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L'invité du mois

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  La Suisse en question / Sonderfall ou Normalfall

 

En quoi la Suisse reste-t-elle la Suisse dans le monde d'aujourd'hui? La réponse ne laisse pas d'être incertaine. Les caractéristiques propres de la Suisse compagnonnent de plus en plus avec des traits qui sont empruntés à la civilisation de consommation et de communication contemporaine. Le particulier entretient en quelque sorte un dialogue d'usure avec l'universel.

Quelques particularités institutionnelles, politiques, économiques, culturelles structurent l'identité traditionnelle de la Suisse. Elles sont connues, trop connues: le fédéralisme, la démocratie directe, la paix sociale, la prospérité économique, le dialogue entre la majorité alémanique et les minorités latines, le système collégial, l'esprit de consensus, la neutralité. Ces traits ont été en quelque sorte érigés en mythes fondateurs de la Suisse éternelle.

Mais l'état des lieux fait apparaître des discordances entre les mythes et les réalités. Sous la permanence, le changement a fait son œuvre. Usé par la centralisation, le fédéralisme n'est plus tout à fait ce qu'il était. La démocratie directe bute de plus en plus sur elle-même. La Confédération et les cantons croulent sous les initiatives et les référendums au point d'en être, par moment, presque étouffés. La Suisse ne représente plus l’idéal démocratique de la communauté internationale. Selon "l'indicateur de liberté humaine " du Programme des Nations Unies, pour le développement (PNUD), elle occupe le dixième rang dans le classement des nations. Entre la majorité alémanique et la minorité romande, les relations, complexes par essence, tournent à l'éloignement, voire à l’incompréhension. Le non historique du 6 décembre 1992 à l'Espace économique européen a réveillé les vieux démons de la discorde. Quant à la neutralité, elle a perdu de son importance et de son crédit dans le nouvel environnement international caractérisé par la fin de la guerre froide et la progression du processus d'intégration européenne. C'est le Conseil fédéral lui-même qui considère dans son rapport de 1993 "qu'il est nécessaire d'adapter la politique de neutralité aux conditions actuelles".

De plus en plus, la Suisse est immergée dans les courants du monde. Sa culture, son économie, ses mœurs subissent des influences venues d'ailleurs. Inspirés par les États-Unis, les standards de la civilisation moderne modèlent la Suisse ordinaire, Le Swiss way of life n'est plus très différent de l'American way of life. Qu'est-ce qui différencie encore un jeune Suisse d'un jeune Américain - ou d'un jeune Allemand?

L'évolution même de la société n'a plus rien de très particulier. L'urbanisation anonyme, le relâchement des mœurs, la xénophobie, le déclin de la religion relèvent de l'universel. La Suisse craque sous les maux individuels et sociaux caractéristiques des sociétés contemporaines. Drogue, alcoolisme, sida, divorces, suicides atteignent des scores qui laissent songeur. Qui peint encore la Confédération, en Suisse comme à l'étranger, sous des couleurs idylliques?

L'économie n'est plus au-dessus de toute inquiétude. Les atouts traditionnels de la place économique suisse sont contrebalancés par des handicaps qui mettent en péril sa force de frappe. L'écart des niveaux de vie entre la Confédération et les autres pays industrialisés tend à se combler. Là encore, les mots d'ordre universels sont substitués à la recherche de solutions propres. Ainsi la libéralisation, la déréglementation, la revitalisation, voire la privatisation, qui irriguent le discours économique convenu, empruntent-elles à l’ultralibéralisme qu'ont popularisé Thatcher et Reagan durant les années quatre-vingts. L'insistance presque obsessionnelle sur la compétitivité – quel mot - reflète là encore, le leitmotiv de l'efficacité économique que serine le monde.

Les tendances d'aujourd'hui illustrent la banalisation de la société, helvétique. D'une certaine façon, la Confédération a cessé de ressembler tout à fait à elle-même pour être plus semblable aux autres. C'est sans doute ce que n'ont pas encore tout à fait compris ceux qui brandissent les vieux mythes comme des vérités éternelles imperméables au temps.

Mais la Suisse n'est pas morte sous le monde. Même érodée, son identité, résiste à l’uniformisation. Fondée sur des équilibres presque institutionnalisés, sa légendaire stabilité politique continue ainsi de faire sa force dans la concurrence entre les nations. La démocratie directe, aussi déroutante soit-elle, demeure exemplaire. L'économie, malgré les ombres au tableau, conserve solidité, efficacité et crédibilité. Sonderfall ? Normalfall ? Au fond, devant les défis de l'avenir, c'est du dialogue constructif entre la permanence et le changement, entre la tradition et le renouvellement, que dépend le destin de la Confédération.

Pierre du Bois

 

  Notice biographique

 

D'origine neuchâteloise, Pierre du Bois est né en 1943 à Herzogenbuchsee dans le canton de Berne. Après des études de sciences politiques et de lettres à l'Université de Lausanne et à la Fondation nationale des sciences politiques à Paris et un stage de journaliste à la Radio Suisse Romande, il passe un doctorat en histoire contemporaine. Professeur à l'Institut universitaire des hautes études internationales et à la Faculté des lettres de l'Université de Neuchâtel, il enseigne l'histoire des relations internationales. Il est l'auteur de différentes études sur la Suisse contemporaine, parmi lesquelles La Suisse et le défi européen 1945-1992 (Lausanne Favre, 1989) parue en allemand sous le titre Die Schweiz und die europäische Herausforderung 1945-1992 ( Zürich, Neue Zürcher Zeitung Verlag), La Suisse et l’Espace économique européen (Lausanne , L’Âge d'Homme 1992) et Alémaniques et Romands entre unité et discorde . Histoire et actualité (Lausanne, Favre, 1999).

 

Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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