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Giornalismo e poesia?

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Monique Laederach

Laudatio pour la remise du Prix de l'Institut Neuchâtelois 2001
Neuchâtel, 24 mars 2001

On m’a confié la tâche et l’honneur de présenter l’œuvre de Monique Laederach et j’étais convaincu que cela n’aurais pas été difficile. Non que je connaisse la personne et l’œuvre depuis longtemps, mais après une année et demie de rapports épistolaires quotidiens, de lectures et de traductions, j’avais l’impression de pouvoir vous en parler sans gêne. Et pourtant, quand je m’y suis mis, j’ai dû recommencer à plusieurs reprises. Les mots qui sortaient de ma modeste plume de critique et d’ami étaient tout à la fois trop compliqués et imprécis. C’est qu’il s’agit d’une œuvre extrêmement complexe et cohérente.

Et pourtant, on peut affirmer que Monique Laederach n’est pas une écrivaine hermétique et insaisissable : tout au contraire, le souci de communication avec le lecteur répond dans son œuvre à un égal souci de clarté vis à vis de soi-même, dans la conviction que seulement avec une attitude d’honnêteté à l’égard du vécu intérieur l’écrivain peut s’adresser à son lecteur sans le leurrer. De mon point de vue d’italien, j’ai toujours eu la certitude qu’on pourrait appliquer à Monique Laederach la devise de Umberto Saba, le poète de Trieste, qui en 1912 a livré cette formule bien connue " Cosa resta da fare ai poeti : la poesia onesta " (" Qu’est-ce qu’il reste à faire aux poètes : de la poésie honnête ").

Monique Laederach est donc avant tout honnête : à condition, bien sûr, qu’un veuille entendre cet adjectif dans son sens le plus plein et le plus riche, justement à la manière de Saba, c’est à dire dans une acception tout à la fois morale et politique. Le poète sait " descendre à la rencontre de soi même " (je cite ici une expression de Laederach), pour retrouver le nœud de douleur et la déchirure. Parce que seulement en délivrant le cri des profondeurs on peut s’ouvrir au monde dans sa complétude.

L’œuvre de Monique Laederach est en effet, elle aussi, marqué par cette descente aux enfers, qui s’ouvre à des accents politiques parce qu’elle est confronté à la négation. Il s’agit d’une négation politique : la ségrégations des voix féminines. Honteuse ségrégation, qui ne se situe pas simplement sur le plan social, mais à bien d’égard au niveau moral, dans la reconnaissance de la personne. Parce que cette division des rôles masculins et féminins, à laquelle notre tradition nous à habitué, s’est installée au plus profond de l’être humain : les femmes ont dû intérioriser leur rôle sociale, jusqu’au point de ne même plus reconnaître leurs voix.

Monique Laederach semble l’avoir perçue d’emblée, cette intériorisation, et la nécessité de se précipiter dans la " boue de soi" pour guérir le langage. En ouvrant son premier recueil de poèmes - L’étain la source, en 1974 - elle lance le défi qui sera celui de toute son œuvre :

Qui ose encor parler de la nuit qu’il abrite,
Traverser sans mensonge les yeux qu’il a fermé ?
Lequel d’entre nous s’est levé au milieu de son âge
Pour prendre ses souliers, le peu de pain
Qu’il fallait jusqu’à l’aube, et,
Sans jamais tarir, s’est mis en marche
Vers les cavernes où s’étaient dénoués
Les fils de sa naissance ?

Laederach est bien là, quand elle parle, " au milieu de son âge " : elle a trente deux ans, une carrière non-aboutie de virtuose de piano à Vienne, qui lui laissera un goût pour la musicalité des mots et pour le travail rythmique sur la langue ; elle a été marié avec un romancier qui n’apprécie guère l’ombre d’une femme écrivain, elle vient de commencer des études de lettres, qui vont la porter à un mémoire de licence dédié à la traduction de poésie, notamment sur l’œuvre de Mario Luzi et d’Eugenio Montale : la traduction, pour celle qui vécu le bilinguisme dans le cercle familial, ne cessera de l’accompagner, tout au long de sa carrière.

Avec L’étain la source , elle ose le " je ", comme en se lançant toute entière dans une vaste mer de glace, dans un lieu ou règne encore le silence, où plutôt, où l’on voudrait qu’il règne. Dans le fait même de commencer à parler, à dire, ce royaume qui n’a pas eu de mot commence à se lézarder :

Mais celle que j’était, quand tu me disais
Terre Mon royaume
était-ce une Île que je pouvais nommer ?
Etait-ce une parole aussi certaine
que les silences autour de notre amour ?

Le livre suivant, Pénélope, inaugure une approche qui utilise les figures mythologiques pour en faire les révélateurs de la déchirure : on rencontrera après Pénélope, Perséphone, Iphigénie, Eurydice et Psyché, mais avec une nouvelle force, celle de la rébellion :

Toi que j’ai dit ma plaie, que j’appelais amour, toi, l’Autre, ô l’habitant perfide de mes veilles - (vers qui j’allais en chacune de mes nuits, pareille aux voiles des vaisseaux hâtifs - en qui j’allais, marchant comme une enfant dans la trace de ta voix -
toi dont j’ai bu le nom avec le vin (...)
Au bord de boire à toi, mes lèvres se refusent.

Et cette parole qui ose se dresser contre les acquis des Voix des Pères et des Maris commence son cheminement de la blessure à la politique. " Je me rebelle " dis Camus " donc nous sommes ". Laederach libère, à travers la voix de Pénélope, la voix de siècles de silences :

Nos bouches ont des paroles, nos mains des caresses, mais ce qui parle, ce qui s’échappe n’a aucune vertu si ce n’est de cacher que nous sommes absent, des cierges pour personne, aucun dieu nulle image, sauf cette image, tellement féroce, de nous-mêmes,
inventée contre.

Les trois livres suivants sont encore des recueil de poèmes : La Ballade des faméliques baladins de la Grande Tanière, en 1974 (avec une dimension sociale inattendue), J’habiterai mon nom, Prix Schiller en 1977 et Jusqu’à ce que l’été devienne une chambre, en 1978. Monique Laederach continue à creuser, à la recherche d’un chant de libération qui puisse à la foi être la source pure d’un moi délivré de toute histoire et le cri de réappropriation de l’histoire:

Je ne suis que le cri et l’espace du cri
ma naissance,
JE SUIS LE SEUIL ?
(Mais qui, jamais, parla hors sa blessure ?

Ce recueil magnifique, qui s’appelle J’habiterai mon nom, se termine avec cette ardeur:

(...) ce cri planté enfin planté
A MEME LA TERRE L’OBSCURITE
pluie debout sur cette mort
mais
je parle !

Le psychiatre Eric Berne a défini la douleur du passé comme un sac de cailloux, que nous portons sur les épaules : pour s’en libérer, il faut d’abord trouer la toile et laisser se disperser le galets dans le sable : après quoi, on peut commencer à déchiffrer une à une ces pierres. Monique Laederach commence donc en 1978 un travail plus détaillé, mais non moins cruel, sur les mêmes obsessions, le travail de la narration. Le premier récit, Stéphanie, tient lieu d’un manifeste : manifeste stylistique si l’on veut. A la différence de ses poèmes - qui n’ont aucune parenté visible avec le champ littéraire romand - ses narration me paraissent plus proches d’autres voix féminines de Suisse romande, en particulier de celle d’Alice Rivaz, qui publie Jette ton pain un ans après Stéphanie. Une autre pianiste, une autre sensibilité musicale au service de l’interrogation incessante, une façon de faire évoluer le récit par cercle concentrique, un peu comme en psychanalyse on accouche à nouveau son enfance, en enlevant couche par couche la pelure d’ognon.

Voilà donc Stéphanie, écrit à la troisième personne , racontant de l’intérieur un personnage féminin qui cherche à se retrouver, par rapport à une déchirure sentimentale, qui lui a révélé sa dépendance et son annulation intime dans cette dépendance. Même déchirure pour Anne, dans La femme séparée, le roman qui vaut à son auteur le deuxième Prix Schiller et qui sera traduit en allemand par Margrit von Dach . Je vous cite un passage de la deuxième partie qui dit bien plus à lui seul:

Rêve : cela brûle en moi. Peut-être faut-il que le silence se consume jusqu’au bout, que je me consume en lui pour l’habiter librement ? Année coulée dans cette rêverie liquide, membre épars dans quelque énorme matrice muette et sourde où cette torsion dan la poitrine se dissout également, e la paix, la paix. Elle respire, dénoue ses muscles un à un : être aussi plane que possible, aussi plane que ce trajet de lune. Je ne suis rien d’autre qu’un petit grain de lumière, un débris de miroir, éphémère, sans importance. Ce vide, ce vide et Je ne sais rien y mettre, sinon de l’inexistence. Je ne sais pas être seule. Ma liberté : cette lame de conscience et comme un écroulement de boues visqueuses et coupables.

Anna parle parfois à la première personne - dans ce livre aux allures autobiographiques - se livrant peu à peu à ses souvenir, pour guérir une blessure bien plus ancienne que celle de la séparation de son mari, une blessure qui remonte les génération, jusqu’à sa grand-mère. La quête d’identité s’enrichit, dans ce roman complexe et magnifique, de voix et d’histoires que la protagoniste accueillit en elle, pour vibrer d’une participation qui brise le silence.

La palette des émotions et des sentiments partagés s’enrichit encore dans Trop petits pour Dieu, le roman suivant, qui plonge dans l’histoire d’un village suisse pendant la deuxième guerre mondiale, ou dans Les noces de Cana, riche polyphonie romanesque qui n’est pas sans rappeler la Ballade des faméliques baladins.

Je voudrais terminer ce petit survol de l’œuvre de Monique Laederach, avec son dernier recueil poétique et son dernier roman, sachant que je réduis son travail, en oubliant de parler de son activité remarquable de traductrice e de son œuvre théâtrale, jusqu’à maintenant inédite.

Je veux m’arrêter sur ses deux textes parce qu’il sont l’aboutissement idéal d’un parcours cohérent, qui a été justement couronnée par le Prix Schiller à l’ensable de l’œuvre, l’année passée.

Si vivre est tel, le recueil de poème paru en 1998, se divise en deux parties : dans la première la voie tracée vers une intimité non corrompue par l’histoire, cherchée avec acharnement pendant toute une vie, trouve son dernier "nœud de prière" dans la figure de l’enfant ; dans la deuxième, une sorte de chant communautaire de femmes jailli du fond des âges, reconduit la perspective intime à son foisonnement politique.

Elle s'est portée très loin dans les abîmes. C'est
un chant, et nous toutes autour d'elle,
nous avons pris ses mots comme la langue d'un amant
sur le cœur.
Ce n'était que cela ?
Et c'était tout cela.
Nous n'avions plus qu'à prendre le droit et le revers
notre immersion chacune -
et garder sous la jalousie de nos jupes
les saisons pleines, et le fruit, et la mort.

Par contre, dans le roman Je n’ai pas dansé sur l’île — paru en automne dernier - c’est une figure de femme écrivain qui a nié son corps et ne possède donc rien d’autre qu’une personnalité fantasmée qui est étudiée jusqu’à sa dissolution, jusqu’à son incapacité d’exister au delà de la page écrite ; c’est un récit noir, où Monique Laederach nous rappelle que c’est seulement à travers une réappropriation du corps et de son image que la femme séparée va enfin retrouver la trace de son identité. Au delà du cercle de craie de l’écriture, bien au delà du cercle de l’histoire et des hommes, dans un espace de netteté et d’honnêteté parfaite qui s’appelle poésie : c’est là, je crois, que je préfère définir Monique Laedearch, poète, au dépit de la richesse avec laquelle elle a touché tout genre littéraire. La poésie est le lieu où tout devient image, et où l’unité est encore possible : une unité qui n’est pas figée ni dite une fois pour toute, parce que la poésie, comme le disait Saint-John Perse, est " sœur de l’action, mère de toute création".

 

Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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