escortées par des citations poétiques. Au paysage du lieu de l'exposition, d'autres paysages répondraient et, à ces images, la poésie ouvrirait un nouvel horizon. Maintenant tout était clair. La poésie avait pris son temps. Et l'on sait qu'elle en réclame toujours plus que l'on est disposé à lui en accorder! C'est dans l'ordre des choses et tant pis si dans l'intervalle la Confédération Helvétique avait atteint l'âge respectable de 702 ans.

"Lorsqu'une chose rencontre le mot pour la dire – et souvent ces fiançailles se font attendre longtemps –, c'est de la poésie, et lorsqu'une image trouve enfin la phrase qui l'aime et qui l'habille, c'est encore de la poésie".

(Nicolas Bouvier, Le Hibou et la Baleine, Zoé)

les expositions

Nicolas avait collectionné 800 diapositives, dont nous ne devions retenir que 30 sujets, et cherché pendant plus d'un an les images qui représentaient au mieux la montagne sublime. C'était un hymne à la beauté de la terre. Ce qui s'en dégageait correspondait bien au regard que l'auteur du Dehors et du dedans portait sur le monde. L'exposition Eloge de la montagne fut présentée durant l'été 1993 au sommet de la Berneuse. Trois autres expositions succédèrent: L'Homme et la montagne, L'eau et la montagne et pour clore le cycle Le silence des cols. Six années s'étaient écoulées. Six années pendant lesquelles Barbara Erni et moi-même avons eu l'heureux privilège de collaborer avec Nicolas Bouvier à la recherche d'images et de citations poétiques. Aujourd'hui ce travail est rassemblé dans un livre : Entre errance et éternité - Regards sur les montagnes du monde (Ed. Zoé). Je garde présente à l'esprit cette phrase du texte que Nicolas a offert à l'occasion de la première exposition : "Nous avons réuni, comme un troupeau, ces dômes, ces glaces, ces arrêtes, ces sables, ces croupes, pour que vous y retrouviez vos origines, mais surtout pour que votre regard porte plus loin, pour que l'horizon devienne planétaire et nourrisse vos rêves et votre gratitude".

1963, Genève, salon familial. Je n'avais que quatre ans et pourtant je me souviens parfaitement des rencontres entre mon père et Nicolas Bouvier. Ils étaient occupés, l'un à la plume, l'autre à l'image, à la publication d'une histoire de la médecine. Je ne comprenais pas grand chose à leur entreprise mais la perspective de vacances de Pâques à la montagne me réjouissait. C'est là que j'ai croisé mes premiers chamois, usé pour la première fois mes semelles dans la caillasse. Courir la montagne, c'était donc cela l'état le plus proche du bonheur! Je le découvrais, j'en abuserais c'est sûr...

Le Vent des routes

Printemps 1997. Moins d'un an après la dernière exposition à Leysin nous apprîmes la maladie de Nicolas Bouvier. Il n'y avait pas de mot. Le dernier rendez-vous, celui que l'on repousse, se précisait et bouleversait proches et amis. Nous venions de démarrer un projet d'exposition sur son œuvre photographique et littéraire. Le Vent des routes devait célébrer le poète voyageur. Lui me tendait ses carnets de route et j'établissais les correspondances entre écriture et photographies. Bernard Crettaz, directeur du département Europe du musée d'ethnographie de Genève, nous avait invité à présenter ce travail. Nicolas parlait de reprendre ses notes sur la descente de l'Inde, il venait de terminer six nouveaux poèmes et de mettre au net un texte sur l'histoire de la vanille. Les télévisions le demandaient pour des émissions littéraires. Le temps était compté. Le destin voulut qu'il ne vit pas la dernière exposition que nous avions ébauchée ensemble.

Le 17 février 1998, Nicolas Bouvier ferma les yeux sur ce monde trompeur. Ce soir-là, je gravis en solitaire le Mont Dolent à la recherche d'une ombre. J'avais pour compagnon de cordée des récits de voyages plein la tête. Un renard m'accompagna au col Ferret.

.Voyage dans un musée imaginaire

Printemps 1998. Mon travail m'amenait régulièrement dans le bureau de Nicolas. Assuré de la confiance d'Eliane Bouvier et de la famille, j'ai cette très grande chance de pouvoir m'y rendre librement. La Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève s'était vu confier par Nicolas Bouvier ses archives littéraires. Le Musée de l'Elysée à Lausanne repris l'ensemble des photographies de voyages. Il a rejoint sur les rayons des archives les images d'Ella Maillart. Restait la formidable collection, plus de 40'000 images, rassemblées pour des travaux d'illustration. C'était là le musée imaginaire mentionné dans plusieurs textes. Au sujet de son activité d'iconographe : "J'ai donc passé des heures de félicité absolue, à découvrir cet immense archipel des images qui m'a autant cultivé que les études ou les voyages que j'ai pu faire ou ferai peut-être encore. Sans compter le plaisir presque gustatif que c'est que de cadrer, photographier, tirer soi-même, dans le silence de la chambre noire, les documents que l'on a dénichés" (in Bibliothèques, Zoé)

Présentation des documents

Présenter ces documents, trouver l'angle d'approche pour leur mise en valeur... Pendant plusieurs semaines, je compulsai cette collection, apprenai à en reconnaître les départements: la botanique, l'entomologie, l'histoire des voyages, les cartes de géographie et les représentations du corps. L'esprit curieux de Nicolas avait rassemblé des images rares qui s'enrichissaient à la lumière de concordances et de croisements qu'il inventait. Je me trouvais à l'évidence devant un fantastique cabinet de curiosités, constitué par un esprit éclairé d'une grande connaissance de l'histoire des sciences et des arts. Le goût prononcé de Nicolas pour les mélanges d'époques et de disciplines se lisait dans ces boîtes aux noms aussi évocateurs que: guerres, lanternes magiques, médecines orientales, japon moderne, épouvantails... Je ne pouvais m'empêcher de penser à cette Histoire mondiale synchronoptique d'Arno Peters qu'il m'avait offerte quelques années plus tôt. Un siècle de l'histoire du monde sur chaque miroir de page. Tout s'y déroule par bandes de couleurs: vert - l'économie, bleu ciel - la vie intellectuelle, rose - les religions, les jaunes orangés se partagent la politique, les guerres et les révolutions. Côte à côte, on retrouve Soliman le magnifique, Léonard de Vinci, Zwingli et Rabelais. Dans ces juxtapositions on découvre un des aspects de ce que Nicolas aimait à mettre en évidence. Une image résume admirablement cette vision du savoir et du monde: La machine à lire, Dell'Artificiose Machine, de Ramelli (Paris, 1588). Je soupçonne Nicolas d'avoir porté un regard envieux et nostalgique sur ce lecteur qui, vraisemblablement, fait passer sous ses yeux le savoir universel du 16e siècle. "Tempi passati...".

Le choix du chapitre à présenter s'est imposé de lui-même. "J'ai des points forts, écrit Nicolas à propos de ses sujets de prédilection, (...) Le dessin anatomique par exemple, vu l'angoisse que fait naître l'exploration du corps, donc de la mort, donne une iconographie extrêmement chargée, où décors et mise en scène extravagantes (paysages tropicaux, orchestres de squelettes) viennent tempérer ce que le sujet a de macabre" (in Routes et déroutes, Métropolis), et dans le très beau texte Les Rêves du corps, " Depuis que je cherche des images, ces rêves du corps constituent une galaxie particulière dans le ciel infini de l'illustration. Une planète où l'angoisse, la jubilation, une frivolité morbide se succèdent comme dans cette courageuse fabrique qui nous tiendra encore pour un temps compagnie. Une folie comme celle où les architectes d'autrefois exprimaient librement leurs fantasmes, leurs peurs, leurs vœux ou leurs caprices." (in Le Hibou et la Baleine, Zoé).

Voyager dans les images des représentations du corps collectionnées par Nicolas Bouvier : le projet était prometteur. Lui qui alla user son corps sur les routes du monde, lui demandant à chaque retour de bien vouloir pardonner ses excès, avait, pour sûr, une collection qui devait pouvoir exorciser les douleurs du monde entier. En visitant ce fonds sous cet angle, j'espérais associer mon père à la réflexion, gagner son précieux concours et entreprendre au passage un nouvel apprentissage. Dans un dernier texte d'hommage à Nicolas, il évoque le projet qu'ils avaient de faire à nouveau équipe : "Il m'avait demandé d'écrire, pour le "grand public", une Histoire de la médecine dont il avait accepté de fournir l'illustration.[...] Il trouva des documents surprenants. Mais la hâte de l'éditeur, et les décrets d'un maquettiste souverain nous empêchèrent d'ajuster texte et illustrations selon nos désirs. Il en resta l'espoir commun de tenter une nouvelle aventure en maîtrisant mieux, à deux, la forme du livre. Il devait s'agir d'une sorte de voyage à travers diverses représentations du corps humain. Nous en reparlions à chaque rencontre."(in Le Vent des routes, Zoé).

Aucune rivière ne coule aussi vite que la vie...

Automne 1998. Dans le bureau de Nicolas mon père me guide par ses commentaires dans les trésors récoltés par Nicolas! Il est une encyclopédie vivante. Nous nous arrêtons longuement sur le classeur intitulé "Anatomie". Il replace chaque image dans son contexte, m'explique l'histoire des découvertes médicales et note au passage combien la collection s'est enrichie. Son enthousiasme est palpable et mon bonheur immense quand il se tourne vers moi et me confirme qu' "il y a là, certainement matière à une très belle exposition".

Eté 2000, les rotatives tournent chez Jean Genoud. Aujourd'hui le catalogue de l'exposition Le Corps, miroir du monde existe. Il aura fallu près de deux ans de travail avec une équipe d'amis historiens de l'art et de la médecine pour organiser l'exposition. Dans quelques semaines, le Musée de la main de Lausanne ouvrira ses portes sur une boîte de lumière, clin d'œil à la lanterne magique que Nicolas affectionnait tant. Légèreté et transparence auront été nos guides pour élaborer une muséographie autour de ces représentations du corps. Dernier hommage à un iconographe de génie. Dans quelques semaines, les collaborateurs de la bibliothèque Publique et Universitaire de Genève passeront prendre la collection d'images dans le bureau de Nicolas. Le musée imaginaire trouvera un abri sûr. 10 ans ont passé. Aucune rivière ne coule aussi vite que la vie... m'avait un jour glissé à l'oreille Nicolas!

Pierre Starobinski