Michel Thévoz
Conservateur

Collection de l’Art Brut
11, av. des BergièresCH - 1004 Lausanne
Tél. +41 21 315 25 70
Fax +41 21 315 25 71

www.artbrut.ch
art.brut@lausanne.ch

Dubuffet, collectionneur d’Art Brut

On peut s'étonner que les révolutions artistiques les plus radicales de ce siècle aient néanmoins laissé intact le système de consécration et de commercialisation de l'art, c'est-à-dire les galeries, les musées, les cercles d'experts, d'exégètes, de marchands et de collectionneurs. Les artistes qui se sont rebellés le plus démonstrativement contre les normes esthétiques continuent d'approvisionner cet appareil sans toucher à sa structure. Il serait surprenant que cette docilité dans le registre de la communication de l’art n'exerce pas une sorte de feed-back sur les oeuvres elles-mêmes La galerie d'art, comme le tableau de chevalet ou la peinture à l'huile, prescrivent leur mode d'emploi esthétique. Seule une pratique de l'art étrangère à ce milieu est en mesure d'affranchir l'oeuvre de l'hérédité culturelle qui pèse sur les artistes professionnels. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que l'Art Brut soit le fait des transfuges de la société: marginaux, solitaires, anarchistes, toutes personnes engagées dans une déviance qui peut les conduire à l'hôpital psychiatrique - ce qui n’est pas forcément un signe de maladie…

Dubuffet, qui a ressenti le caractère factice, mondain et vénal du milieu artistique dès qu’il y est entré, s'est d’autant plus épris de ces fleurs sauvages écloses partout ailleurs que dans les plates-bandes de la culture, écloses de préférence là où personne ne songe à les chercher, chez les analphabètes plutôt que chez les intellectuels, chez les pauvres plutôt que chez les riches, chez les vieux plutôt que chez les jeunes, chez les femmes plutôt que chez les hommes, etc. A défaut de faire lui-même de l'Art Brut, Dubuffet s'est fait collectionneur; et cela, à partir du moment précisément où ses propres oeuvres pénétraient dans les musées et dans le marché de l'art. Peut-être a-t-il ressenti que le temps, l'argent, et surtout la passion qu'il vouait à la sauvagerie avaient le caractère d'une contre-partie, qu'ils retenaient son propre compromis social de devenir compromettant.

Dès 1945, il se met en quête de productions correspondant à l'idée asociale et extrémiste qu'il se fait de l'art. Il entreprend alors un voyage en Suisse avec ses amis l'écrivain Jean Paulhan et le peintre René Auberjonois. Il fera dans les hôpitaux psychiatriques et les prisons suisses des découvertes déterminantes. Aussi est-ce à la Suisse, et plus précisément à Lausanne, que Dubuffet pense lorsqu’il se soucie d’assurer à sa collection un statut public : "J'étais lié de chaude amitié avec Paul Budry, Charles-Albert Cingria, Auberjonois, explique-t-il. J'ai commencé mes recherches en 1945 à la Waldau, où avait séjourné Wölfli, et à Genève, où j'ai vu les collections de dessins de malades du Professeur Ladame. C'est à Lausanne que j'ai connu également Aloïse. Le fait est que dans mes recherches, j'ai trouvé plus d'aide et de compréhension en Suisse, auprès de médecins en particulier, que partout ailleurs".

La Collection de l'Art Brut fut officiellement inaugurée dans son nouveau lieu d'accueil à Lausanne, le 26 février 1976. Plutôt que de clore l'ensemble en une sorte de "musée-cimetière", le parti a été pris, selon le voeu même de Dubuffet, de l'animer par des expositions temporaires et de la développer. Son ouverture au public et la notoriété internationale qu'elle s'est acquise ont décidé des collectionneurs, des mécènes et des psychiatres à faire don d'ensembles importants (notamment de nouvelles oeuvres d'Aloïse, de Jules Doudin, de Carlo, de Vojislav Jakic, et des ensembles inédits de Samuel Failloubaz, de Célestine, de Johann Hauser, de August Walla, de Reinhold Metz, de Joseph Wittlich, etc...). C'est ainsi que, depuis son transfert à Lausanne, la collection s'est enrichie de près de 20'000 oeuvres. Jean Dubuffet a continué à lui apporter un soutien moral et financier jusqu'à sa mort en 1985.

Michel Thévoz

 

Willem van Genk

L’exposition présentée jusqu’au 19 septembre 1999 est consacrée précisément à un artiste découvert au cours de ces dernières décennies, pleinement représentatif de l’Art Brut. Né en 1927 à Voorburg aux Pays-Bas, Willem van Genk a perdu sa mère à l’âge de cinq ans. Comme il refusait de travailler à l’école et qu’il ne faisait que dessiner, son père, employé de bureau, qui le battait régulièrement, le mit à l’orphelinat. Willem devint méfiant et angoissé. Considéré comme un inadapté, on l’engagea pour de petits travaux. Il continua à pratiquer le dessin, comme une manière de s’absenter d’une réalité adverse et de voyager dans des villes imaginaires. Etabli à La Haye, il finit par trouver le moyen de voyager effectivement, et de confronter la découverte des grandes villes européennes à ses rêves d’enfant. Tel est dès lors le thème obsessionnel de ses compositions.

Van Genk a élaboré une technique complexe qui met en œuvre le dessin, la peinture, le découpage et le collage, conjugués avec rigueur et minutie. La disparité même des matériaux est remarquablement appropriée à celle des aspects d’une ville moderne. Quant à l’interprétation qu’on peut en donner, on hésite entre la féerie et le cauchemar urbanistique, entre l’ordre et le chaos, entre l’accueil et l’exclusion. Mais n’est-ce pas le propre de l’art que d’exalter l’ambiguïté du réel plutôt que de la résoudre par des formules simplistes? Depuis quelques années, Van Genk se consacre aussi à d’impressionnantes maquettes de bus, à partir de matériaux hétéroclites, en faisant paradoxalement ressortir la sauvagerie technologique du symbole même de la vie urbaine et de la communication.

Ainsi Willem van Genk a-t-il réussi à tirer de sa fragilité psychique, de son allergie à la vie sociale et de sa vulnérabilité de puissants effets de résonnance qui donnent à ses hantises personnelles un contenu universel.

Michel Thévoz

 

Michel Thévoz

Michel Thévoz, né en 1936, est conservateur de la Collection de l'Art Brut et professeur d'histoire de l'art à l'Université de Lausanne. Il a publié des ouvrages qui associent l'esthétique à la psychanalyse et à la sociologie, et qui s'appliquent à ce qu'on pourrait appeler l' "expérience des limites de la culture", notamment:

  • L'Art Brut, Genève, Skira, 1975, réédité en 1980
  • Dubuffet, Skira, 1986
  • Art Brut, psychose et médiumnité, La Différence, 1990