retour à la rubrique
retour page d'accueil


L'invitée du mois
Michèle Pralong
codirectrice du Théâtre du Grütli, à propos du projet « Zone d’écriture »

Télécharger la page en PDF

 

 

Attaché déjà aux écritures théâtrales contemporaines par sa programmation, le Grütli a lancé l'été dernier « Zone d'écriture » : un concept lié à la saison 2010-2011, et dont l'objectif est de faire littéralement entrer l'auteur et l'écriture dans le théâtre. D'installer l'écriture au cœur du théâtre, physiquement.

Concrètement, le projet s'articule en deux étapes : une résidence d'auteurs d'abord, d'août à octobre 2010, aujourd'hui bouclée. Deux résidentes principales – Antoinette Rychner et Julie Gilbert – ont été invitées pendant toute la période, tandis que huit autres auteurs les ont rejointes pour des durées plus courtes. Ensuite, de janvier à mars 2011, le théâtre proposera des mises en scènes de textes de Julie Gilbert et Antoinette Rychner. L'objectif dépasse la saison : il s'agit de tester des formes de collaboration entre l'auteur et le metteur en scène qui pourront porter leurs fruit sur les saisons à venir.

Michèle Pralong, codirectrice du Grütli avec Maya Bösch, nous parle de ce projet à mi-parcours, entre premier bilan et perspectives déjà très concrètes.

 

  Entretien avec Michèle Pralong, par Francesco Biamonte


Francesco Biamonte : Le dossier de presse du projet « Zone d'écriture » commence par une citation de Bruno Tackels – critique théâtral, dramaturge et philosophe : « Auteur est devenu une case pour technocrates culturels, le nom pour cacher l'absence, le vide d'amour, l'incapacité d'un temps à regarder l'écriture qui fleurit autour d'elles. » …

Michèle Pralong : Depuis quelques décennies, le metteur en scène a pris un ascendant très fort sur la signature d'un spectacle, il a acquis le statut d' « auteur » de ses spectacles – on parle d'ailleurs aujourd'hui d'une « écriture de plateau ». Cette évolution a eu un effet négatif : elle a éloigné l'auteur – dans le sens traditionnel du terme : celui qui écrit le texte. Elle l'a éloigné de la reconnaissance et du plateau. Maya Bösch et moi avons toujours souhaité mettre l'écriture en avant. Il est certes extrêmement important que les comédiens et le metteur en scène deviennent auteurs d'un spectacle, mais c'est encore mieux d'inscrire également l'auteur du texte dans cet ensemble. C'est cela que notre projet essaie de favoriser : inclure des auteurs qui le souhaitent dans le travail collectif, les faire participer pleinement à la production du spectacle.

La citation de Tackels est polémique, amère même…

C'est de sa part une manière de stigmatiser certaines opérations qui viseraient à promouvoir la figure de l'auteur sans considérer la place qu'il pourrait prendre dans le processus. Il ne suffit pas d'ouvrir des résidences. Dans le monde francophone l'auteur doit non seulement écrire, seul, mais encore faire en sorte que son texte soit désiré par un metteur en scène – car ce sont les metteurs en scène qui le plus souvent se font porteurs des spectacles, des projets.

A l'opéra, traditionnellement, le directeur de la maison choisit les pièces qu'il souhaite donner, établit le casting et nomme le metteur en scène et le chef d'orchestre. Il n'en va donc pas de même dans le théâtre ?

Le théâtre allemand fonctionne comme vous le décrivez. L'idée de travailler sur commande n'est pas perçue négativement. Dans le monde francophone et romand notamment, répondre à la commande d'un directeur est souvent perçu comme un geste difficilement acceptable. C'est dommage, car le système allemand peut donner d'excellents résultats.
Comme programmateur, d'ailleurs, cette situation comporte une difficulté : il est difficile de suggérer à un metteur en scène le choix d'un texte, d'un auteur… Notre idée a donc été d'inviter des auteurs, associés à la saison, à devenir eux-mêmes les producteurs d'un objet théâtral. Dans le cas présent, chacune de nos deux auteures en résidence va revenir l'année prochaine pendant un bon mois pour produire un de ses textes. Antoinette Rychner ne va d'ailleurs pas utiliser un texte écrit pendant sa résidence, mais repartir à zéro – forte de cette expérience – et construire collectivement une œuvre avec un performeur et un danseur, partant en quelque sorte à égalité avec eux, sans avoir aucune avance sur eux.

Vous citez le monde théâtral allemand. L'on y distingue en général le Dramatiker , auteur de la pièce, et le Dramaturg , terme difficile à traduire en français : une personne chargée de travailler sur le texte, de le modifier au besoin, dans le cadre de la production d'un spectacle particulier. Ce que vous proposez à vos auteurs en résidence, est-ce de concentrer ces deux rôles ?

On peut dire ça. Je n'y avais pas pensé, mais on peut le dire comme cela.

Les auteures que vous avez accueillies en résidence sont relativement peu connues. Comment avez-vous choisi ces personnes ?

Ce choix n'a rien eu de formel, il n'y a pas eu d'appel de candidatures ni rien de ce genre. Nous avions envie depuis plusieurs années de centrer une saison sur les auteurs. Ça s'est fait de manière subjective et informelle. Dans le cas des writing guests, nous avons lancé notamment quelques invitations à des auteurs dans la perspective de produire un de leurs textes la saison prochaine. Ils étaient déjà porteurs de projets – en tant qu'ils en étaient les producteurs. La rencontre et la collaboration dans le cadre de la zone d'écriture a permis d'élaborer les modes de la collaboration future. Et plusieurs d'entre eux ont travaillé sur le texte qu'ils produiront chez nous la saison prochaine : Milo Rau a commencé ici une esquisse de son projet sur la Radio des Mille collines [chaîne rwandaise qui exhortait au génocide en 1994, ndlr]; Joris Lacoste a travaillé à son texte sur l'hypnose et les récits que les patients livrent de leur expérience. Sophie Kokaj a retraduit librement Howl de Ginsberg : son texte, After Howl , sera être mis en scène par Maya Bösch.

Cette expérience a-t-elle des conséquences sur votre manière de travailler ?

Très nettement. Nous allons remonter cette « zone d'écriture » comme premier camp de base pour construire des spectacles. C'est un lieu très fertile pour travailler individuellement et collectivement à la fois. Plusieurs projets delà prochaine saison démarreront là – avec des formules différentes.
L'un des choses qui a rendu cette démarche fertile, ce sont les échanges entre auteurs, cassant leur solitude. On a même vu naître des textes coécrits – Antoinette Rychner par exemple a planifié un texte en trois parties, écrit la première et la troisième, et invité les autres s'ils le souhaitaient à écrire la 2 ème partie. Cela apporte beaucoup au Grütli lui-même, que les gens y échanger sur leurs pratiques.

Vous notez dans le dossier de presse que les auteurs sont ici salariés…

Ce n'est pas anodin. Nous reconnaissons à travers ce choix une profession. Car voilà une chose étrange quand on y pense : l'auteur est le seul des travailleurs du spectacle vivant qui n'est pas salarié par une compagnie ou un théâtre. Soit il y a commande, soit il touche des droits d'auteur, et alors son salaire dépend uniquement du succès de sa pièce… Il est le seul participant au projet à travailler avec ce statut et ce risque.

Aviez-vous dans votre démarche des modèles ?

Le modèle absolu est le Royal Court à Londres. Cette maison avait lancé dans les années Quatre-vingts un programme d'invitation aux jeunes auteurs. Ce programme et ce qui en est sorti a renouvelé le théâtre européen, à travers une série de jeunes auteurs qui ont été montés, et traduits, y compris en français. Leur pari était incroyable : il s'agissait de monter une nouvelle pièce toutes les deux ou trois semaines. La presse, le public, la BBC ont suivi. On a assisté au renouveau complet d'une dramaturgie. A l'époque, ce programme s'inscrivait aussi dans un contexte politique particulier, en réaction au thatchérisme.

L'impression que dégage le projet est celle d'une expérimentation : le processus semble intéresser davantage que son fruit. Est-ce exact ?

C'est juste. Cependant le Grütli est un théâtre et pas une école. Les présentations publiques ont réuni un public – réduit, c'est vrai, de 20 ou 30 personnes, mais avec une intensité d'écoute et une qualité d'échange assez rares. Ces personnes étaient invitées à découvrir des textes tout fraîchement écrits, et cela créait une atmosphère tout à fait particulière. Certaines personnes sont très friandes du « en train de des faire ». Le public était ainsi constitué à la fois de praticiens, notamment d'élèves des hautes écoles, mais aussi de spectateurs réguliers, prêts à recevoir des choses atypiques. De plus ce processus ne se ferme pas sur lui-même. Il a une suite, un développement.

Propos recueillis par Francesco Biamonte

 

Page créée le 21.12.10
Dernière mise à jour le 21.12.10

© «Le Culturactif Suisse» - «Le Service de Presse Suisse»