Chasper Pult et la manipfestation «4+1»

Les 5 et 6 mars 2010 a lieu à Coire la troisième édition de « 4+1 translatar tradurre übersetzen traduire ». Cette manifestation littéraire originale, qui a lieu tous les deux ans, est centrée sur la problématique de la traduction et de l'échange culturel. Son titre « 4+1 » fait référence aux quatre langues nationales suisses, représentées lors de chaque édition, auxquelles s'ajoute une langue d'ailleurs. Chasper Pult, membre du comité organisateur, a répondu à nos questions sur la manifestation.

 

Entretien avec Chasper Pult, par Francesco Biamonte

Culturactif.ch : « 4+1 » a lieu cette année dans le canton des Grisons, à Coire. Et le programme porte la trace de ce choix alpin…

Chasper Pult : Je crois que l'édition de cette année sera un grand succès, même si nous avons pris un risque en interprétant de manière nouvelle un des fondements de la manifestation. En effet, la langue invitée, le « +1 », était jusqu'à présent une langue étrangère – l'espagnol et le polonais lors des deux éditions précédentes. Cette année, nous l'avons réinterprété : ce sera l'ensemble des langues minoritaires de l'arc alpin. Cela donne une couleur plus variée.

Ces langues alpines sont souvent fort peu connues : outre le romanche et le slovène, on trouve au programme le walser, le gherdëina (en allemand grödnerisch) avec Rut Bernardi, le badiot (en allemand badiotisch) avec Roberta Dapunt…

Gherdëina et badiot sont deux variantes bien différentes du ladin des Dolomites. L'intéressant, avec les deux poétesses invitées, est ailleurs : les ladins des Dolomites sont évidemment trilingues, parce qu'ils font partie de la région du Südtyrol (ils sont donc germanophones), qui appartient à l'Italie (et ils sont donc italophones). Rut Bernardi écrit en gherdëina et en allemand, ce qui est pour ainsi dire la situation normale pour un auteur dans cette situation linguistique. Roberta Dapunt, elle, s'est ouverte vers l'italien : elle a publié des poèmes chez Einaudi, tous en italien, mais avec quelques poèmes en badiot, qui passent là en contrebande. L'une s'est donc ouverte vers l'italien, l'autre vers l'allemand. Et elles vivent à quelques kilomètres l'une de l'autre, il faut juste passer un col…

Les Alpes sont également présentes d'un point de vue thématique...

Une des manifestations cherchera en effet à faire comprendre comment deux jeunes auteurs de différentes langues, Arno Camenisch et Blaise Hofmann, cherchent à démystifier, à démythifier le monde alpin.

En tant que Grison, le choix de Coire a-t-il un sens particulier pour vous ?

Cela fait plusieurs années que nous songeons à Coire pour la manifestation. Une des raisons de ce choix est évidemment le trilinguisme des Grisons. Nous avons la chance d'avoir des auteurs romanches traduits en italien (Leo Tuor) et en français (Arno Camenisch), et dont les œuvres s'ouvrent donc à d'autres minorités latines. Or en général, les romanches sont en lien direct avec la Suisse alémanique, et non pas avec la Suisse romande et italienne. Il y a donc là une ouverture intéressante.

« 4+1 » porte le sous-titre : « Manifestation littéraire internationale ». Si les invités sont objectivement issus de plusieurs pays, l'esprit de « 4+1 » est très national, avec son caractère itinérant en Suisse, et la présence récurrente des quatre langues officielles du pays » ; comment « 4+1 » veut-elle se situer de ce point de vue ?

Je répondrais par un exemple symbolique : nous avons invité Raoul Schrott, qui compte certainement parmi les plus grands poètes de langue allemande d'aujourd'hui, et qui également traducteur, notamment de l' Iliade . Il est tyrolien, de Landeck. Il vient donc de l'arc alpin. Mais il représente une ouverture non seulement à l'Europe, mais aux grands mythes de l'humanité. C'est le mec de Landeck qui en même temps est médiateur des mythes les plus profonds de l'humanité.
Nous aurons aussi la présence d'Anna Maria Bacher, de la Val Formazza en Italie (qu'on appelle en allemand Pomatt). C'est une poétesse extraordinaire en langue walser, l'idiome de sa vallée, qui n'a plus qu'un tout petit nombre de locuteurs. Elle ne parle pas et ne comprend pas l'allemand. Elle écrit en walser en Italie, ses deux langues sont le walser et l'italien, et elle décrit ces mêmes vérités profondes de l'être humain dans cette langue parlée par quelques personnes à peine. Figurez-vous qu'elle connaît personnellement tous les locuteurs de sa langue. Mais le contenu de sa poésie a la même essence que les œuvres de Schrott. Cette dialectique m'intéresse beaucoup.

Juste après un poète renommé comme Raoul Schrott, vous présentez un nom nouveau dans la littérature suisse…

Oui, juste après Raoul Schrott, nous recevons un jeune écrivain, de Coire, Andri Perl, qui présentera sa première œuvre. C'est un livre en prose, mais où chaque chapitre commence par une poésie. La forme en est traditionnelle, l'esprit est moderne. Andri Perl est rappeur dans le groupe Breitbild ; il est progressiste dans la forme musicale et traditionnel dans sa première œuvre littéraire.

Le programme s'ouvre avec un excellent spectacle autour de Le Tunnel , de Dürrenmatt. Dürrenmatt, c'est encore lui l'icône littéraire de la Suisse ?

Si vous me demandez mon opinion personnelle, je réponds oui. L'Emmentalois cosmique a été une chance pour la Suisse. Depuis l'adaptation de la Visite de la Vieille Dame en Afrique, où la vieille Claire Zahanassian devient la représentante du Fonds Monétaire International, on a compris que ces textes ont toujours une perspective globale. Nous retombons ainsi sur le sujet de tout à l'heure : le petit engendre le grand. Pour moi, Dürrenmatt reste l'icône de al littérature suisse. Pour les jeunes, c'est différent : il y aura dans la salle quelques centaines de gymnasiens de Coire, qui ont certes l'obligation d'assister au spectacle, mais s'en réjouissent par ce qu'ils éviteront ainsi leurs leçons habituelles. Pour la plupart d'entre eux, ce sera le premier contact avec Dürrenmatt.

« 4+1 » comprend aussi lors de chaque édition un concours de traduction…

Le concours est toujours fait dans le canton où « 4+1 » a lieu, auquel s'ajoutent les cantons voisins ; dans le cas de cette édition, la Principauté du Liechtenstein est également incluse. La majorité des participants sont Grisons. On connaîtra les noms des lauréats pendant la manifestation. Or il était possible de se présenter seul ou en équipe, de travailler à plusieurs. Je suis très curieux de voir si, parmi ces traducteurs littéraires futurs, il y a aura des équipes. Depuis que je sais que la traduction de Sez Ner d'Arno Camenisch est réalisée par une jeune traductrice – Camille Luscher – avec son coach – Marion Graf –, je vois dans ce genre de travail d'équipe une ouverture pour dépasser l'isolement, la solitude de ces artistes de la langue que sont les traducteurs. On verra.

Une table ronde sort du domaine littéraire pour aborder le thème d'une chaîne de télévision nationale, commune aux quatre communautés linguistiques. Ce projet est à l'étude depuis 2008…. Quelle position défendrez-vous ?

Il est plus nécessaire que jamais qu'une chaîne de télévision représente vraiment l'« idée suisse », qui pour le moment n'est qu'une étiquette creuse de la SSR. Les Suisses regardent seulement les chaînes de leur région, plus les chaînes étrangères. L'idée de ce canal sera présentée avec un nom, un logo, avec une association porteuse du projet. Le concept est très simple : toutes les bonnes productions des différentes chaines devraient être émises dans les autres régions linguistiques, soit avec des sous-titres, soit avec un doublage. Ça coûterait très peu (il n'y aurait pas de coûts de production). Le gain serait non seulement qualitatif, puisque cette chaîne transmettrait une sorte de best of de la télévision suisse. Et surtout, ce serait un appui à ce qu'on appelait autrefois la cohésion nationale, une notion qui est en train de se perdre.

Pour terminer, quelles sont les perspectives de « 4+1 » à moyen ou à long terme ? A l'heure de sa troisième édition « 4+1 », s'est-elle fait sa place dans l'agenda culturel suisse ? Est-elle solidement établie ?

Il y a comme souvent une contradiction au niveau du financement. Parmi les instances qui nous soutiennent depuis le début, certaines estiment que nous devrions à présent voler de nos propres ailes, sans avoir besoin de leur appui. D'autres restent fidèles. La recherche de fonds n'a pas été facile, mais pour cette année nous avons pu construire un budget équilibré.

Propos recueillis par Francesco Biamonte