Frédéric Schütz
« Questions pour un portrait »

Entre 2002 et 2006, Frédéric Schütz a conduit quinze entretiens avec des auteurs de l'Association des Ecrivains de Neuchâtel et du Jura (AENJ), devant la caméra d'Yves Gertsch. Il en ressort quinze films d'environ 15 minutes chacun, où la personnalité des auteurs interrogés se révèle de manière intéressante, émouvante, irritante parfois, mais toujours avec une transparence étonnante. Filmés très simplement, sans effet de manche, avec un minimum d'interventions de l'interviewer, ces films répondent tous à la même structure, tout en se ménageant quelques libertés. Le déroulement suit en effet une séquence de trois questions, toujours les mêmes, empruntées à Ionesco : « Pourquoi le monde existe-t-il alors qu'il aurait pu ne pas exister ? » ; « Pourquoi le mal domine-t-il le bien ? » ; « Que me veut-on ? ». Les films se concluent tous par la lecture d'un texte de l'auteur, presque toujours par lui-même. Les auteurs filmés sont François Berger, Maurice Born, Francis Bourquin, Raymond Bruckert, Jean Buhler, Françoise Choquard, Claude Darbellay, Julien Dunilac, Claudine Houriet, Roger-Louis Junod, Bernard Liègme, Gilbert Pingeon, Pascal Rebetez, Hughes Richard, Jean-Bernard Vuillème.

Cette série de films a été projetée très récemment à l'initiative du Département audiovisuel de la Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds (DAV). Frédéric Schütz, concepteur de ce projet, nous a répondu au téléphone sur un ton de voix chaleureux, volontiers amusé ou piquant.

 

Entretien avec Frédéric Schütz par Francesco Biamonte

Frédéric Schütz, comment est né ce projet ?

Devenu président de l'AENJ (qui regroupe des écrivains neuchâtelois, jurassiens et bernois francophones), j'ai eu envie de faire quelque chose avec ces auteurs. Et ces trois questions de Ionesco me tournaient dans la tête. Ce sont des questions extravagantes, des questions qui n'ont pas de réponse. Je me suis dit que ça serait rigolo de soumettre tous ces écrivains à ces questions sans réponse. Sur les 70 membres de l'AENJ, j'en ai choisi une quinzaine de manière parfaitement despotique, les plus capés. Certains ont joué le jeu, d'autres non. Certains ont refusé pour des raisons personnelles. Ces questions me tarabustaient depuis longtemps, et j'avais déjà réalisé une centaine d'enregistrements audio autour d'elles. Là, j'avais l'occasion de le faire avec l'image. Or Canal Alpha, la télévision neuchâteloise, en a confié la réalisation à Yves Gertsch, un jeune réalisateur doué d'une vraie sensibilité de l'image, qui apporte beaucoup. Car il y a bien sûr la question et la réponse, mais aussi cette troisième dimension que donnent les gros plans sur les visages, les yeux, les mains de ces écrivains. Les questions étaient bien sûr absolument inconnues des écrivains, qui les découvraient devant la caméra.

Le choix de ces questions ne suprend pas seulement les auteurs, il surprend également le spectateur. Vous n'invitez pas directement les auteurs à parler d'eux-mêmes ou d'écriture (ils y viennent le plus souvent par eux-mêmes ; certains refusent l'obstacle, réfutent les questions ; d'autres tentent des réponses, parfois très construites)…

Tout est indirect. J'aurais pu leur demander pourquoi ils écrivent ; ou demander : « Soit un point a et un point b, comment fait a pour s'éloigner de b sans que b s'en aperçoive ». Avec ces questions de Ionesco, plutôt que de les interroger de la manière habituelle, j'ai voulu les laisser tricoter. Ils sont d'abord décontenancés. Or dans l'instant parfois très bref et parfois plus long pendant lequel l'écrivain se dit « Qu'est-ce que ja vais dire ?! », l'image révèle instantanément sa personnalité. Ainsi, chaque écrivain a donné sa couleur à son film.

Un ou deux des écrivains interrogés (Claude Darbellay notamment) donnent l'impression d'avoir écrit au moins leur première réponse…

La confidentialité a été maintenue de bout en bout. Si l'un ou l'autre auteur a pu vous donner cette impression, c'est que certains dominent leurs nerfs et se font une fierté de ne pas se laisser décontenancer. Non, tous étaient à la même enseigne — ce qui rend le projet original ou unique.

Je me suis aperçu en voyant ces films à quel point les auteurs du nord de la Suisse romande sont méconnus à Genève ou Lausanne, à l'exception de quelques rares figures. Même dans un espace aussi petit que la Suisse romande, on tend donc à oublier le nord de la région au profit des « métropoles » que sont Genève et Lausanne ?

Totalement. J'ai vécu une quinzaine d'années à Lausanne où j'ai étudié. Passé le Chalet-à-Gobet, on n'est plus en Suisse romande. Epalinges peut de justesse être récupéré.

Dans votre « panel » d'auteurs, on ne trouve guère de jeunes. Pourquoi ?

Il faut dire que dans l'AENJ, les jeunes ne sont pas légion ; il y en a bien sûr qui écrivent, mais il ne viennent pas dans les associations. Nous faisons actuellement une promotion pour leur expliquer ce que cette association peut leur apporter (lectures publiques, soutiens, rencontres). Cela dit, il est vrai que j'ai porté mon choix sur les gens qui ont déjà une étoffe, qui ont un parcours.

Mais c'est vrai, je m'aligne sur votre question. Si c'était à refaire, on pourrait bien mettre quelques jeunes dans le groupe.

Sur cette lancée : il n'y a que deux femmes sur ces quinze portraits — pourquoi ?

Parce que je suis un épouvantable macho et j'aurais préféré me passer totalement de femmes. Non, sérieusement, c'est un concours de circonstances. Monique Laederach avait été contactée, mais elle est décédée trop tôt. Anne-Lise Grobéty, une de nos meilleures écrivains, a décliné : ça n'était pas le moment pour elle. D'autres que je ne citerai pas se sont montrées, disons, timides, et m'ont invité à chercher quelqu'un d'autre.

Alexandre Voisard aussi a refusé d'ailleurs. Il avait d'abord accepté ; je m'en réjouissais bien sûr, c'est l'un de nos rares écrivains dont l'œuvre trouve un écho au-delà des frontières. Après quoi il m'a écrit une lettre incroyable en m'expliquant que sa personnalité avait été tellement filmée qu'il ne voulait plus se revoir en film… Il y a des divins, vous savez. Il y en a qui me lècheraient les mains pour que je les filme, et d'autres qui ne peuvent plus se voir sur un écran tellement ils s'y sont déjà vus.

Comment avez-vous défini cette durée de 15 minutes ?

Le premier film, sur Francis Bourquin, faisait 11 minutes ; M. Bourquin et d'autres ont trouvé frustrant, j'ai augmenté un peu le calibre. Après, le déroulement des films a dicté des schémas variables. Bernard Liègme a passé peu de temps sur les questions, du coup on le laisse s'étendre sur l'histoire de sa maison et dans sa lecture finale…

… particulièrement savoureuse d'ailleurs…

— formidable— tandis que pour certains qui ont été très bavards, comme Maurice Born, on n'a pas eu le temps de faire une intro et on entre en matière directement avec la première question. Avec Born, j'ai dû retenir 15 minutes sur 1 heure 10, alors que TOUT était intéressant. Avec d'autres j'ai failli devoir intervenir moi-même pour arriver à 15 minutes.

Quel est le public visé ? Et quel sera le destin de ces films après la projection au DAV ?

A l'origine, Canal Alpha devait diffuser ces films. Finalement la chaîne s'est rétractée d'une manière assez cavalière à mes yeux, les considérant « trop pointus » pour son public. Après, il y a eu cette opportunité de les montrer au DAV. J'ai pu observer les spectateurs lors de ces projections, ils étaient assez nombreux et de tous les âges et plutôt contents d'après ce que je peux en comprendre.

Le DAV va conserver ces films, de sorte qu'on pourra les revoir dans une centaine d'années. J'approche actuellement un professeur de lettres de Neuchâtel, pour voir si un(e) étudiant(e) pourrait aborder le projet dans le cadre de sa licence. Sinon, il y aura une tournée dans les cantons des auteurs concernés. Ce serait bien. Cela dit, ils ont été faits par une télévision, pour la télévision. Mon idéal serait que la TSR les diffuse. Si Canal Alpha ne veut pas les passer, j'imagine que pour la TSR ce sera difficile. Mais on va essayer. Le DAV avait la primauté. Maintenant je vais recommencer ma petite quête.

Propos recueillis par Francesco Biamonte